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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Désert des Tartares

(Il deserto dei tartari)

L'histoire

Au début du XXème siècle dans une région indéterminée aux confins d’un empire d’Europe Centrale. Le Lieutenant Drogo (Jacques Perrin), frais émoulu de l’école militaire, se voit envoyé pour sa première affectation à la forteresse de Bastiano située au sommet d’une ville en ruine à la frontière avec le Royaume du Nord. Aux alentours s'étendent des montagnes ainsi qu’une immense étendue aride nommée le Désert des Tartares ; ces derniers guerriers ont été - parait-il - autrefois à l’origine de la destruction de la cité établie au pied de la citadelle. La place semble a priori imprenable d’autant que protégée à quelques lieues de là par une redoute dominant toute la région. Pourtant, les officiers supérieurs craignent une menace en provenance du désert depuis qu’Ortiz (Max Von Sydow), voici déjà une vingtaine d’années, dit y avoir vu des cavaliers tartares. Malgré le danger qui en découlerait, les soldats de Bastiano espèrent en secret l’arrivée d’un ennemi afin de mettre fin à la routine et à l’ennui qui pèsent sur leurs épaules ; en effet, en cette région à l'écart de tout, le temps s’écoule sur un rythme lent, seulement ponctué par les tours de garde. Drogo souhaite quitter ces lieux au plus vite, mais il lui faudra patienter encore un peu pour demander son transfert afin de ne pas mettre en péril sa carrière...

Analyse et critique

Sur une période de 22 ans, le réalisateur italien Valerio Zurlini (encore assez mal connu, ou en tout cas pas assez si l'on prend en compte son immense talent) ne tournera qu’à peine une petite dizaine de films. Une filmographie restreinte mais intéressante, intelligente, sensible et surtout très attachante, qui débute en 1954 avec d’ores et déjà une œuvre éminemment sympathique, Le Ragazze di San Frediano (Les Filles de San Frediano), pour finir en 1976 avec le film qui nous concerne ici, l’adaptation jugée irréalisable du chef-d’œuvre de Dino Buzzati, Le Désert des Tartares. Entretemps, Été violent (Estate violenta), La Fille à la valise (La Ragazza con la valiglia) et Journal intime (Cronaca familiare), des films tous trois mémorables, lui apportèrent le succès public et la reconnaissance critique que consacra un Lion d'Or à Venise récompensant Journal intime. Ces trois réussites consécutives révélèrent un réalisateur qui, à l’instar d’un Robert Mulligan aux USA, n’aura pas son pareil pour décrire avec une extrême sensibilité la naissance d’un amour et la montée du désir. Puis ce seront quelques années de vaches maigres avec plusieurs échecs commerciaux successifs dont le bancal Le Professeur avec Alain Delon, pourtant l’un des films les plus intéressants que tournera l’acteur durant les années 70. La dernière contribution de Zurlini pour le septième art avant son décès en 1982 aura été d’assurer la direction du doublage de la version italienne de Mon oncle d’Amérique d'Alain Resnais.


Mais revenons-en au dernier long métrage de ce cinéaste discret, sur le tournage duquel il luttait contre la dépression et l’alcoolisme, et pour lequel il aurait été grandement épaulé par le réalisateur français Christian De Chalonge (L’argent des autres ; Malevil…) Le sujet principal du roman étant l’ennui et l’attente, il paraissait difficilement transposable au cinéma surtout par l’intermédiaire d’une coproduction internationale à gros budget et à casting improbable, débouchant très souvent sur des monuments d’académisme. Au final, et malgré l’accueil critique très tiède de l’époque, Zurlini accouche d’une remarquable réussite qui n’a pas grand chose à envier au roman, grâce à un scénario très bien écrit et suffisamment subtil, une distribution quatre étoiles, une photographie somptueuse de Luciano Tovoli, un score entêtant d’Ennio Morricone et évidemment, comme elle le sera à chaque film, une mise en scène tout en nuances et demi-teintes. Le scénario est un modèle d’adaptation cinématographique, jamais trop littéraire mais laissant au contraire très souvent parler les images. Il faut dire que le décor naturel de la cité antique de Bam en Iran est d’une beauté hors du temps (pour les éventuels touristes qui auraient souhaité aller la voir, sachez qu’elle n’existe malheureusement plus, ayant été détruite en 2003 suite à un tremblement de terre) dont s’emparent le cinéaste et le chef-opérateur avec génie. Chaque plan en extérieur est d’une beauté à couper le souffle ; ils rappellent assez certains plans du Lawrence d’Arabie de David Lean par leur surprenante ampleur, et forment un ensemble assez harmonieux avec les séquences en studio d’un dépouillement qui vient rappeler celui des paysages qui entourent la forteresse. Pour tout dire, une splendeur visuelle constante !

A l’instar de cette forteresse sise au milieu de nulle part génialement captée par Luciano Tovoli, Le Désert des Tartares est une œuvre fascinante, sorte de huis-clos au sein d’espaces grandioses, entre cinéma métaphysique, cinéma de l’errance et film d’aventure, entre Kubrick, Antonioni et Huston. Tout comme cette description et ce mélange hautement improbable sur le papier, le postulat de départ est effectivement assez absurde, voire totalement kafkaïen : des soldats chargés depuis des années d’assurer la sécurité d’une forteresse perdue au beau milieu d’une région désertique. Évidemment, tout se trouvait déjà dans le roman de Buzzati sur lequel s’étaient penchés plusieurs cinéastes de renom, pas moins que Michelangelo Antonioni, Luchino Visconti et David Lean ; ils se cassèrent les dents et abandonnèrent le projet qui les avait pourtant grandement séduit avant de les effrayer devant l’ampleur et la difficulté de la tâche. On attendait donc évidemment le plus discret Valerio Zurlini au tournant ; et ça n’a pas manqué ! Suite à cette ‘cabale’ journalistique, le film est resté plus ou moins dans les oubliettes avant d’être récemment restauré, pour notre plus grand plaisir, allant pouvoir désormais le réhabiliter comme il le mérite. Si le film réussit à nous envouter dès les premières minutes, c’est que les auteurs n’ont pas situé son intrigue ni dans l’espace ni dans le temps. On se doute bien qu’elle se déroule au début du 20ème siècle dans un pays oriental mais sans que jamais on vienne nous le confirmer, le pays semblant même imaginaire. Il en va de même concernant la durée des évènements que les auteurs s’amusent à dilater sans prévenir, le spectateur ne sachant jamais vraiment s’il s’est passé un jour ou une année entre certaines séquences ; une utilisation de l’ellipse qui brouille encore un peu plus les pistes et qui rend le film encore plus déroutant, et par là même captivant.


Non content de réussir l’exploit de ne jamais nous ennuyer avec un film de plus de deux heures dont la thématique principale est l’ennui, le film brosse également un tableau de l’armée assez peu glorieux, vue au travers le regard d’une recrue fraiche émoulue des écoles militaires, un jeune Lieutenant pour qui la forteresse de Bastiano est sa première affectation. Il y rencontre un officier impitoyable, faisant régner une discipline de fer afin de faire oublier l’ennui à ses hommes, capable de les emmener à la mort pour un simple plantage de drapeau au sommet d’une montagne (Giuliano Gemma), un autre ne rechignant pas à faire tuer un de ses hommes par bête respect des directives et à cause d’un mot de passe oublié (Francisco Rabal), un autre espérant fortement l’arrivée d’un ennemi afin de tromper sa langueur (Max Von Sydow) alors que son collègue rêve d'en récolter les lauriers de la gloire (Helmut Griem), ou encore un général, sous ses allures bonhommes, trop pointilleux sur la paperasse administrative (Philippe Noiret). Les autres officiers sont soit trop vieux (Fernando Rey), soit malade (Laurent Terzieff), sans compter le relativement évanescent commandant de la place (Vittorio Gassman) ainsi que le discret médecin (Jean-Louis Trintignant). [Par cette énumération des officiers en place, vous aurez ainsi eu dans le même temps un aperçu de l’imposant casting.] Néanmoins, intelligemment et sans aucun manichéisme, les auteurs ne font d’aucun de leurs protagonistes des êtres haïssables, mais au contraire, malgré leurs défauts, des êtres de chair et de sang tous plus ou moins attachants ou tout du moins non dépourvus d’humanité. Évidemment, l’immense talent de tous ces comédiens aide grandement, même si en raison de leurs différentes nationalités et comme pour quasiment toutes les coproductions de l’époque, à l’instar des films italiens, le film a été intégralement postsynchronisé, ce qui en l’occurrence renforce le trouble que nous ressentons déjà à cause de cette impression de ‘fausseté’ due à l’enregistrement des voix en studio.

Le jeune et naïf lieutenant, plein de fougue et de rêve de gloire, découvre cet univers guindé et ses cérémonials pompiers avec ébahissement, s’étonnant aussi du luxe dans lequel les officiers déjeunent ainsi que de l’absurdité des moyens déployés pour pas grand-chose, simplement pour défendre une "frontière morte" comme on le lui explique dès son arrivée. Il règne dans cette forteresse une atmosphère assez lourde au sein de laquelle Drogo se sent immédiatement mal à l’aise au point de penser à demander sans attendre sa mutation, abordant tout d'abord le problème avec le médecin qui, connaissant les troubles psychologiques susceptibles de se produire en ces lieux, est tout prêt à le soutenir. Le jour venu (quatre mois après), il préfèrera finalement s’abstenir de solliciter son transfert, commençant à être ensorcelé par Bastiano, ses ‘habitants’, l’ambiance qui y règne et le rythme des semaines ponctué par les allers-retours à la redoute et par les tours de garde, commençant à devenir persuadé qu’il va s’y passer quelque chose, que les ‘fantômes’ Tartares vont se mettre à les attaquer. Le temps s’écoule lentement mais il finit par s’y habituer et même y prendre goût, sans se rendre compte que ces lieux le transforment progressivement en vieillard blafard comme s’ils lui avaient pompé toute sa vitalité. Jacques Perrin trouve peut-être ici son plus beau-rôle, sa métamorphose physique étant un véritable exploit des maquilleurs, le comédien étant quasiment méconnaissable en toute fin de film sans presque qu’entre temps nous nous en soyons rendu compte. Les autres comédiens, sans avoir autant de temps de présence, ne se montrent pas moins excellents eux aussi, Max Von Sydow en tête, sa dernière séquence s'avérant une des plus poignantes.


Il y a un côté profondément romantique mais également pathétique à voir ces soldats désœuvrés rêvant de l'apparition d’éventuels ennemis pour les sortir de leur léthargie par l'engagement d'un combat. A l'instar de cet espoir un peu fou sans cesse reculé, Il s'agit donc également d'un film sur la frustration, le cinéaste jouant aussi sur celle du spectateur, lui refusant parfois des images qu’il s’attendait impatiemment à découvrir (comme tout simplement les Tartares du titre), ou bien lui en cachant d'autres comme lors de cette scène où Drogo s’évanouit après avoir vu une chose l’ayant grandement choqué ou surpris, et dont nous n’aurons pas l’occasion de savoir vraiment de quoi il s'agissait. Comme on a pu le constater lors de la description de son script, Le Désert des Tartares aborde donc aussi les thématiques de la discipline militaire, de la démence découlant de l’ennui (nous même ne savons pas vraiment à la fin si nous avons vu ou non la charge des Tartares, l’hypothèse d’un mirage n’étant pas totalement évacuée), de l’utilité ou non de l’armée dans certaines circonstances ou certains lieux, et plus globalement de l’absurdité de nos existences. Mais il pose bien plus de questions qu’il n’en résout ; de là une grande partie du durable envoutement causée par cette histoire hautement symbolique sur la destinée humaine. Aucun élément féminin (que ce soit en images ou en paroles hormis au tout début ), très peu d’action excepté une superbe chasse au sanglier d’une belle vigueur ainsi que la montée d’un col en plein hiver, mais néanmoins jamais d’ennui ressenti grâce aussi à une évocation des ennemis au travers d’images presque fantastiques (le cheval blanc seul au milieu du désert éclairé par la lune, des silhouettes embrumées, d’étranges lumières à l’horizon...)

Un film abstrait et fantomatique d'où sourd une profonde mélancolie. Mais aussi un film d’aventure sans action, un film de guerre sans combats, un film romantique sans femmes ; de quoi décourager ou frustrer pas mal de spectateurs non avertis ! Quoi qu’il en soit, même si parfois un peu guindé et non dépourvue de certaines maladresses, une aventure humaine psychologiquement passionnante pour cette adaptation hallucinée du beau roman de Dino Buzzati, poignant récit de l’échec et de la résignation, Drogo devant quitter la forteresse au moment même où il allait enfin se passer quelque chose : ou comment l’attente de toute une vie se défile au moment même où les légendes et chimères qu’un homme s’était construit pour donner un sens à sa présence en ces lieux hiératiques allaient enfin prendre forme. Une ironie du destin qui vient mettre un terme à ce curieux film de Valerio Zurlini, point final de sa remarquable filmographie encore bien trop méconnue.

En savoir plus

La fiche IMDb du film


 

Par Erick Maurel - le 18 août 2014