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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Vie criminelle d'Archibald de la Cruz

(Ensayo de un crimen)

L'histoire

Alors qu’il est enfant, Archibald apprend par la bouche de sa jolie gouvernante que la boîte à musique offerte par sa mère dispose d’un extraordinaire pouvoir : donner la mort à la personne de son choix. Par jeu, il pense à la mort de la jeune femme. La belle s’écroule, touchée par la balle perdue d’un révolutionnaire. Devenu adulte, Archibald retrouve la boîte à musique qui lui rappelle le délicieux cadavre de la gouvernante, la robe très remontée sur ses belles jambes. Archibald conçoit alors le projet de tuer toutes celles qu’il aimera, grâce au funeste pouvoir de la boîte magique...

Analyse et critique


La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz, c’est d’abord une scène : celle d’un mannequin jeté (en lieu et place de son modèle) dans un fourneau, après qu’une de ses jambes a été disloquée en trajet, et dont le tissu brûle, pour révéler les formes du corps copié, avant que la matière n’en fonde et qu’il ne reste du crime (car la scène est montée telle un véritable assassinat) qu’une chaussure qui pourrait incriminer le criminel face à ses visiteurs. Le cinéma, art de l’artifice, qui filme (en principe) de faux meurtres n’est pas que (selon la formule de Truffaut qui a écrit sur ce film de Luis Buñuel) l’art de faire de jolies choses à de jolies femmes, mais aussi celui des vilaines choses, de la pulsion, de la folie ordinaire mise à jour. Et cela, Buñuel tient à nous le rappeler en s’amusant, ne tient pas à conséquence. Son film possède, comme souvent chez lui, l’allure d’une plaisanterie, avec son criminel repentant allant à de multiples reprises se dénoncer aux autorités pour des crimes qu’il n’a pas commis mais rêvés, pour se voir reconduit : s’il fallait emprisonner tous ceux qui avaient imaginé assassiner quelqu’un... Avec ce film, un des plus frappants de sa période mexicaine, il traite, avec toute la passion surréaliste de rigueur, des droits de l’imagination, de la liberté intellectuelle (en se moquant littéralement de l’idée de crimes de la pensée) et, par l’absurde, de l’inanité d’une responsabilité face à ses propres désirs (un homme éconduit à de multiples reprises, sorte d’incel séminal, versant rentier, imagine celles qu’il a approchées maintenant mourir avant que cela ne leur arrive pour de vrai : vraiment ?). Il passe au tamis de la comédie noire des archétypes du film noir, du thriller psychanalytique, pour créer des visions à la fois splendides et à deux doigts de la parodie. L’humour de Buñuel n’est pas qu’un agrément, il est la condition de sa liberté d’esprit, ce qu’il défend contre les tartuffes et tristes sires de tout bord : on pourrait dire que le vrai crime d’Archibaldo est d’en manquer.


Toutes les vies ont quelque chose de criminel pour Buñuel, mais cela n’est surtout pas à prendre littéralement - sans quoi les tribunaux se retrouveraient avec autant de délinquants de la pensée sur les bras que de citoyens. Cette faille en chacun a trait au subconscient, à nos latences peuplées de traumas à reproduire en tentant de les réparer et de souhaits refoulés dont le retour se fait d’autant plus violent qu’il a été activement repoussé. Tout commence pour Archibaldo par une scène primitive de son enfance. Sorti du placard (sic) déguisé comme sa mère (le film traitera beaucoup de la mode, de sa fabrication, de l’attrait du glamour qui est aussi lié à l’apathie politique), il ne se fait jamais gronder, mais à ce moment offrir une boîte à musique, surmontée d’une ravissante danseuse. Sa gouvernante (d’une ressemblance physique très frappante avec une femme qui l’obsèdera à l’âge adulte) s’impatiente d’avoir à répondre à tous les vœux de ce gamin gâté pour délester le quotidien d’une mère frivole, déjà sur le départ pour une nouvelle mondanité. Dehors, quelques étages en-dessous, c’est le bruit du peuple, des révolutionnaires mexicains qui veulent prendre le pouvoir, sous le regard (ou plus exactement les oreilles) indifférent(es) de cette haute-bourgeoisie locale (L’Ange exterminateur traite encore plus littéralement de cette existence en vase clos). La nourrice s’approche de la fenêtre et (dans une ironie terrible : celle-ci éprouvant apparemment un mouvement de solidarité avec les insurgés) se prend une balle perdue. Tandis que la boîte à musique délivre encore sa mélodie, l’enfant contemple le cadavre (aux jambes très désirables) et en éprouve ce qu’il comprend adulte (c’était un flash-back) être du plaisir.


L’imbrication du désir et de la lutte des classes est immédiate, celle-ci étant rappelée des années plus tard par le 408, avenue des Insurgés où se situe l’atelier où retrouver la belle qu’Archibaldo convoite (ou, un peu plus indirectement, par une présence américaine qui se fait désirer grâce à ses dollars). Homme riche, respecté parce que craint pour ses moyens (quand son caractère moral porte à caution, un brocanteur rappelle qu’il vaut mieux une fripouille fortunée qu’un pauvre honnête), estimé pour sa position bien que considéré comme un peu étrange voire déphasé par ceux qu’il rencontre, c’est pourtant un homme en peine avec les femmes : il ne parvient pas à séduire celles dont il voudrait conquérir le cœur, ou carrément la vie (une demande en mariage qui flatte la mère mais plonge la jeune fille dans le désarroi) et laisse perplexe celles prêtes à se faire acheter des faveurs sexuelles (la demi-mondaine du casino) quand il s’avère que ce qu’il attend d’elles est tout autre chose qu’une relation sexuelle - et qu’il ne peut lui-même nommer ce dont il s’agit. Archibaldo est un être opaque à lui-même, condamné à l’incompréhension parce qu’il ne se comprend nullement lui-même. Incapable de se confronter au principe de réalité (alors que celle-ci lui résiste déjà beaucoup moins qu’à d’autres au vu de ses moyens), il se perd dans des rêveries morbides, des compensations homicides privées (assez voisines de celles d’Infidèlement vôtre, qui traitait aussi de ce thème mortifère à la plaisanterie). De garder sa noirceur pour lui ne lui suffit pas : il faudrait que la société lui en tienne rigueur.


En bon catholique, il conçoit de sa vie intérieure une immense culpabilité, qu’il voudrait voir punie par la loi - et le film de se faire son complice comme pour le sanctionner d’avoir désiré et cru à cette idée : les morts qu’il rêve se réalisent. C’est d’abord celle d’une religieuse qui tombe dans le vide d’une cage d’ascenseur. On pense certes moins alors à la dernière scène du clocher de Vertigo qu’à son pastiche dans la première de Psychose 3, mais il y a quelque chose de sérieusement hitchcockien dans ce film pétri de psychanalyse. Buñuel avait vécu aux États-Unis, et avait été effaré de la réaction de psychanalystes rencontrés à ses premiers films surréalistes, qui le prenaient après leur visionnage pour un criminel en puissance. L’Amérique est moquée à plusieurs reprises dans ce film pour son philistinisme touristique, mais ce qu’il en reste le plus pour le cinéaste est son contact via la culture de l’époque à la théorie psychanalytique, avec laquelle il entretient un rapport très ambivalent. Et la psychanalyse au cinéma, c’est alors Hitchcock en premier lieu (Dalí opérant le relai entre ces deux cinéastes du subconscient). Un verre de lait dans la pénombre évoque immédiatement Soupçons, tout comme les visions d’effroi rêvées se situent dans un registre sciemment lango-hitchcockien. On sait par Truffaut (autre obsédé des jambes élancées) que Hitchcock admirera particulièrement la fausse jambe de Tristana. Ce n’était pas la première d’une œuvre qui doit beaucoup (jusque dans sa manière de reprendre ironiquement des motifs de la sienne) à cet autre cinéaste exilé, à l’imaginaire tout aussi habité par les églises, les représentants de l'ordre et les femmes de grande taille habillées par de grands couturiers - et lui aussi peu respectueux des écrivains qu'il adaptait comme il se servirait dans le frigo de quelqu'un d'autre.


Plus férocement peut-être, Buñuel règle ses comptes avec un autre confrère. Au final, Archibaldo se promenant avec une canne, se croyant guéri de son mal parce qu’il se montre capable d’épargner un insecte (dont la vie vaut apparemment pour lui bien celle d’un être humain) rencontre la désirée Lavinia qui, cette fois, se montrera prête à partager son chemin de vie avec lui. Il a noyé la petite danseuse de la boîte à musique (les meurtres figurés du film sont son point fort) et s’estime prêt pour une vie de couple, avec une femme qui l’accepte à présent et désire cela également. Il peut jeter son précédent point d'appui. Happy-end tout à fait ironique en cela que la pauvre sur laquelle il s'appuiera désormais va peut-être vers une mort conférée par un criminel en puissance et que, même si cela ne s’avérait pas être le cas, elle devra faire sa vie avec ce parfait raseur (Archibaldo et les lames de rasoir, une vieille histoire...). Il n’est pas anodin que Buñuel fasse référence à la figure de Charlot au milieu d’une opération aussi cynique. La sentimentalité dont use (et abuse) souvent Chaplin (et dont il se libérera avec un autre portrait d’assassin : Monsieur Verdoux) devait à l’évidence frapper Buñuel comme une fausseté, une incapacité à se regarder en face. Mon Dernier Soupir, son autobiographie, raconte, parmi quelques autres indiscrétions, une tentative ratée d’orgie avec Chaplin, qui le logeait alors (son altruisme ne devait pas être si contrefait non plus) : toutes les filles présentes voulaient se taper Charlot. Ce qui frappe en lisant les mémoires du cinéaste surréaliste est entre autres à quel point il ne prenait pas sa propre vie au sérieux, soit l’opposé d’Archibaldo, qui en prenant ses désirs pour des réalités afin de mieux s’en accabler, s’attire de vrais ennuis et, surtout, ennuie tout le monde. Ce que condamne ici Buñuel (en refusant précisément une telle condamnation), ce sont les crimes d’un raseur.

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 17 novembre 2022