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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Désert rouge

(Il deserto rosso)

L'histoire

En Italie du Nord, dans les années 1960, un grand complexe industrialo-portuaire bat son plein à Ravenne. Ugo y travaille tous les jours et sa femme Julianna (Monica Vitti) s’ennuie. Elle n’a plus goût à la vie et cherche à ouvrir son petit magasin, seulement elle ne sait pas quoi y vendre. Ugo et Julianna ont aussi un fils qui, malgré son jeune âge, a plus de sensibilité pour la mécanique et le progrès que pour des activités artistiques ou imaginaires. Julianna, donc, est seule dans ce monde qui ne la comprends pas depuis qu’elle a tenté de se suicider en faisant croire à un accident de voiture. Elle va chercher un semblant de réconfort auprès de Corrado (Richard Harris), un ami de son mari, qui lui aussi éprouve des difficultés avec la société dans laquelle il vit. Pour Antonioni, le récit ne sera qu’une suite d’ellipses et de "temps morts" très importants, qui nous mènent à une scène finale très semblable à celle du début. Julianna y sera toujours aussi perdue malgré le fait qu’elle ait « tout fait pour réintégrer la réalité », comme ils disaient à la clinique.

Analyse et critique

Le Désert rouge, sorti sur les écrans en 1964, tient une part importante dans la filmographie de Michelangelo Antonioni. En effet, il s'agit du premier film en couleur du réalisateur. Il survient après L’Avventura (1960), La Nuit (1961) et L’Éclipse (1962) qui forment plus ou moins une trilogie sur le thème de la disparition (du sentiment amoureux notamment). Antonioni dit, à propos de sa filmographie lorsque sort Le Désert rouge : « Auparavant c'était les rapports des personnages entre eux qui m’intéressaient, ici le personnage central est confronté également avec le milieu social ce qui fait que je traite mon histoire d'une façon toute différente. » Ce film diffère donc, dans le fond, des trois succès précédents mais reste proche par sa façon qu’il a de traiter, d’exposer les rapports humains et de sonder le caractère de ses personnages. De plus, il s’insère comme l’élément de passage entre sa carrière italienne et celle internationale qui commence alors avec Blow-Up (1966) puis Zabriskie Point (1970). Enfin, Monica Vitti, avec qui il entretient une liaison et qui l’a suivi depuis cinq ans dans toutes ses réalisations, achève ici son étroite collaboration avec Antonioni ; on ne la reverra que dans Le Mystère d’Oberwald (1980) quinze ans plus tard. A sa sortie, Le Désert rouge obtient un succès critique majoritairement positif ainsi qu’un prix important : le Lion d’Or à la 21ème Mostra de Venise.

Pour Le Désert rouge donc, Antonioni choisi la couleur. Il se remet à la peinture, qu’il pratiquait enfant et adolescent comme passe-temps, pour pouvoir faire de ce film une expérience picturale. Il ne revendique pas d’influences particulières de peintres pour ce film ni d’hommages bien que certaines analyses soulignent des ressemblances formelles notamment à la Desserte rouge de Matisse. Antonioni privilégie l’utilisation de zooms pour donner un aspect bidimensionnel à l’image, un côté irréaliste qui a pour conséquence de « diminuer les distances entre les gens et les objets, afin qu’ils aient l'air écrasés les uns sur les autres. » D’autre part, les couleurs sont traitées avec beaucoup de méticulosité, l’équipe technique allant jusqu’à repeindre entièrement un bois ou une rue tout en gris pour laisser une impression de béton à la nature ou encore à bruler un champ pour donner une couleur jaune, orangée à l’herbe. Le cinéaste décrit son procédé comme tel : « Je veux peindre la pellicule comme on peint une toile ; je veux inventer des relations entre les couleurs et non me contenter de photographier les couleurs naturelles. » Le premier titre du film devant d’ailleurs être Bleu, vert, on reste dans le thème de la colorimétrie avec Le Désert rouge. Son directeur de la photographie, Carlo Di Palma, un maitre de la couleur (qui travaillera beaucoup par la suite avec Woody Allen), signe d’ailleurs ici sa première collaboration avec Antonioni qui ne restera pas sans suite (Blow-Up notamment) et n’est pas étranger au succès plastique du Désert rouge.

En écho avec les états d’âme de Julianna, Antonioni met en place dans ce film tous les moyens possibles pour altérer le réel, obsédé par l’image et sa symbolique, nous livrant alors un œuvre aux couleurs étonnantes et travaillées, pour un rendu esthétique très singulier. Finalement, le thème romantique du "paysage-état d’âme" cher à Musset et le mal du siècle ressenti par Julianna face à ses contemporains offrent un parallèle intéressant entre littérature et cinéma. Mais réaliser un film atypique comme Le Désert rouge ne se fait pas uniquement à l’aide de la couleur et pour créer les atmosphères qui sont celles du film, la musique est primordiale. C’est pourquoi Giovanni Fusco, avec qui Antonioni a déjà collaboré à de nombreuses reprises, s’emploie ici à composer une bande-son éclectique composée de musique mais aussi de beaucoup de sons (d’usines notamment), le tout permettant de compléter l’ambiance créée par l’image afin de la sublimer. Aussi, le film use de nombreux procédés filmiques abstraits pour nous perdre de la même façon que Julianna se perd dans ce monde incompréhensible. Le flou est une technique particulièrement utilisée au cours du film, lors de nombreuses séquences durant lesquelles Julianna se trouve sans repères ou s’interroge sur le monde. Les personnages tendent souvent à disparaître dans un brouillard alimenté par les fumées d’usines et les brumes marécageuses, mais on ne s’y méprend pas, ces brumes se situent avant tout dans les yeux de Julianna qui ne voient plus le monde qui l’entoure. Elle ne peux pas « regarder la mer très longtemps car elle bouge sans cesse » ; pour le réalisateur, les états d’âme de ses personnages s’expriment essentiellement par le regard car voir c’est aussi regarder, mais regarder quoi ? Julianna ne sait plus quoi regarder, elle nous dit : « Mes yeux sont mouillés. Que dois-je faire de mes yeux ? Regarder quoi ? » Là encore, le romantisme s’immisce dans les influences d’Antonioni et l’adage bien connu nous rappelle que les yeux sont le reflet de l’âme ou bien c’est le visage et les yeux qui en sont ses interprètes. Tout cela nous amène à penser que le problème de Julianna est irréversible, elle ne voit plus la vie autour d’elle et ne distingue souvent que des silhouettes.

Tout ces éléments, musiques, sons, couleurs et mouvements, cadres ou procédés filmiques, nous perdent dans les rapports de Julianna au monde et nous insèrent dans des ambiances lourdes de psychologie. A cela s’ajoute les "temps morts" qui s'avèrent essentiels pour Antonioni qui considère qu’ils sont inhérents à la vie et de ce fait aussi importants que les périodes dites "d’action". Ces lentes périodes nous permettent alors d’observer Julianna dans son errance quotidienne et nous enferment toujours plus dans son présent. Le moins que l’on puisse dire est que Le Désert rouge n’est pas un film "d’action", le qualificatif de drame psychologique est déjà plus juste bien qu’il n’évoque que la névrose de Julianna et son rapport aux choses, aux gens, au monde, sans nous y apporter des remèdes. Le film dans son rythme et sa structure narrative serait plus proche d’un Rohmer, comme Le Genou de Claire, que de Shining. D’ailleurs le qualificatif sur lequel on tombe parfois sur Internet est "drame / essai cinématographique", ce qui souligne assez bien l’originalité narrative d’Antonioni.

Dans ce drame donc, le problème vient du rapport entre Julianna et ses semblables. Il y est conventionnel sinon inexistant même avec sa famille (son mari et son enfant). Le père et le fils sont proches, ils ont en commun un intérêt pour ce monde métallique industriel. Elle, au contraire, ne s’y inscrit pas. Le seul personnage avec lequel un semblant de dialogue s’installe est Corrado. Ils ressentent tous les deux cette incompréhension du monde qui les entoure ; mais alors que Corrado va noyer son inadéquation au monde dans le travail, Julianna, elle, ne trouve pas le moyen d’y remédier. Dans sa tentative pour rejoindre le monde réel, Julianna ira même jusqu’à coucher avec Corrado, bien que ce dernier en tire manifestement plus de satisfaction qu’elle. Elle prononcera alors cette phrase exempte de tout espoir : « J’ai tout fait pour réintégrer la réalité comme ils disaient à la clinique. J’ai même réussi à être une épouse infidèle. »

Le paroxysme du film est donc ce rapport sexuel presque irrémédiable, autour duquel le film construit un schéma narratif bouclé, se finissant par une séquence très similaire à celle d’ouverture dans laquelle Julianna et son fils errent autour des usines. Tout le long du film, Julianna ne nous apporte que de très faibles éléments pour comprendre sa névrose et finalement aucune solution ni aucune cause n’est donnée à son mal-être. Par son jeu d’actrice, Monica Vitti incarne à la perfection ce rôle, jusqu’aux mimiques les plus anecdotiques. Tout chez elle nous rappelle son éloignement : sa façon de se déplacer en rasant les murs, en se réfugiant dans les coins des pièces de son magasin ou bien de l’appartement de Corrado. Dans un dernier espoir de fuite, elle  demande à un matelot turc ne parlant pas sa langue d’embarquer avec lui, se livrant à celui qui ne peux pas la comprendre justement.

A l'intérieur de cette organisation narrative déconstruite, de ces ellipses et de ces temps morts s’articulent quelques scènes plus structurées au propos libre ou imaginatif. La maladie de Julianna en est presque oubliée. On peut citer la scène se déroulant dans une cabane où Julianna mange des œufs de caille aphrodisiaques et va jusqu’à dire à tout le monde qu’elle a « envie de faire l’amour », ce à quoi son mari répondra plus tard que c’est impossible étant donné le lieu. Plus tard, lorsque son fils simulera une paralysie des jambes, Julianna lui racontera une histoire surréaliste lors de laquelle le spectateur s’enfuit du film pour cinq minutes de rêves - dans un antagonisme total avec l’ambiance générale du film- , lieu de confort pour Julianna qui peut ainsi s’échapper de son monde réel le temps d’une histoire (et d’une bande-son autant que d’un décor onirique). Rétrospectivement tout au long du film, on remarque que quelques séquences viennent nous extirper de cette atmosphère grisâtre à laquelle le film nous habitue, permettant à nous autres, spectateurs, de s’évader pour un temps comme Julianna du réel. On y trouve un futur meilleur pour la jeune femme, un espoir, qui ne donnera pas suite car elle reste prisonnière d’une réalité bien trop pesante.

Le Désert rouge en définitive est un film qui prend place dans une ambiance industrialo-progressiste qui n’est que l’élément déclencheur et non pas le cause de la névrose de Julianna  : « Je peux dire ceci : en situant l'histoire du Désert rouge dans le monde des usines, je suis remonté à la source de cette sorte de crise qui comme un fleuve reçoit mille affluents, se divise en mille bras pour enfin tout submerger et se répandre, partout. » Pour autant le monde industriel n’est pas une composante négative du film. Antonioni préférant l’esthétique des usines que celles des pinèdes ; c’est à la société "normale" de ses contemporains que Julianna ne peut s’adapter. C’est un film beau de par sa construction narrative qui nous fait pénétrer dans le quotidien d’un individu en proie à des troubles psychiques aigus mais néanmoins compréhensibles. Un film qui nous plonge dans une ambiance esthétique sonore et grisâtre, ponctuée de dialogues quasi existentiels. Un film qui propose une réflexion humaine et philosophique au même titre presque qu’une œuvre d'Ingmar Bergman.

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La fiche IMDb du film

Par Victor Tarot - le 9 décembre 2016