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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Cycliste

(Bicyleran)

L'histoire

Nasim, réfugié afghan en Iran, doit trouver de l’argent pour soigner sa femme mourante Noghre, qu’il a placée dans un hôpital iranien vétuste où elle agonise tandis qu’il cherche un moyen de payer ses frais médicaux. Nasim accepte alors le pari fou de pédaler durant 7 jours et 7 nuits sans poser le pied au sol en échange d’une somme suffisante pour sauver son épouse. Très vite, les passants s’accumulent autour de Nasim et son exploit prend peu à peu une tournure politique, certains lui vouent même un culte quasi religieux. Ce fanatisme inquiète alors les gouvernements et sa performance se transforme de fait divers en affaire d’Etat.

Analyse et critique

Le Cycliste, réalisé par Mohsen Makhmalbaf en 1987, est le second film de sa « trilogie mostazafin », dont le fil conducteur est la justice sociale (un mostazafin est un déshérité au nom duquel la révolution islamique de l’imam Khomeini s’est faite). Par l’intitulé de cette trilogie, Le Cycliste prend déjà une tournure politique. En effet, Makhmalbaf va y présenter les réalités complexes du monde qui l’entoure, sa violence apparente mais aussi la douceur qu’elle dissimule. Néanmoins, le cinéaste fait principalement oeuvre de dénonciation par la métaphore et l’allégorie, en partie parce qu’il vit alors en Iran et qu’il doit donc faire preuve de discrétion pour ne pas être discrédité, mais aussi pour bénéficier de financements et éviter la censure (il quittera l’Iran en 2004 pour protester contre le retour de cette censure "fasciste"). Cela explique qu’à aucun moment on ne puisse identifier le pays dans lequel se situe l’action hormis lorsque l’on voit des véhicules, qui sont immatriculés au Pakistan. La plus grande majorité des scènes, quant à elles, sont tournées en Iran, ainsi l’espace géographique du film devient fictif, accusant moins directement l’Iran pour généraliser le propos à l’ensemble du monde.


Makhmalbaf, qui avait tout d’abord été un fervent partisan de l’imam Khomeini, change ici de ton et décide de donner une voix à la classe populaire en critiquant le gouvernement iranien. La pauvreté y est montrée sans filtre : des travailleurs afghans creusant des tranchées dans le désert aux plus désemparés qui s’allongent sous les roues d’un bus, espérant que, s’ils sont aperçus, les apitoiements des passagers leur rapportent quelques pièces. Nasim, d’abord observateur comme nous de cette tragédie humaine, devient à son tour celui qui s’allonge sous le bus et cesse alors en quelque sorte d’être complice avec le spectateur. La réalité est énoncée crûment et s’organise comme une fable néoréaliste dont Makhmalbaf ne renie pas la parenté, fier de formuler au sujet de son film que « ce sont de vrais gens dans une histoire réelle. » Ainsi se met peu à peu en place la reconstruction d’une société entière autour de Nasim, des classes les plus pauvres aux parieurs multimillionnaires.

Ces "vrais gens" au sein de cette micro-société reproduisent alors les mêmes schémas que dans leur vie courante, ils se nourrissent cruellement du désespoir des plus démunis. Nasim devient une incarnation contraire de la société à lui seul, on veut lui ressembler et on cherche à percer son secret. Les différents acteurs se laissent donc aller à toutes les expériences (dopage et tentatives d’empoisonnement, propagande - spirituelle ou politique - à son effigie), l’utilisant ainsi comme un cobaye symbolique et observant ses réactions ou les effets qu’il produit pour en tirer des conclusions plus générales. Malheureusement pour ses détracteurs, Nasim ne laisse rien paraître, si ce n’est de la fatigue. Les activités qui se pressent et se structurent autour de lui le laissent indifférent.


Lorsque la caméra suit son visage au premier plan tandis qu’il tourne inlassablement, on sent bien d’ailleurs que son regard est immobile et que par conséquent, il ne regarde pas ce qui l’entoure mais constate seulement un flou uniforme (comme nous le voyons nous-mêmes dans la foule au second plan). Il n’est plus ni spectateur ni décideur même de ses propres actions, seulement une victime indifférente à sa propre souffrance, s’échappant dans des rêves éveillés où la vision de sa femme dans des apparitions géométriques et esthétisées lui permettent de trouver la force pour continuer à pédaler.

Si Nasim n’est plus épris du spectacle qui l’entoure, il n’en est pas de même pour le spectateur qui se retrouve forcé de s’y intéresser, voire de s’y identifier. La mise en scène viens nous y obliger, en cadrant souvent l’action et les personnages de très près et en surchargeant le décor lors des plans plus éloignés, si bien qu’il en résulte une impression d’enfermement. La majorité des scènes sont tournées en extérieur et néanmoins la sensation d’oppression est présente, renforcée par les nombreuses contre-plongées, au sein desquelles les personnages menaçants peuvent asseoir leur domination sur le cadre et le spectateur. Cette oppression de l’image sur le spectateur est celle de la société sur Nasim, celle aussi du gouvernement sur l’industrie cinématographique. Mohsen Makhmalbaf ne nous laisse pas d’échappatoire, n’évoque aucun espoir dans le futur de ces oppositions, le dernier plan du film est une énième contre-plongée, et la boucle est bouclée, ou plutôt elle ne se boucle pas, tandis que Nasim continue de pédaler en cercle, alors que sa femme est sauve.

La vision du réalisateur semble alors empreinte d’un fatalisme cynique : « Nous sommes tous heureux et pleins d’espoir » beugle un officiel au mégaphone, tandis que des écoliers surplombants la ronde de Nasim lancent des roses sur le cycliste miraculé (contre-plongée à nouveau). Le cercle qui ne se rompt pas, les puits sans fond dans lesquels Nasim tombe durant son sommeil, les interminables fossés creusés par les travailleurs afghans sont autant d’éléments pessimistes, Iran Sisyphe moderne. Le film ne nous laisse presque aucun repos, aucun apaisement, comme il n’en laisse aucun à Nasim. La temporalité de la narration est donc très soutenue et permet au film de nous maintenir en haleine. Le réalisateur ne s’étend pas dans ses scènes d’exposition et garde uniquement l’essentiel pour nous donner un film d’une durée d’une heure vingt qui a le mérite de ne rien avoir en trop. Dans cet espace qui devient huis clos, on ressent la course du temps et on attend l’implosion inévitable comme dans un film de Sidney Lumet (12 hommes en colère, Un après midi de chien), à cette différence près que Mohsen Makhmalbaf ne satisfera pas notre désir égoïste de spectateur et ne nous proposera aucune résolution au conflit : Nasim gagne son pari mais continue tout de même de pédaler ; sa femme, retournée dans son lit d’hôpital, tend le bras vers nous, nos questions trouvent peu de réponses.


Si Le Cycliste ne nous propose pas ou peu de solutions, c’est qu’il a été imaginé et conçu dans le but de nous faire réfléchir sur nos rapports humains, sur la lutte des classes et sur notre rôle à l’intérieur de la société , il vise aussi à sensibiliser les Iraniens sur « l’iranité » et la notion d’appartenance, à travers l’histoire de Nasim qui est caractérisé d’Afghan et non pas de citoyen par les forces politiques. Aussi, il critique les élites gouvernementales et leur rapport au peuple, ainsi que leur manque d’implication dans la vie quotidienne des citoyens, inépuisable rengaine. Finalement les pistes de réflexion qu’ouvre Makhmalbaf sont innombrables, elles sont toutes les tares de la société iranienne, pouvant souvent être généralisées à l’ensemble du monde, et malheureusement toujours actuelles 30 ans plus tard.

Derrière ces différentes strates, que le réalisateur évalue au nombre de quatre (famille, social, politique et philosophique), il ajoute ensuite une cinquième couche, magique. Plus dur à évaluer, cette dernière est néanmoins ce qui rend le film singulier, ce qui lui donne un intérêt particulier au-delà de ses intentions primaires et intellectuelles. Elle s’immisce premièrement par la composition, dont nous avons déjà parlé, puis par la mise en scène des formes et des couleurs, respectivement symétriques et saturées, mettant en avant la profusion de celles-ci et leur assemblage cohérent. Dans les scènes de nuit, le bokeh et les effets de lumière viennent donner un sentiment plus illusoire et somnifère, justifié par la demi-conscience de Nasim luttant contre ses visions délirantes. De jour, les couleurs sont vives, les visages orangés et le sable du désert ou des routes remplissent l’image d’une profondeur organique.

C’est ensuite à la musique de venir se superposer pour nous laisser ressentir l’irreprésentable, musique presque omniprésente, aux confluences des harmonies traditionnelles orientales et de sonorités plus électro. A nouveau, elle vient se poser par nappes lentes, principalement tristes, puis elle devient haletante et horrifique (cris aigus au synthétiseur) lorsqu’elle se fait plus rapide. Le thème principal composé par Majid Entezami, revenant sans cesse à différents tempos, et dans plusieurs versions, en devient hypnotique. L’ensemble de la bande originale est d'ailleurs remarquable.


Le Cycliste peut donc être apprécié pour son esthétique singulière et la composition par laquelle l’auteur transforme et met en scène l’histoire, la magie du film. Makhmalbaf réalise un film durant lequel on ne s’ennuie pas, un film très réussi malgré un budget faible et des moyens techniques vétustes. Il ne sera malheureusement distribué en Iran que dans deux salles de cinéma. La métaphore aura été trop directe, et la censure viendra donc officieusement empêcher le film d’être diffusé. Cela nous rappelle qu’il s’inscrit dans un contexte aux enjeux politique forts et qu’il doit être vu comme le témoignage d’une époque et de ses torts. Les questions que le réalisateur choisit d’y introduire sont une réaction aux injustices de la société iranienne. C’est pour cela que Makhmalbaf dit à propos de l’intrigue principale qu’elle est « simple et si compliquée à la fois », probablement faut-il donc plusieurs visionnages pour rendre au film ce qu’il tente de nous donner et le voir ainsi sous toutes ses facettes.

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La fiche IMDb du film

Par Victor Tarot - le 16 janvier 2018