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Critique de film
Le film

Le Distrait

L'histoire

Pierre Malaquet est un formidable étourdi, un rêveur insouciant, incapable de mener une action jusqu’à son terme sans provoquer un désastre pour lui-même ou son entourage. Il est pourtant embauché comme jeune publicitaire dans l’entreprise Jerico dirigé par l’autoritaire Guiton, et ce grâce à sa mère qui est la maîtresse de ce dernier. Dès son arrivée, Malaquet, toujours sûr de lui, débordant d’inspiration et cultivant des idées plus audacieuses les unes que les autres, va déclencher des catastrophes...

Analyse et critique

A la question de savoir si Pierre Richard est un meilleur acteur que réalisateur, il a été souvent répondu positivement sans la moindre hésitation tant l'image de grand dadais tendre et maladroit que le comédien a créée figure toujours en bonne place dans le panthéon des icônes du cinéma comique français. Le public aujourd'hui peine certainement à imaginer à quel point Richard fut un artiste populaire l'espace d'une décennie (un peu plus si l'on prend en compte les deux derniers films de la trilogie signée Francis Veber et dans laquelle il est brillamment associé à Gérard Depardieu). Pas autant que Louis de Funès certes, mais l'identité du cinéma hexagonal des années 70 ne serait sans doute pas la même sans sa présence et surtout certaines valeurs que le comédien prônait discrètement à travers les déambulations de son personnage de doux rêveur décalé. Pourtant, et même si en général les spectateurs n'attachent guère d'importance au maître d'œuvre des films d'un acteur spécialisé dans la comédie, il faut rappeler que Pierre Richard reste également un auteur puisque scénariste et réalisateur de certaines des œuvres qui ont forgé sa carrière. Si l'on se veut amateur de pure comédie burlesque, on s'en voudrait un peu de faire la fine bouche alors que ce genre cinématographique particulier n'a connu que très peu de représentants dans notre pays ; à part des personnalités aussi fortes que Jacques Tati et Pierre Etaix, qui d'autre vraiment a pu bâtir une carrière dans ce domaine ? Sans atteindre le génie formel de ces deux derniers cinéastes comédiens, Pierre Richard a lui aussi inventé un univers singulier et identifiable où règne une fantaisie naïve qui s'empare du quotidien le plus banal pour le tirer vers une excentricité joyeuse, qui n'est qu'une manière déguisée de défendre la liberté (de vivre, de voyager, de jouer, de s’exprimer, d’inventer, d'aimer).

Un grand échalas encombré d’une valise et d’un énorme porte-documents, un peu égaré mais déterminé, marche au milieu d’un carrefour, inconscient des dangers qui l’entourent en entravant le trafic automobile, embrasse un agent de la circulation interloqué, parsème ses affaires au gré de ses changements incessants de direction puis finit par confondre une voiture de police avec un taxi. Plan fixe suivi d’un arrêt sur image sur son visage hébété, apparition de la musique et générique. En moins de trois minutes, le ton est donné : la bonne marche du monde (la file de voitures accomplissant son banal rituel parfaitement huilé) sous la surveillance d’une figure d’autorité (le policier) est minée par un drôle d’énergumène qui semble peu en phase avec les conventions au-delà de sa nature de distrait pathologique. Le cinéma selon Pierre Richard prend ainsi forme à travers un pré-générique programmatique qui, sans en avoir l’air, définit un personnage et un univers dans son rapport étrange - et étranger - au monde. Tout l’art de l’acteur-réalisateur sera de décliner simplement ce décalage ontologique entre cet homme et la société à travers nombre de situations loufoques qui peuvent en dire autant, sinon plus, qu’un discours ampoulé et formaté sur l’aliénation sociale.

Pierre Richard ne fait évidemment pas de politique mais son art de la comédie n’en est pas pour autant neutre ou gratuit, même si jamais didactique. A 35 ans, il est un enfant de Mai-68 qui irrigue son cinéma des idées les plus naïves, fantasques et libertaires héritées de cette période de remise en question sociale et culturelle, mais dégagées de toute doctrine. Ses cibles, en cette décennie pompidolienne puis giscardienne, restent les conventions étroites petites-bourgeoises, les milieux financiers et économiques avec leur soif de pouvoir et d’argent, ainsi que les médias. Ainsi son deuxième film, Les Malheurs d’Alfred, s’en prendra à la télévision tandis que sa troisième réalisation, Je sais rien mais je dirai tout, jettera son dévolu sur le complexe militaro-industriel. Dans Le Distrait, c’est donc l’univers de la publicité qui se trouve victime de ses moqueries et de ses détournements, et ce même si son protagoniste veut véritablement devenir publicitaire et promouvoir ses concepts très singuliers. En effet, Pierre Malaquet n’est pas un rebelle, n’aspire à aucune révolution, mais ses actions dynamitent de l’intérieur un milieu qui entend manipuler les esprits des citoyens réduits à des clients serviles. La science du détournement de Pierre Richard/Malaquet est si extrême dans son usage des tabous (liés souvent à la mort) qu’elle finit par dégoûter malgré lui le public de la publicité. A ce propos, ses jeux de mots, ses dessins et ses petits courts métrages tournés comme des réclames, avec ce mélange particulier d’humour noir et de candeur, a probablement dû inspirer (avec l’œuvre de Jean Yanne) les humoristes des années 1980 et leurs fausses publicités.

Pierre Richard lui-même ne cache pas ses inspirations, à savoir le burlesque américain et une certaine veine cartoonesque. Le générique du film est d’ailleurs en partie animé avec la lettre I qui cherche à se faufiler parmi les noms sur une ritournelle de Vladimir Cosma qui revient régulièrement comme un leitmotiv musical associé aux extravagances de Malaquet. Dans un même ordre d’idées, lorsque Bernard Blier sent la colère monter en lui, un raccord en volet venant et repartant en haut du cadre fait intervenir sa maîtresse - la mère de Pierre - qui lui susurre des « Gazou-Gazou » au sein d’instantanés romantiques qui le détendent aussitôt , un procédé qui rappelle les bulles de bande dessinée destinées à renseigner sur les pensées évasives des personnages. Lorsque Pierre Malaquet est enjoué ou heureux, Richard n’hésite pas à le faire exécuter quelques pas de danse avec canne et chapeau, comme dans une comédie musicale hollywoodienne. A un moment, alors que Malaquet a été relégué dans une pièce attenante au parking de l’entreprise où s’entassent des cages à oiseaux, il s’offre même une séquence quasi gratuite où il improvise un numéro musical en mêlant à un enregistrement rock, les cris des volatiles, le son des cages et celui d’une machine à écrire. Au-delà de conforter encore un peu plus son statut de personnage totalement déconnecté de la réalité, cette scène n’est pas sans évoquer un célèbre sketch de Jerry Lewis. On pourrait aussi citer son intrusion inopinée dans une soirée de la haute société - pour faire signer un contrat à un grand patron - au cours de laquelle Malaquet se transforme en Monsieur Catastrophe semant le chaos tel Peter Sellers dans un film de Blake Edwards.

On aurait tort de limiter le talent de l’acteur cinéaste à sa gestuelle. Le son a également son importance dans le dispositif scénique de Pierre Richard : les bruits d’ambiance, les virgules musicales, les dialogues sans queue ni tête de son alter ego montrant une incapacité à organiser un discours cohérent ; tout ce qui peut déranger, saper, décontenancer la fluidité du récit comme le bon fonctionnement des institutions et des relations humaines traditionnelles possède son équivalent dans la sphère sonore. Une séquence hilarante réunissant Richard et Paul Préboist dans un numéro de duettistes distraits et maladroits combine ainsi le geste à la parole pour atteindre un sommet de folie douce. Mais évidemment, Pierre Richard, c’est avant tout un corps, un corps étiré et incontrôlable qui cherche continuellement à repousser les limites du cadre, voire à s’en échapper. Pierre Richard/Malaquet est un inadapté total et le mouvement perpétuel - presque une fuite en avant - est sa seule motivation. La scène du déjeuner familial est une véritable torture pour lui (et pour le spectateur quand les convives sont filmés en très gros plan en train de bâfrer) : son père et son ami sont deux caricatures de patrons bourgeois uniquement intéressés par l’argent et le statut social, l’épouse de ce dernier est une écervelée dont les paroles n’ont aucun intérêt, et sa mère parle dans le vide puisque personne ne l’écoute. La chaise vide représente alors la seule solution pour Malaquet pour fuir son entourage toxique afin tout simplement de respirer. Même quand il est amoureux de la  jolie Marie-Christine Barrault, complètement attendrie par cet olibrius aussi fou que désarmant, il ne peut s’empêcher de courir dans tous les sens. Il ne peut pas tenir tranquille, tel un enfant insatisfait qui échappe aux règles auxquelles s’astreignent les adultes. Il n’agit pas par égoïsme ou méchanceté, c’est simplement sa nature. C’est la combinaison entre sa personnalité d’homme-enfant sans entraves et sa détermination d’adulte qui se croit en sa pleine possession de ses capacités qui fait aussi la singularité du personnage Pierre Richard.

L’insouciance, l’anticonformisme, l’irrévérence, l’immaturité, la quête de liberté et le sentiment d’absurdité sont des thématiques et des valeurs partagées par le réalisateur Yves Robert. C’est ce dernier qui a encouragé Pierre Richard à passer à la réalisation. Robert, qui avait bien saisi la nature fantasque et créative du comédien et lui avait offert un rôle remarquable dans Alexandre le bienheureux (1968), officie comme conseiller technique pour Le Distrait (il apparaît même dans le rôle du voisin de Malaquet, également sidéré par ses facéties). Si l’on ajoute à cela la participation de Marie-Josèphe Yoyotte, chef monteuse célèbre et expérimentée, on est en droit de se demander quels sont les apports de chacun dans la réalisation du film, où nombre d’idées - plus ou moins réussies - de mise en scène et de montage se télescopent (angles déformants, arrêts sur image, films dans le film, faux raccords, jump cuts...).  Les Malheurs d’Alfred (1972), le long métrage suivant réalisé par l’acteur, sera pourtant de la même eau et montrera une maîtrise plus évidente dans son écriture et sa mise en scène. Ce qui nous permet d’estimer que Pierre Richard est véritablement l’auteur de ses œuvres (ses trois premières surtout, les plus originales et abouties) qui valent aujourd’hui témoignages d’une époque révolue où l’absence de cynisme n’empêchait pas l’impertinence, la fantaisie et l’ironie. La réalisation et la personnalité de Pierre Richard s’affirment avec force - et parfois maladresse - dès ce premier film et inscrivent dans le cinéma français l’apparition d’un nouveau trublion, à vrai dire d’un poète de la gestuelle et du déséquilibre permanent.

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La fiche IMDb du film

Par Ronny Chester - le 4 mai 2019