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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Comédien

L'histoire

En trois actes, la vie et l'oeuvre de Lucien Guitry, père de l'auteur.

Analyse et critique

Pour ses débuts de metteur en scène de cinéma en 1935, Sacha Guitry – alors en partie convaincu que le cinéma n’avait pour vocation que de contribuer à la postérité de ses œuvres théâtrales – avait choisi d’adapter l’une des ses plus célèbres pièces, Pasteur, écrite et montée plus de quinze ans auparavant, en 1919, et il y jouait un rôle qui avait initialement été créé sur scène par son père Lucien.

Douze ans plus tard – et après avoir pendant près d’une décennie découvert puis embrassé pleinement les potentialités du médium cinématographique –, pour son retour après trois ans d’inactivité (1), il décide d’adapter Le Comédien, pièce dont la première s’était tenue en janvier 1921, au Théâtre Édouard VII, avec Lucien Guitry dans le rôle-titre. Évidemment, désormais, le Comédien, c’est lui, Sacha.

La pièce était une biographie indirecte, variation plus ou moins libre autour de la vie – et de la carrière – de Lucien Guitry, qui y jouait une version absolue, optimisée, de lui-même, où il n’était jamais tout à fait nommé... mais avait-il besoin de l’être ? Le projet d’adaptation cinématographique fut un temps nommé Place au théâtre (ce qui tenait peut-être de la provocation) puis Lucien Guitry (ce qui avait le mérite d’expliciter les choses), mais Sacha revint bien vite au titre initial : il avait certes ajouté à la pièce des éléments factuels décrivant la naissance, l’enfance ou les débuts de Lucien, mais cette oeuvre demeurait Le Comédien, car personne d’autre que Lucien ne pourrait jamais prétendre à ce titre, n’est-ce pas ? « Que Lucien Guitry ait été le plus grand comédien de son temps, voilà qui ne fait je crois de doute pour personne », est-il ainsi affirmé dès l’introduction.

Le prétexte du Comédien, pièce tout entière dévolue à démontrer la grandeur de son père, est pour le moins ambivalent : certes, Sacha voue une admiration sans limites à cette figure patriarcale imposante (et autrefois même inhibante). Mais en 1947, Sacha a au moins autant besoin de rappeler l’importance de sa propre figure, qu’il estime salie par la rumeur et la calomnie. Les proximités (dont il joue volontiers) entre ce qu’il décrit de Lucien et ce qu’il est alors (2) entretiennent ainsi abondamment le trouble, et la démarche hagiographique se démultiplie en sa direction : quand la pièce, en substance, affirme que c’est par le biais de son art qu’on doit juger un comédien, et non des décisions parfois douloureuses qu’il est mené à prendre au nom de celui-ci, de qui parle-t-il vraiment ?

L’intérêt du Comédien ne se trouve donc pas vraiment dans ce qui y est raconté : d’une part, l’articulation entre le général et le particulier est assez maladroite (aux amples considérations sur l’existence de Lucien ou sur son métier succèdent des scènes parfaitement anecdotiques), et d’autre part, la simple véracité des faits y est d’une remarquable souplesse : à titre d’exemple, la mise en scène de la mort de Lucien relie au sein d’une même séquence deux événements en réalité séparés de plus de deux ans (3) !

La valeur du film, en particulier pour sa position particulière dans la filmographie du cinéaste (en amorce de sa « deuxième carrière »), tient donc plutôt à ce que Guitry cherche à faire passer de ses conceptions sur l’art de jouer – cet art où Lucien excellait, incontestablement, mais où lui-même se débrouille plutôt bien…

En premier lieu, il s’agit du jeu de l’acteur, évidemment, dont Sacha comme Lucien placent si haut la mission : comme il en livrera d’autres (dans Toâ ou plus encore dans le sublime monologue final de Deburau), Sacha Guitry offre ici une véritable profession de foi, car « il ne faut pas être amoureux du théâtre... il faut l'adorer. Ce n'est pas un métier, le théâtre, c'est une passion ! ». Le comédien se doit d’être dévoué à son art, au point – démonstration incontestable – d’accepter de perdre celle qu’il aime plutôt que de la laisser mal jouer : le respect dû au public ne tolère pas la médiocrité.

Le comédien, être si particulier dont le métier consiste à chaque soir prétendre être quelqu’un d’autre pour amuser (et être aimé de) ceux qui sont venus le regarder : la dévotion se mêle d’un narcissisme flagrant. « Je suis seul mais j’ai demain un rendez-vous d’amour avec mille personnes »…

Jamais, chez Sacha, le propos sur l’engagement du comédien vis-à-vis de son art et de son public n’avait été si excessif, et peut être lu de deux façons, pas nécessairement contradictoires d’ailleurs. D’une part, Sacha, qu’on a privé de parole pendant de longs mois, veut désormais s’exprimer, pleinement, abondamment, inconditionnellement… il veut rappeler ce qu’il est, et il veut qu’on l’écoute. Mais d’autre part, il conserve une forme d’aigreur vis-à-vis de ceux qui l’ont commenté, critiqué, trahi parfois, et s’il place le comédien sur son piédestal, c’est aussi pour lui permettre de regarder de haut ceux qui gravitent autour de lui. Acteurs sans talent, directeurs de théâtre sans parole, mais aussi régisseurs, habilleuses, critiques ou spectateurs, tout ce petit monde alimente dans Le Comédien le fourmillement grotesque des loges ou des coulisses, et Sacha s’en amuse. Le détachement ironique autant que la justesse de la description (ce petit monde, il ne l’a que trop bien observé) constituent le sel de son film – par ailleurs pas exempt de défauts, l’écriture comme l’interprétation du personnage de Jacqueline (incarné par Lana Marconi, sa nouvelle maîtresse, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’est pas Jacqueline – tiens donc – Delubac) étant inégales.

Mais chez Guitry, le jeu cinématographique s’accompagne souvent d’un questionnement autour de l’identité qui prend dans Le Comédien une dimension assez vertigineuse. Nous l’avons rappelé, Guitry était venu au cinéma pour "mettre en conserve" ses propres pièces, et ainsi figer dans l’éternité ses textes autant que son image. Mais il avait ensuite découvert les multiples potentialités de l’art cinématographique, notamment ses pouvoirs d’ubiquité ou de compression du temps, ce qui lui avait autorisé dans Remontons les Champs-Elysées d’opérer cette rencontre, symptomatique et fantasmatique, entre le Général Bonaparte et l’Empereur Napoléon Ier.

Dans la dernière partie du Comédien, Sacha Guitry opère sur le même registre pour multiplier les tours de passe-passe formels visant à créer un dialogue entre… entre qui, au fait ? Entre le Comédien et son fils auteur ? Entre Lucien et Sacha ? Entre Sacha et lui-même ?

Dans un premier temps, l’approche est celle, ludique, d’un magicien fier de révéler ses tours (comme il faisait, littéralement, face au miroir dans Le Roman d’un tricheur) : cela débute par un faux panoramique, au passage d'une porte, passant du fils au père ; puis au gré d’un lancer de cane puis de chapeau, il montre au public qu’il peut réunir père et fils, mort et vivant, Sacha/Lucien et Sacha/Sacha, dans un même mouvement. Puis c’est un plus subtil jump-cut sur un paravent qui fond leurs images pour semer la confusion. "Et j'en profite d'ailleurs pour te serrer la main".

Et c’est enfin la séquence de la table de maquillage, où Lucien explique au journaliste stupéfait que la photographie de Pasteur qui lui sert de modèle n’est pas véritablement celle du savant, mais la sienne (c’est à dire celle de Lucien) lorsqu’il avait interprété Pasteur. Et le spectateur – qui lui sait qu’il s’agit en réalité, partout, de Sacha – de sombrer dans l’abîme (ou l’abyme, voyez, on ne sait même plus).

Un peu plus tard, sur scène et sous les yeux d’un public qui n’y voit que du feu, le Comédien écrit un mot adressé à une comédienne (Eleonora Duse, dite La Duse) qu’il a aperçue au balcon. Il n’a jamais arrêté de jouer, mais les spectateurs n’ont pas vu ce qu’il faisait d’autre. Le talent visible n’est que la partie émergée de l’iceberg de son génie.

Ce faisant, en quelque sorte, Sacha tord le coup au mythe du comédien possédé, guidé malgré lui par le personnage qu’il doit incarner. Il révèle à quel point son art est, à tout instant et jusque dans sa capacité à laisser croire le contraire, affaire de contrôle, de maîtrise, de pouvoir. Les illusions, les trompe-l’œil et les coups d’esbroufe ne doivent pas masquer l’essentiel : Sacha est de retour aux affaires, et c’est lui qui tient les rênes. Talleyrand n’est déjà pas loin (4).

(1) On ne refera pas ici l’historique – l’arrestation, l’incarcération, le procès avorté – des événements s’étant déroulé entre août 1944 et octobre 1947 et qui l’auront pendant trois ans tenu éloigné des plateaux de théâtre ou de cinéma
(2) Comme le relève Noël Simsolo, « ils se ressemblent alors comme des jumeaux » : en 1947, Sacha a 62 ans, Lucien en avait 61 quand il fut Le Comédien sur scène.
(3) La première de l’Amour masqué se tint le 15 février 1923, Lucien Guitry est mort le 1er juin 1925.
(4) Son retour au cinéma aurait dû être son adaptation du Diable boiteux, et il n'adapta Le Comédien qu'à cause des soucis rencontrés par son scénario auprès de la censure. Qu'à cela ne tienne, sa biographie toute personnelle de Talleyrand sera son film suivant, et ce sera l'un de ses plus importants.

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Par Antoine Royer - le 28 décembre 2023