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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Goût de la cerise

(Ta'm e guilass)

L'histoire

Un homme désespéré (Homayoun Ershadi) aborde en voiture des inconnus pour leur proposer de venir, contre rétribution, le lendemain à un lieu dit jeter vingt pelletées de terre sur sa dépouille (ou le secourir dans le cas contraire). 

Analyse et critique


Palme d’Or avec L’Anguille de Shohei Imamura, Le Goût de la cerise pourrait être considéré comme le chef-d'œuvre de Kiarostami. Comme souvent, le sujet en est diaboliquement simple : M. Badii a planifié de se suicider en ingérant des somnifères à la nuit tombée ; la veille, il sillonne en voiture la périphérie de Téhéran à la recherche d’un complice, non pas pour l’exécuter, mais pour enterrer sa dépouille au petit matin (ou  le secourir si sa tentative a échoué). En effet, il a déjà choisi un emplacement où venir lui-même s'allonger, ne reste plus qu’à quelqu’un d’autre de venir jeter vingt pelletées de terre sur son cadavre contre une rétribution qu’il aura laissée dans sa voiture. Badii va rencontrer trois hommes et, pour ce qui est des deux premiers, leur aurait-il proposé de se prostituer (comme la manière de les embarquer en voiture le laisse de prime abord suggérer) que cette offre indécente les aurait probablement moins dérangés que ce qui leur est en réalité suggéré. Mal accueilli en Iran, au motif de traiter du suicide, il est possible que l’implication homoérotique sur laquelle joue Kiarostami ait été en réalité le vrai motif de grief de certains. La sexualité, jusqu’alors peu présente dans son cinéma, sera généralement traitée par lui avec une connotation sombre (registre de l’animalité dans Le vent nous emportera, pornographie dans Ten, prostitution dans Like Someone in love) et il n’est pas anodin que sa première suggestion importante ici se confonde avec une morbidité appuyée.


Deux jeunes hommes, un autre plus âgé (qui a lui-même été tenté autrefois par le suicide et raconte une épiphanie en lien avec le titre), qui sont tous appelés à porter un uniforme (un soldat, un séminariste, un taxidermiste), qui sont tous étrangers (un Kurde, un Afghan, un Turc). Les deux premiers sont en Iran car la guerre fait rage dans leur pays, sont accueillis sur une terre elle-même politiquement instable. La présence récurrente de militaires souligne une ironie amère : il est considéré comme ignoble d’attenter à sa propre vie, mais digne d’éloges de s’en prendre à celle des autres. Désemparés par une demande insolite, une volonté droite de cesser de vivre, le soldat et le séminariste sont perdus, inquiétés, agressés par une demande qu’ils auraient préféré qu’on ne leur fasse jamais. Elle est d’autant plus radicale que les motifs de Badii ne sont jamais expliqués (ce que lui reprochera son dernier passager : on ne peut trouver d’aide à un problème qu’on n’expose pas). Ils ne savent pas quoi faire, sinon finalement prendre la fuite, devant cette fierté, qui est aussi une vanité. Badii pourrait se jeter presque n’importe quand dans un des nombreux virages qu’il emprunte le long de différents ravins, il refuse des aliments au motif qu’ils seraient mauvais pour sa santé… Mais en dépit de cet orgueil, son désespoir est palpable, dépasse les explications qui pourraient en être données (problèmes de dettes ou sentimentaux, hasarde un passager). Il n’a simplement plus envie de vivre, d’errer dans un paysage de sable et de chantiers (voisin du bidonville auquel a eu recours Kurosawa, grand admirateur de Kiarostami, dans Dodes Kaden pour exprimer sa propre pulsion suicidaire), cela malgré la lumière splendide, la curiosité joyeuse des enfants, le goût de la cerise. Malgré l’aide, aussi, qui lui est apportée quand sa voiture cale, quand il demande la direction dans un centre de recherches et qu’on la lui donne, ou le thé qui lui est offert et qu’il refuse pour partir trouver un complice, témoignages d’une décence ordinaire à laquelle le cinéaste est généralement (a contrario de son personnage) attentif. Badii n’en a que faire… alors que lui-même continue à témoigner spontanément de cette générosité (en acceptant de prendre en photo l’une des rares femmes du film, en compagnie de son amoureux).


Car Le Goût de la cerise interroge, comme l'œuvre de Kiarostami dans son ensemble, la nature de l’entraide. Que peut-on demander à autrui ? Y a-t-il une forme de requête qu’on ne doit pas faire et dont on ne devrait pas s’indigner qu’elle soit refusée ? Les motifs de refus, ici, ne sont pas intéressés, mesquins, ils ont trait à l’humanité blessée de jeunes gens qui ne peuvent pas accepter cela (même contre une somme dont ils auraient bien besoin). Et si une humanité plus mûre chez le passager turc (ajoutée à l’attrait du montant offert pour soutenir un fils malade) lui fait accéder à la requête de Badii, non sans lui expliquer qu’il commet une erreur, qu’il ne sait pas s’il ne serait pas plus tard dans une position qui lui ferait après coup regretter ce geste, ce n’est pas sans l’expression d’un désarroi, d’une désapprobation respectueuse. Badii sait-il du reste vraiment ce qu’il veut ? Il finit par courir après le vieil homme sur le lieu de son travail, pour se soulager, s’enquérir qu’il viendra bien… pour se rassurer sur le fait qu’il sera secouru, en cas de besoin. S’il n’a pas besoin qu’on lui fournisse des conseils qu’il pourrait trouver lui-même dans le Coran, et qu’il refuse même la possibilité d’être écouté, il a pourtant besoin de l’autre, que quelqu’un tienne sa promesse. Jusque dans la mort, il se comporte en être vivant, donc dépendant.


Par ce personnage radical dans sa démarche, et dérisoire par certains aspects, Kiarostami offre un témoignage saisissant du désespoir qu’il a pu connaître, et qu’il a généralement eu l’élégance de garder secret. Il prend sur lui cette obscénité, dans un documentaire de son fils (Sohanak) où dans sa voiture, il propose à des inconnus l’offre terrible de son personnage. Les dialogues du film sont du reste tous un effet de montage : c’est au filmeur que répond chacun des interprètes, pas à la personne à qui ils s’adressent à l’écran. Le procédé génère le sentiment d’une grande solitude, témoigne du risque que la parole ne soit pas reçue, qu’elle soit adressée dans le vide. Que reçoivent les jeunes hommes kurdes et afghans de ce que leur exprime Badii ? Et lui de ce que lui explique son passager turc ? Ces hommes qui ne sont pas de la même langue maternelle n’ont aucune garantie de bien se comprendre et Badii ne conçoit comme preuve (même paradoxalement posthume) d’une compréhension que le fait qu’on lui obéisse. Il en est réduit à donner des ordres, ce qui est le fondement non seulement des entraînements militaires auxquels il assiste depuis sa voiture, mais d’un tournage de cinéma, au sein duquel il se réveille, pour voir Kiarostami lui-même boucler son tournage.


Réveil dans la fiction, ou paradis posthume, le cinéma (filmé en vidéo) est ici une forme de salut. Non pas tant le cinéma auquel on assiste que celui qu’on pratique, comme si la réalisation était pour le metteur en scène une manière de s’extraire de l’absence de sens, de la douleur et du désagrément quotidiens, soudainement sublimés, ordonnés. Après une journée d’une chaleur étouffante et une nuit orageuse, c’est un petit matin où, enfin, les soldats peuvent s’accroupir dans l’herbe, la musique (Louis Armstrong) résonner, Badii (ou Homayoun Ershadi) flâner dans un pré. La fin du film coïncide avec celle du tournage, teintée du regret que cette joie (de créer mais aussi, et Kiarostami l’assume, de commander) soit appelée à prendre fin. D’où la volonté de faire durer ce moment, de l’éterniser à l’image, de fixer cette rêverie. Comme les nuages devant la lune du ciel face auquel Badii se couche pour mourir, les soucis vont et viennent, apparaissent et disparaissent selon les caprices du hasard ou de la nécessité. Le vent est rude au dehors de son appartement à la nuit tombée, mais il est aussi dérisoire, changeant. C’est cette absence de sens qui, au fond, peut être particulièrement intolérable à celui qui souffre. Au cinéma, les éléments soudainement signifient quelque chose, même une pause et une inactivité prennent un sens à être représentés. Extraits pour quelques plans du cycle de la vie et de la mort, des hommes à l’image se prélassent, se détendent. Ils nous font part de leur rêverie et ce partage est une des gloires du cinéma.

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 26 mai 2021