L'histoire
Couple d’éleveurs, Manuel (Geraldo Del Rey) et Rosa (Yoná Magalhães) fuient dans le sertão après avoir tué le propriétaire qui cherchait à extorquer leurs bêtes (qu’ils étaient contraints à revendre par misère accablante). Ils feront tout à tour la rencontre de Sebastião (Lidio Silva), prophète religieux, et de Corisco (Othon Bastos), bandit spécialisé dans le pillage. Séduits par le discours des deux hommes, ils connaîtront avec chacun de violentes déconvenues, tandis qu’une troisième figure, Antonio das Mortes (Maurício do Valle), a été engagée pour massacrer les révoltés de la région.
Analyse et critique
Film qui contribua à faire connaître ce qu’on qualifia de « Cinema Novo » de par le monde, Le Dieu Noir et le Diable Blond, second long-métrage de Glauber Rocha est celui où son style, à vingt-quatre/vingt-cinq ans déjà, arrive à maturité, qui le fera connaître du public cinéphile. Inscrit dans le sertão cher au cinéaste bahianais, objet de fascination pour ceux de sa génération, ces terres arides du nord-est brésilien, il y entame une trilogie informelle qui se poursuivra avec Terre en Transe (s’intéressant à la classe politique brésilienne, et sud-américaine plus généralement, en mettant en scène un coup d’État historico-fictif dans une esthétique wellesienne) et Antonio das Mortes (du nom d’un personnage que l’on rencontrera déjà ici, sorte de pendant latino-américain au western spaghetti, à mon sens le plus fort des trois films). Son œuvre sortira des ensuite des frontières de son pays, pour s’intéresser (en Afrique, notamment) aux luttes tiers-mondistes plus généralement, avant un coup d’arrêt brutal avec la mort prématurée de Rocha- d’une pneumonie- en 1981, rongé par une vie d’excès ne le consolant pas de nombreuses désillusions rageuses. Il pratiquait un cinéma d’insurgé tout entier contenu, pour les thématiques et le traitement, dans ce brûlot solaire, fulminant et âpre.
Chez Rocha, l’extrême réalisme (inspiré du massacre de Canudos et de figures historiques existantes) ne vient pas contredire la charge allégorique, mythologique, mais au contraire en fournir en soubassement : les masses miséreuses y sont comme un chœur antique face à des figures iconiques, bigger than life, telles le « Dieu noir » du récit, un prophète catholique qui les mène collectivement à leur perte (Rocha ne croit pas à la Théologie de la Libération), le « Diable blond », dangereux cangaceiro, un bandit de grand chemin qui sème la désolation sur son passage, ou même Antonio das Mortes, ce tueur mercenaire à la solde des puissants, pris d’un cas de conscience qui explosera dans son film homonyme (c’est de ne pas supporter ces foules de mendiants et de va-nu-pieds, leur détresse antique, qu’il dit ici choisir de les décimer, face à celui qui lui reproche en réponse de blâmer les victimes). Si la fascination du cinéaste va à ses figures charismatiques, sa sympathie en revanche est dirigée vers ceux qu’ils ne servent pas, en l’occurrence un couple de petits paysans en cavale, depuis que l’homme a assassiné un propriétaire lorgnant sur leur bétail, cibles de la violence gouvernementale mais quantité négligeable, aussi, pour les faux prophètes et agitateurs qui entendent en faire de la chair à canon. Quant à la détestation du metteur en scène, elle est dirigée en bloc contre tous les possédants qui ont le malheur d’apparaître à l’écran. L’errance sanglante de ses « petites gens » (dont la démesure des existences désespérées est ici montrée), qui aura raison du couple dans une dernière course, est comme la rencontre des déambulations de sans-espoirs d’un Miklos Jancsó avec la déflagration potentiellement nihiliste d’un Sam Peckinpah. L'espérance révolutionnaire est ici indiquée en creux, par opposition à de fausse-consciences religieuses et terroristes individualistes.
Dénonçant l’armée et l’Église comme des institutions d’oppression, anticlérical au possible, le film a pourtant une qualité biblique, ramenant au plus fort de l’Ancien Testament. Ainsi le sacrifice d’un nourrisson évoque-t-il le sacrifice d’Isaac par Abraham, dans un monde cependant où nul Dieu ne viendrait interrompre la barbarie. L’invective prophétique est au cœur du film, celle qui fédère le nombre des humiliés et des offensés face à un chef religieux halluciné, dénonciateur d’un pouvoir qu’à sa manière il reconduit. Très anarchiste en cela, le cinéma de Rocha regarde d’un mauvais œil toute volonté de « parler pour », de se faire le relai individuel d’une revendication collective – ceux qui n’ont pas la parole se la feront ici toujours voler avant même de l’avoir prise. Ce regard politique désespéré ne laisse au couple défendu par Rocha contre l’ordre des choses que la possibilité de la fuite, un exil permanent auquel il confère un lyrisme étonnant. Les superbes mélodies de Heitor Villa-Lobos accompagnent cette course vers une mort tôt ou tard certaine, dans un environnement désolé propice à la mystique, aux transes et autres révélations indicibles. De manière ambigüe, un brin schizoïde, ces états hypnotiques que le film dénonce, en cela qu’ils assujettissent les dominés, il les produit lui-même par la grâce d’une mise en scène brûlant du feu sacré. Ce que ne peut accomplir la religion, l’art semble le pouvoir en l’occurrence, l’extase formelle étant alors raccord avec l’humanisme de Rocha, pour qui les hommes doivent abandonner, et le christianisme du « Noir » , et le satanisme du « Blond » (soit une dénomination qui n'en reste qu'aux apparences).
Buñuel s’enthousiasmera à sa sortie pour ce film qu’il présentera comme le plus enthousiasmant qu’il ait vu en une décennie, bel hommage venant d’un auteur dont l’anticléricalisme n’était excédé que par la fougue religieuse. Les premières images, sur la carcasse crânienne d’un bovidé, sont du reste buñueliennes en diable (de quelque couleur que soit celui-ci). C’est Eisenstein qui fait surtout figure de référence pour le jeune cinéaste (le massacre d’une foule évoque immanquablement Octobre le Cuirassé Potemkine, on peut de manière plus globale songer à ¡Que Viva Mexico!), tenant pourtant avec sa contribution au Cinema Novo à œuvrer à un cinéma brésilien, latino-américain, et du « Tiers-Monde », à égale distance des modèles hollywoodiens et soviétiques d’alors, avec une mise en scène arte povera loin des critères industriels. Ancien critique, comme beaucoup de metteurs en scène de sa génération (quoique non sans une certaine précocité dans son cas : dès l'âge de seize ans), ses films ont eux-mêmes valeur de manifeste en faveur d'un renouvellement des formes. Le dialogue entre son œuvre et le cinéma commercial existe pourtant… pas moins que par la figure de Sergio Leone, qui s’inspirera d’Antonio das Mortes, solitaire cynique et taiseux à la carabine, pour façonner l’Homme sans Nom qui aura sa propre trilogie (elle-même assez politique à sa manière : le western spaghetti partage avec le Cinema Novo une noirceur séditieuse). Il y a là quelque chose de profondément latin, dans le lyrisme, le baroque, le picaresque, l’échevelé, l’absence de timidité devant le grandiose autant qu’une propension à la sécheresse carabinée. Ce titre matriciel, et désormais au panthéon, du cinéma brésilien est un astre noir, aveuglant de brillance corrosive, un hurlement de damné de la terre lancé au ciel et au désert, idéal pour découvrir l’œuvre aussi inventive que tourmentée d’un insoumis fataliste ne tenant pourtant pas en place. Les grands espaces appellent autant qu’ils font naître ces prophètes fagotés tel l’as de pique de la modernité.