Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Grand Blond avec une chaussure noire

L'histoire

La lutte fait rage à la direction des services secrets français : l'actuel chef, Toulouse, est mis en cause par son ambitieux adjoint, Milan, dans une affaire d'agent double. Pour se protéger, et faire simultanément tomber Milan, Toulouse élabore un plan machiavélique : il demande à son homme de confiance, Perrache, de choisir un inconnu dans la foule d'Orly et de faire croire à Milan qu'il s'agit d'un redoutable agent secret, jusqu'alors inconnu. Le "piège à cons" trouvé par Perrache est un jeune violoniste étourdi, François Perrin, choisi à l'aéroport parce qu'il portait une chaussure noire à un pied et une chaussure marron à l'autre. Perrin est dès lors en permanence traqué, observé et écouté, malgré lui, par les hommes de main de Milan, qui se mettent à interpréter chacun de ses faits et gestes, parfois surprenants...

Analyse et critique

Si le cinéma français était une garde-robe, nul doute qu’on y trouverait, en bonne place, une paire de chaussures dépareillées. Ah vraiment, une idée toute bête que cette chaussure noire... mais une idée assez redoutable de simplicité, qui aura certainement contribué à inscrire le film au panthéon des comédies populaires hexagonales, et qui, même avant cela, avait le mérite indiscutable d’illustrer, par une image forte, la collision des univers inhérente au projet. Une paire de chaussures dépareillées, c’est une maladresse, peut-être même un embarras, pour celui qui la porte. Mais c’est une anomalie, un mystère même, pour celui qui la voit. Le Grand Blond avec une chaussure noire est donc le rejeton de la maladresse et du mystère, le fruit de la rencontre inattendue entre l’imaginaire fantaisiste, enfantin et spontané de Pierre Richard, et la réalité froide, calculée, et laissant bien peu de place à l’imprévu du contre-espionnage.

On peut d’ailleurs remarquer que le film bascule au moment de l’apparition des dites chaussures dans l’escalator de l’aéroport : jusqu’alors, il fonctionne quasi-exclusivement sur le registre du film d’espionnage, avec cette séquence new-yorkaise d’interrogatoire assez musclé, puis la mise en place des luttes de pouvoir internes aux services secrets, à travers l’opposition entre Toulouse (Jean Rochefort) et Milan (Bernard Blier). Et puis en quelques secondes, les chaussures dépareillées, l’air ahuri de Perrin (Pierre Richard) et enfin l’embrassade avec Perrache (Paul le Person) ont emmené le film vers le registre comique sans que le moindre "gag" n’ait vraiment eu lieu. Il s’agit d’ailleurs là d’une récurrence forte du cinéma d’Yves Robert, qui ne provoque jamais vraiment d’hilarité mais place avant tout le spectateur dans une atmosphère particulière, chaleureuse et assez gentiment absurde. Ce sont finalement moins des comédies que des fantaisies, dans lesquelles, pour peu qu’on y entre, on se sent particulièrement bien.

Au moment de la mise en route du Grand blond..., Yves Robert n’a rien tourné depuis trois ans (Clérambard - 1969) mais il n’a pour autant pas perdu contact avec le monde du cinéma : il continue en effet à faire l’acteur chez d’autres, et il a surtout rencontré le succès en tant que producteur, avec Alain Poiré, du premier long métrage de Pierre Richard (Le Distrait - 1970), comédien qu’il avait contribué à populariser en lui donnant son tout premier rôle notable, en 1968, dans Alexandre le bienheureux. Lorsque, inspiré par le récit autobiographique et pourtant rocambolesque d’un violoniste israélien nommé Igal Shamir (La Cinquième corde, publié en 1971), l’idée d’une comédie située dans le milieu de l’espionnage se développe dans son esprit, il consulte Jean-Loup Dabadie qui lui recommande un scénariste à la réputation grandissante, Francis Veber (qui avait travaillé pour la première fois pour le cinéma la même année, pour Il était une fois un flic... de Georges Lautner). Yves Robert est impressionné par la rigueur de Veber, son sens du dialogue autant que son exigence de sens ou de logique dramaturgiques : « Il est très intelligent, Francis, c’est un personnage à sang-froid, il me fait penser à un samouraï, à un mathématicien de l’écriture, un vaudevilliste tragique. » (1)

On pourra justement, à l’occasion, trouver que le travail de Francis Veber, en particulier dans ses propres réalisations postérieures, tient par là même trop du "théorème", de la mécanique bien huilée mais un tantinet trop rigide. La grande force du Grand Blond avec une chaussure noire vient donc probablement  de l’association entre cette qualité d’écriture, assez indiscutable, et la réalisation d’Yves Robert, volontiers en souplesse et en décontraction. Il y a, dans le fond de la vision développée par Francis Veber et dans son traitement des personnages, quelque chose d’assez profondément angoissant, que Yves Robert n’oblitère pas mais qu’il parvient tout de même à désamorcer pour en faire ressurgir le potentiel de légèreté : au milieu de tous ces mensonges et de toutes ces manipulations, l’exemple le plus frappant est probablement celui du personnage de Maurice (Jean Carmet), beauf en survêt, mari trompé, ami trahi, qui frôle la dépression en naviguant au milieu des cadavres... mais n’en demeure pas moins un remarquable personnage de comédie. (2)

Bien évidemment, la formidable insouciance du film, sa fraîcheur inaltérable, vient avant tout de la présence de Pierre Richard, sorte de rejeton 100 % français de Harpo Marx et de Buster Keaton (3) : sa composition de grand escogriffe farfelu impressionne aussi bien par son sens du rythme que par la tendresse qui se dégage de ses rêveries gaffeuses (4), cocktail qu’il aura l’occasion d’éprouver de nouveau, sous la direction de Francis Veber et avec la même identité de François Perrin, dans La Chèvre ou Les Fugitifs, autres grands succès populaires français. Mais sa performance du Grand Blond reste probablement sa plus emblématique et sa plus parfaite : pendant à peine une heure (son personnage n’apparaît que tard, et le film est bref), il ne cesse de virevolter, avec grâce et gaucherie mêlées, au rythme de la Sirba de Vladimir Cosma, avec Gheorge Zamfir à la flûte de pan. Notons d’ailleurs que si ce thème principal fait désormais partie des ritournelles les plus connues du cinéma français, la manière dont le compositeur le fait varier selon les ambiances a encore aujourd’hui de quoi réjouir, et rappelle les amusantes variations de Michel Magne autour de son thème principal dans Les Tontons flingueurs, comédie d’espionnage à succès également produite par la Gaumont avec laquelle il ne serait pas interdit de dresser d’autres ponts. Pour l’anecdote, Francis Veber avait insisté auprès d’Alain Poiré pour supprimer entièrement la musique de Vladimir Cosma, qui lui semblait « redondante et empêchait tout effet comique. » (1)

Mais si le cinéma français était bien une garde-robe, ne doutons pas non plus qu’on y trouverait une drôle de robe de soirée noire, interminablement décolletée dans le dos... La légende, dans le septième art, provient souvent d’images qui stupéfient et s’impriment durablement dans la conscience collective. A cet égard, la mâchoire tombante de Pierre Richard lorsqu’il découvre le dos nu de Christine aura été celle de bon nombre de spectateurs, et cette robe, dessinée spécialement pour le film par le couturier Guy Laroche, est à ce point entrée dans la postérité qu’elle a désormais trouvé sa place au Musée du Louvre. De fait, pendant quelques décennies, Mireille Darc (5) aura probablement réussi à n’accorder que bien peu d’interviews sans être interrogée une fois de plus sur la fameuse robe...

Contrairement aux attentes de Pierre Richard (« Après la première projection, glaciale, j’ai dit à mes copains : "Je crois que j’ai fait mon dernier film, je suis mort cinématographiquement parlant" » (6)), le film rencontra un immense succès, et deux ans plus tard, une suite fut tournée. Celle-ci aurait pu ne jamais pu voir le jour si la première fin envisagée avait été conservée : Perrin y était fusillé à l’aéroport, tandis que Perrache sauvait Milan, lui avouait son homosexualité et s’envolait avec lui ! Yves Robert avoua par la suite avoir tourné cette suite pour des raisons principalement commerciales (son succès garanti lui permettant de produire d’autres projets plus difficiles à monter), et il est vrai que les premières minutes du Retour du Grand Blond, à Rio de Janeiro, sont assez consternantes. Mais une fois de retour à Paris, grâce à l’abattage burlesque de Pierre Richard, la sensualité rieuse de Mireille Darc, l’élégance froide de Jean Rochefort, le regard ahuri de Jean Carmet ou l’apport des "nouveaux" (dont Jean Bouise ou Michel Duchaussoy), le charme parvient à opérer de nouveau, et achève d’inscrire la figure du "Grand Blond avec une chaussure noire" parmi les figures les plus iconiques de l’histoire du cinéma français.  

(1) Dans Un homme de joie, dialogue avec Jérôme Tonnerre, éd. Flammarion
(2) Manifestement, la Gaumont insistait pour que le rôle de Maurice soit tenu par Jean Lefebvre, ce qui l’aurait probablement  affaibli.
(3) On pourrait aussi trouver une ascendance dans la bande-dessinée belge, l’univers de Tintin étant cité à plusieurs reprises (le sparadrap qui colle aux doigts, les bulles sortant par hoquets...).
(4) Pourtant, le premier choix d’Yves Robert s’était semble-t-il porté sur Claude Rich.
(5) Pour le rôle de Christine, Yves Robert avait pensé d’abord à Anny Duperey, mais il fut charmé par sa rencontre avec Mireille Darc, motivée par Alain Poiré.
(6) Dans Schnock n°8, août 2013

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 19 juin 2014