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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Coeur est un chasseur solitaire

(The Heart Is a Lonely Hunter)

L'histoire

Malgré son nom, John Singer ne chante pas. Il est sourd et muet. Mais il sait lire sur les lèvres, ce qui lui permet d’avoir une vie sociale normale et l’amène à devenir le tuteur de son ami Spiros, quand celui-ci, sourd-muet comme lui, mais attardé mental, est rejeté par sa famille et placé dans une institution. Singer déménage alors pour pouvoir continuer à le voir régulièrement. Et c’est la ville du Sud des États-Unis dans laquelle il s’installe que nous découvrons par son entremise. Dans ce décor apparemment paisible se révèlent peu à peu de très fortes tensions, les rêves des uns n’étant pas forcément ceux des autres. Simple observateur au départ, Singer est amené à jouer un rôle de plus en plus important dans la vie de certains, qu’il s’agisse de la jeune Mick, dans la famille où il a trouvé à se loger, ou de gens que le hasard met sur son chemin.

Analyse et critique

À la fin des années soixante, à quelques mois d’intervalle, Alan Arkin interprète dans Seule dans la nuit le rôle d’un tueur psychopathe que doit affronter une jeune femme aveugle (incarnée par Audrey Hepburn) et celui d’un sourd-muet dans Le Cœur est un chasseur solitaire. On pourra voit dans ce « rééquilibrage » une justice immanente, mais on regrettera que celle-ci ne s’étende pas aux films eux-mêmes. En effet, si Seule dans la nuit est gravé, et à juste titre - grâce à un finale saisissant -, dans les mémoires de nombreux cinéphiles, Le Cœur est un chasseur solitaire est encore aujourd’hui un film méconnu, alors même qu’il pourrait être signé Robert Mulligan. Mais le Robert qui l’a réalisé se nomme en l’occurrence Robert Ellis Miller et a essentiellement travaillé pour la télévision. (Quelques-uns de ses films pour le grand écran ont conquis le public anglo-saxon, mais qui a vu en France Reuben, Reuben ou Brenda Starr, malgré la présence de Tom « Furyo » Conti dans le premier et de Timothy 007 Dalton dans le second ?)

Oui, essentiellement pour la télévision. Mais on peut gager que c’est son expérience des limites de temps et de budget - à la fin des années soixante, les téléfilms étaient bien loin de ressembler à des superproductions - qui lui permit de réaliser un film à la fois aussi complexe et aussi lumineux que Le Cœur est un chasseur solitaire quand il fut engagé pour cette tâche dix jours à peine avant le début du tournage.

Ce film est l’adaptation du premier roman écrit par Carson McCullers (1), qui est a priori plus une chronique qu’autre chose. Si histoire il y a, elle est dans la révélation progressive - et c’est pourquoi la référence à Mulligan s’impose - de la violence qui se dissimule sous la tranquillité de façade d’une petite ville du Sud des États-Unis. Le schéma est traditionnel : nous découvrons lieux et gens à travers les yeux d’un étranger. À travers ses yeux seulement, puisque Singer est sourd et muet. Mais c’est son handicap qui lui confère parfois une supériorité sur le commun des mortels. Lorsqu’un chômeur ivre passe sur le trottoir et crie devant la vitrine d’un restaurant sa haine du monde et des nantis, Singer est le seul de tous les clients attablés à « l’entendre », puisqu’il lit sur les lèvres.

À vrai dire, quoique à différents niveaux, la solitude annoncée par le titre Le Cœur est un chasseur solitaire est la chose du monde la mieux partagée. Il y a par exemple cette infirmière qui n’ose annoncer à un visiteur la mort d’un patient parce c’est la prérogative du médecin. Ou ce petit garçon qui, bien qu’il ait à ses côtés deux compagnons de son âge, se sent exclu parce que sa grande sœur organise une party à laquelle il n’est pas invité. Ou encore ce médecin noir qui ne soigne que les Noirs parce qu’il est las des humiliations que lui font subir les Blancs, las de cette attente qu’on lui impose toute une après-midi dans un service public pour l’informer en riant quand arrive le soir que la personne qu’il voulait voir est partie depuis plus d’une heure.

Exclusion volontaire ou involontaire ? sociale ou métaphysique ? Peu importe, parce que le mal est si contagieux qu’il finit par se glisser à l’intérieur même de chaque groupe. La fille du médecin noir ne peut pas supporter que l’excessive vertu de celui-ci l’amène à faire ce qu’elle pense être le jeu des Blancs. Le responsable de manège qui pourrait et voudrait témoigner que le Noir qui a blessé un Blanc dans une fête foraine était en état de légitime défense ne peut le faire puisque son ivresse d’un soir passé devient pour les autres Blancs prétexte pour l’empêcher de se présenter devant le juge...

À bien des égards, Le Cœur est un chasseur solitaire est un film d’horreur - film d’horreur sans monstres, sans morts vivants, sans effusion de sang, mais avec l’omniprésence d’un destin qui prend un malin plaisir à semer des malentendus et à donner au moindre incident une ampleur qui débouche sur une catastrophe, parfois en l’espace de quelques secondes. Un femme blanche perd l’équilibre. Un Noir tend les bras pour l’empêcher de tomber. Le mari, qui n’a vu que la fin de la scène, accuse le Noir d’avoir malmené sa femme, et fait en représailles tomber l’épouse du Noir...

« La mort est toujours la même, mais chacun meurt à sa façon », écrit Carson McCullers au début de son roman L’Horloge sans aiguilles. Piètre consolation que cette idiosyncrasie funèbre. Elle ne fait même qu’aggraver les choses, en renvoyant chacun à sa solitude. Mais il arrive que des solitudes finissent par se rejoindre et se reconnaître. Mick, la jeune héroïne du Cœur est un chasseur solitaire (premier rôle de Sondra Locke avant qu’elle ne devienne la partenaire de Clint Eastwood dans plusieurs films, dont Sudden Impact), n’a que ressentiment au départ à l’égard de ce John Singer qui vient loger dans sa chambre (qu’il a fallu louer parce qu’un accident du travail prive son père, et sans doute à jamais, de l’essentiel de ses revenus). Mais c’est ce dummy, ce sourd-muet qui, paradoxalement - ou très logiquement ? - comprend le mieux sa passion pour la musique et qui, à défaut du piano dont elle rêve, lui offre le tourne-disque qui lui permet d’écouter du Mozart ou du Beethoven.

C’est le même Singer qui jouera les interprètes et permettra au médecin-noir-qui-ne-soigne-que-les-Noirs (admirable Percy Rodriguez, que reconnaîtront les fans de Star Trek) de soigner comme il convient l’un de ses patients, lui aussi sourd-muet. Inutile de préciser que, comme E.T., ou comme Jésus peut-être, cet étranger repartira vers d’autres cieux, mais il aura, par un geste, par un regard, par un sourire (on ne célébrera jamais assez le talent d’Alan Arkin), réconcilié le père et la fille, le frère et la sœur, prouvé qu’un Noir peut avoir, malgré qu’il en ait, un Blanc pour meilleur ami, et montré que la haine d’autrui n’est jamais qu’une forme de haine de soi-même.

(1) Parmi les autres adaptations cinématographiques de l’œuvre de Carson McCullers, on retiendra en particulier Reflets dans un œil d’or de John Huston, avec Marlon Brando et Elizabeth Taylor, et L’Effrontée de Claude Miller - adaptation non avouée, mais poursuivie en justice, du roman Frankie Addams.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Frédéric Albert Lévy - le 5 juillet 2021