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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Destin fabuleux de Désirée Clary

L'histoire

L'histoire incroyable mais vraie de Désirée Clary, fille d'un négociant marseillais, courtisée par Joseph Bonaparte, fiancée de Napoléon Bonaparte, épouse du général Bernadotte, princesse de Pontecorvo et Reine de Suède.

Analyse et critique

Dans Les Perles de la couronne puis Remontons les Champs-Élysées, Sacha Guitry utilisait l’histoire de France comme support à ses divagations : entre deux événements réels, il s’accordait la liberté d’envisager toute sorte de péripéties, jusqu’aux limites du vraisemblable. Il y jouait notamment avec une généalogie rocambolesque, pour le seul plaisir d’établir des liens entre les grands hommes dont il avait envie de parler : ainsi l’instituteur-narrateur de Remontons les Champs-Élysées révélait dans la dernière partie être à la fois l’arrière-petit-fils de Louis XV (par son grand-père paternel), celui de Marat (par sa grand-mère paternelle) et le petit-fils de Napoléon Bonaparte lui-même (par sa mère).

Par la force des faits, Le Destin fabuleux de Désirée Clary procède d’une démarche différente : la réalité historique étant cette fois d’une nature déjà très improbable (pensez donc : une jeune bourgeoise marseillaise qui, promise à un homme, se fiancera à son frère, manquera de devenir impératrice mais finira reine de Suède), il était inutile d’y ajouter d’autres fantaisies. Sans anticiper, disons que l’extravagance de Guitry se situera cette fois à un autre niveau.

Du strict point de vue narratif, ce film-ci offre donc moins de souplesse que les deux fantaisies historiques l’ayant précédé : tenu par la chronologie des événements, il s’y soumet assez méthodiquement, de façon presque protocolaire parfois, et la reconstitution appliquée peine à passionner sur la durée. Par ailleurs, si la rigueur de l’écriture, le brillant des dialogues (1) ou la belle autorité de Jacques Varennes en Bernadotte ont de quoi enthousiasmer, d’autres interprétations - en premier lieu celle, consciencieuse mais laborieuse, de Geneviève Guitry en Désirée Clary - convainquent nettement moins.

On peut également ne pas être sensible au parti pris du film qui consiste à passer une grande partie des événements relatés au seul filtre de la relation Clary-Bonaparte, forme de synecdoque particularisante dont Guitry aura été coutumier tout au long de sa carrière, avec les vertus de la vulgarisation comme les travers de la simplification outrancière : malgré toute l’habileté de l’auteur, la complexité de la géopolitique européenne du début du XIXe siècle se réduit difficilement à l’expression des rancœurs d’une amoureuse éconduite ou aux arrangements coupables de son ex-fiancé.

Il est toutefois plusieurs éléments qui, malgré ces défauts tangibles, rendent Le Destin fabuleux de Désirée Clary digne d’intérêt. Le premier d’entre eux est qu’il s’agit du tout premier film réalisé par Sacha Guitry en temps de guerre, et qu’à sa manière toute particulière, l’auteur ne peut s’empêcher de délivrer, au sein d’une œuvre dont l’action est vieille de plus d’un siècle, des formes de commentaires sur l’actualité contemporaine.

Rembobinons un peu : en octobre 1941, la Continental, firme soutenue par des capitaux allemands et dirigée par Alfred Greven, contacte Sacha Guitry pour lui proposer un contrat intéressant. Depuis le début de la guerre, Guitry a louvoyé avec les Allemands, qu’il ne porte au départ pas dans son cœur : revenu à Paris en juin 1940, dès l’instauration de la ligne de démarcation, il s’est efforcé de relancer l’activité des théâtres parisiens (avec ses propres pièces, bien entendu). Manifestement, Guitry sous-estime alors la réalité et l’ampleur de l’Occupation (selon lui comme pour un certain nombre de Français, le maréchal Pétain, héros de Verdun, est alors l’homme de la situation pour la France) et de son point de vue, il est impératif de faire avant tout vivre la culture nationale française : son choix de Pasteur comme pièce de reprise à La Madeleine est révélateur de cette volonté, et fit grincer dit-on quelques dents nazies. Pour maintenir cette activité - et son propre train de vie - Guitry joue un jeu dangereux : d’une part il consent à s’afficher auprès d’officiers ou de dignitaires allemands dans des soirées mondaines, d’autre part il ne cesse de clamer sa haute idée d’une France éternelle, qui se relèvera quoi qu’il advienne, et multiplie les provocations. La pièce Mon auguste grand-père, satire écrite en réaction à des accusations à son endroit, s’en prend ouvertement aux lois anti-juifs, et est interdite par la censure nazie. À la pièce Florence, il ajoute un acte où un Louis XI agonisant crie son amour de la France, encourageant les réactions patriotiques du public. Enfin, un soir d’octobre 1940, alors que l’Allemagne est freinée dans ses projets d’invasion de la Grande-Bretagne, il n’hésite pas à interrompre sa représentation pour prendre à partie un officier allemand essayant d’enfiler son uniforme : « Oui, mon général, c’est bien difficile de passer la Manche. »

Lorsque la Continental, par l’intermédiaire du docteur Kügl, prend contact avec lui en octobre 1941, l’auteur sent que sa décision, quelle qu’elle soit, sera lourde de conséquences. Mais il décide de ne pas pactiser (en tout cas contractuellement) avec l’ennemi : il repousse l’offre du studio en prétextant qu’il vient de signer un engagement avec le producteur basque Édouard Harispuru. Acculé par un mensonge que les responsables allemands sont déjà en train de vérifier, Sacha Guitry prend son téléphone et appelle Harispuru :

« Cher ami, je vous ai proposé l’autre jour de réaliser pour vous un film dont j’apporterais le scénario, les dialogues et le découpage, dont je ferais la mise en scène, que je jouerais avec ma femme et plusieurs artistes en renom, qui sont mes amis, le tout pour une somme forfaitaire d’un million. J’aimerais connaître votre réponse.
– Eh bien, mon cher Maître, votre offre nous paraît fort tentante... mais les temps sont durs et pour le moment...
– Pardonnez-moi de vous interrompre, mais vous touchez précisément l’objet de mon appel. Je voulais en effet vous renouveler cette proposition en ramenant le forfait à cinq cent mille francs. 
» (2)

Le lendemain, le contrait était signé. Fin novembre 1941, le scénario est soumis à la censure allemande, qui le refuse d’abord, puis finit par donner son accord. Le 6 décembre, plusieurs officiers de la Wehrmacht viennent assister au premier jour de tournage. Délibérément, Sacha Guitry a choisi une scène tardive, durant laquelle Bernadotte s’adresse à ses valeureux adversaires suédois après leur reddition. Dans la bouche du général, il place ces mots précis : « Je ne viens pas ici pour faire du bien - mais j’ai l’intention d’y faire le moins de mal possible - et je m’abandonne à l’espoir de vous faire oublier les malheurs de la guerre en vous donnant de constants témoignages de ma bienveillance et de ma courtoisie. » Le message peut difficilement être plus explicite.

Tout comme le propos du film, qui rend grâce, malgré les tourments, les rancœurs ou les trahisons, à la grandeur napoléonienne, et encore au-delà, à celle de la France. Au tout début du film, lorsque le père Clary prend conscience de la fragilité de sa condition de bourgeois, il se tourne vers ses deux filles, Julie et Désirée, et leur assure : « Quel que soit le destin qui vous est réservé, aimez par-dessus tout la France ! C’est le plus beau pays du monde. Et si jamais vous la voyez dans le malheur, ne vous effrayez pas plus qu’il ne faut. Relisez son histoire, elle s’en tire toujours. » Une profession de foi, en quelque sorte.

Malgré cela, ce qui demeure à nos yeux le plus remarquable morceau de bravoure du Destin fabuleux de Désirée Clary, le coup de génie pour lequel le film se voit régulièrement accorder une place particulière au sein des exégèses générales consacrées à Sacha Guitry, se trouve précisément à mi-film, au moment où Désirée consent à épouser le général Bernadotte. Avant de le commenter, alertons donc les lecteurs qui ne sauraient pas de quoi il s’agit et qui voudraient se préserver la possibilité de la surprise ou de la stupeur que peut susciter l’événement en question.

[LA FIN DE CE TEXTE CONTIENT DES RÉVÉLATIONS IMPORTANTES CONCERNANT LE FILM]

Au moment du mariage de Désirée, le film revient dans le bureau de l’auteur. Le spectateur familier du cinéaste est coutumier de ce lieu, vu aux débuts de Pasteur ou du Mot de Cambronne ou dans les intermèdes des Perles de la couronne, et duquel partent souvent les histoires : la licence narrative mettant à l’écran l’auteur en train d’écrire l’histoire en même temps qu’il nous la montre est désormais une convention assimilée de toutes parts. Sacha Guitry explique alors que cet interlude possède plusieurs vocations : la première est d’annoncer une ellipse temporelle de plusieurs années dans le déroulé du récit. L’art de la « compression du temps » tient, au sein des films historiques de Sacha Guitry, de la prouesse particulière, et quelques-unes de ses plus brillantes astuces ont été mentionnées dans les textes consacrés, par exemple, aux Perles de la couronne ou à Remontons les Champs-Élysées : il s’agit ici d’une variation supplémentaire, dans laquelle l’auteur se met en scène pour faire lui-même office de transition. Mais Sacha Guitry va plus loin, en saisissant l’occasion - qu’il a lui même suscitée - pour présenter ses différents collaborateurs. Ce n’est alors à rien d’autre qu’un générique de début que nous assistons, après 45 minutes de film, et ce jusqu’au panneau défilant présentant les noms des techniciens.

Habituellement, aussi brefs soient-ils, les deux génériques définissent au cinéma une sorte de double ponctuation (d’ouverture ou de fermeture), une délimitation de convention à l’intérieur de laquelle le film se construit. Du Roman d’un tricheur à Ils étaient neuf célibataires, Sacha Guitry avait déjà eu l’occasion d’offrir des génériques de début atypiques, servant à la fois à honorer (avec une reconnaissance non feinte) les artisans multiples de la concrétisation d’un film, mais aussi à dévoiler les coulisses, l’envers du décor en quelque sorte, comme pour mieux révéler la nature artificielle, mensongère presque, de ce qui allait ensuite être soumis à l’œil du spectateur. En plaçant cette fois son générique à l’exact point médian de son film, Sacha Guitry commet un acte non seulement tout à fait insolite (nous n’avons aucun exemple antérieur en tête (3)) mais extrêmement audacieux, en prenant le risque de « faire sortir » le spectateur de son récit. Le miracle est que, paradoxalement, il se produit le résultat exactement inverse : scrupuleux de respecter les faits établis, mais probablement conscient de l’effet provoqué par une narration trop studieuse, Sacha Guitry offre une respiration à son film, l’aère par cette soupape inattendue. Plus encore, il témoigne à son spectateur de la confiance qu’il lui accorde : dans le cinéma tel qu’envisagé par Sacha Guitry, la relation est bilatérale, nécessite une implication duale, un consentement. Ici, il opère comme une piqûre de rappel, comme pour redire « nous sommes bien dans un film », parce qu’il n’attend pas de son spectateur qu’il gobe aveuglément ce qu’il voit, mais qu’il n’oublie jamais qu’il est en train de voir et d’écouter une histoire. Il y a évidemment une forme de narcissisme à l’œuvre dans cette manière de procéder (ses histoires sont intéressantes parce que c’est lui qui les raconte) mais la distanciation telle qu’elle est pratiquée par Guitry a surtout vocation à privilégier une forme subjective de sincérité à une prétention quelconque à la vérité. Dans ses films, le cinéaste sollicite donc constamment la crédulité de son public, non pour en abuser mais pour lui permettre de plonger encore plus profondément dans son histoire : chez Guitry, le plaisir du spectateur est d’ailleurs, d’une certaine manière, conditionné à son adhésion à ce principe, au fait d’accepter d’y croire. Le générique/intermède de Désirée Clary est l’illustration parfaite de cette idée : à partir de cet instant, et pour illustrer l’effet des ans sur ses personnages, Guitry ne sollicite pas le réalisme criant d’un maquillage expert, il décide tout simplement de changer de comédiens.

« Geneviève Guitry, voulez-vous donner votre rôle à Gaby Morlay ? » Il s’agit là, selon nous, d’une des illustrations les plus parfaites de la magie complice à l’œuvre dans l’illusion cinématographique : sans autre forme d’effet, Sacha Guitry peut remplacer Jean-Louis Barrault en nous assurant qu’il s’agit de la même personne (4) quelques années plus tard, et nous pouvons, nous spectateurs, tout simplement décider d’y croire.

(1) Contentons-nous d'un seul exemple, particulièrement admirable : tandis que l'Empereur joue aux cartes avec ses conseillers tout en dissertant sur sa stratégie de placement de ses Maréchaux sur les trônes européens, il regarde sa main et annonce : « J'ai trois valets et deux rois - autant dire cinq valets. »
(2) Conversation rapportée par un témoin, l’écrivain résistant Jean Des Brosses, et relatée par Jacques Lorcey dans Les Films de Sacha Guitry, éd. Séguier.
(3) Des décennies plus tard, le cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul placera le générique de début de Blissfully Yours après plus de 45 minutes, provoquant l’émoi admiratif d’une partie de la Croisette face à un tel degré d’audace.
(4) Quoique : Guitry ne considérait-il pas que le général Bonaparte et l’Empereur étaient deux entités distinctes, comme il l'avait littéralement illustré dans Remontons les Champs-Élysées

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Par Antoine Royer - le 24 décembre 2018