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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Veuve noire

(Black Widow)

L'histoire

Alexandra (Debra Winger), jeune agent du Bureau fédéral d’enquête (FBI) s’intéresse aux agissements d’une autre femme, Catharine (Theresa Russell), qui épouserait des grandes fortunes avant d'empoisonner ces maris un à un. Afin de prouver ses accusations elle se rend, sans véritable aval de sa hiérarchie, à Hawaï où celle qu’elle suit fréquente depuis peu un magnat de l’hôtellerie, Paul (Sami Frey). Sous couverture, elle s’en fait une amie.

Analyse et critique


Le nom de Bob Rafelson, plus que la décennie des années 1980 ou les suivantes (il n’a pourtant pas cessé de tourner jusqu’au début des années 2000), évoque d’abord les années 1970. Il y a réalisé, avec Jack Nicholson, un classique reconnu (Cinq pièces faciles) puis un des chefs-d’œuvre les plus méconnus de la période (The King of Marvin Gardens). Goût de l’intimisme hérité d’un cinéma plus européen qu’américain, relief des personnages, inscription dans le climat socio-affectif de l’époque... Rafelson a, pour un moment, été « de son temps », précisément en décrivant des êtres en rupture de ban, séparés de l’establishment dont ils étaient issus sans être nécessairement dans une condition de misère (mais toujours à sa lisière). C’est un cinéaste qui s’est intéressé avec une acuité particulière aux conditions de vie - et aux conditions en premier lieu économiques - d’une certaine marginalité déclassée qu’il avait comprise mieux que quiconque. Autant dire que la dilution progressive de son œuvre dans le système hollywoodien ne pouvait se faire qu’au détriment de ce qui en fait la moelle la plus substantifique. Il y a « de beaux restes » dans La Veuve noire, qui du reste traite également d’anti-socialité et d’une existence vécue hors du salariat, mais c’est en creux d’une intrigue relativement convenue et impersonnelle qu’il faut les chercher.

Il y a d’un côté cette « veuve noire » (Theresa Russell), dont l’identité réelle semble n’être connue de personne, qui, empruntant divers rôles (de la redneck à l’anthropologue) selon qui elle entreprend de séduire, traverse les États-Unis en amassant une fortune basée sur des héritages successifs. De l’autre celle (Debra Winger) qui découvre ce cas (rendu supposément plausible par la subsidiarité d’un État fédéral) et part sur ses traces. Cela d’abord pour prouver ce qu’elle avance, ensuite en raison d’une interrogation plus secrète : aime-t-elle d’une manière ou d’une autre ceux à qui elle s’unit ? Le film s’inscrit, au sein d’une industrie où les violences sexuelles sont légion, dans une vague de titres marquant le tournant des années 1980 et 1990 où des femmes fatales assassinent leurs maris, de véritables harpies harcèlent leur employeur, etc., sur fond de néo-noir dont le caractère de reprise affirme la tendance rétrograde. Il s’inscrit également dans une veine, parallèlement contemporaine, où des femmes (généralement au sein du système policier ou judiciaire), dans un univers très majoritairement masculin, s’obstinent, à raison et contre leur hiérarchie, sur un cas qui les préoccupe. La particularité de La Veuve noire (et un trait parmi d’autres de son caractère schizoïde) tient au fait de mêler dans la même intrigue ces deux registres.


Les divers déguisements de Catharine (Russell), la manière qu’elle a d’apprendre un rôle, comme une comédienne s’ingénierait à maîtriser des rudiments d’anthropologie agrémentés de détails très spécifiques pour produire un effet de réel, pointent non seulement à l’opacité, jamais résolue, du personnage, mais au caractère théâtralisé de la vie sociale, la façon que chacun a de jouer son propre rôle. N’en ayant aucun fixe, profitant de l’anonymat rendu possible par un grand territoire, elle peut apparemment emprunter n’importe lequel, renvoyant le jeu social à sa part de facticité et d’arbitraire. Cette duplicité, elle la vit jusque dans sa chair, une personnalité clivée : le plan d’ouverture, diffractant son visage dans un reflet (effet repris tard avec une grille d’une prison) évoque un plan célèbre de Persona, récit séminal de fascination et de dualité féminine. À l’opposé des hommes qui cèdent à son charme, sa poursuivante policière entend voir au-delà du fantasme, comprendre cet être humain qui peu à peu l’obsède... pour saisir avec effroi qu’il n’y a peut-être rien qu’un néant, qui n’est pas que celui de Catharine, derrière cette surface. Aucun des personnages ne porte de nom de famille (alors que le mariage, et sa substitution pour l’épouse de celui du mari à celui de naissance, est au cœur de l’intrigue), comme si l’inexistence d’une identité solide chez celle qu’on peut considérer en malade renvoyait à un vide collectif.

Catharine et Alexandra ont en commun de vivre dans une société qui ne veut pas vraiment d’elles, un pays et un moment qui ne savent pas trop quoi faire de leur existence, qui plus ou moins ouvertement les méprise... particulièrement la seconde (on lui reproche constamment sur son lieu de travail de trop s’y investir, dans un climat où à la franche insulte peut succéder un massage d’épaules tendancieux), alimentant le ressentiment qu’elle peut éprouver pour le succès, carriériste à sa manière, de la « mariée en série ». Autant que sur une jauge mutuelle constante et dangereuse, leur rencontre se fait sur le socle d’une entente, une compréhension tacite qui confine pour le cinéaste au langage secret. La franchise, le sérieux d’Alexandra ne paient pas, tandis que la réussite de Catharine se fonde sur une aliénation, l’obligation constante de fuir, de donner le change. Son accent du Sud, un brushing improbable et une hideuse robe verte quand elle pose en compagne d’un roi du jouet, campé dans une brève et grotesque apparition par Dennis Hopper (faire de cette icône du Nouvel Hollywood un nouveau riche à Dallas de l’ère reaganienne ne manque pas de piquant), dénoncent à leur manière le modèle féminin dominant de l’époque comme une vaste plaisanterie. Rafelson prend soin, cette pointe satirique esquissée, de présenter des époux de prime abord autrement plus sympathique (un chercheur passionné, un play-boy pas déplaisant), le premier finalement plus respectueux que le second de sa compagne, mais la légitimité qu’ils ont à occuper des fonctions à fort capital symbolique et économique se voit comme sapée par la lignée dans laquelle ils sont inscrits. La nature de leur relation à la personne qu’ils aiment est pointée comme de facto viciée.


Le plus grand intérêt du film consiste en la rencontre de deux actrices importantes de la période. Debra Winger (on se souvient qu’elle donnera son nom au titre du film de Rosanna Arquette traitant du sort fait à Hollywood aux actrices vieillissantes : A la recherche de Debra Winger) a ici l’énergie, l’intransigeance, sans esprit de sérieux pourtant, qui caractérisent souvent son jeu. Cette tendance, qui ne la déprécie pourtant pas, à « en faire beaucoup » opère un contraste très bien vu avec l’économie, la placidité de Theresa Russell. Ce n’est pas ce qu’elle fait qui compte, mais ce qu’elle ne fait pas. Il faut écouter ici comment, alors qu’elle range en panique les accessoires d’une salle de bains et les ustensiles d’un crime, sa voix, en dissociation de ses gestes, répond sans altération à quelqu’un au-dehors, dévoilant le caractère mécanique, de récitation de cette parole. Une des actrices les plus étonnantes du cinéma américain, Russell se caractérise par un jeu, hérité de la Méthode, excessivement intériorisé, une approche minimaliste des signes extérieurs d’un trouble (elle est la fausse calme par excellence) qui peut soudainement (et souvent brièvement) éclater en une sauvagerie qui la met hors d’elle-même, une convocation du cri primal. Cette dialectique du minimalisme et de la furie est dans son cas inséparable de ce que lui autorise son sex-appeal (il n’est pas certain que ce jeu, à bonne distance du pseudo-naturel, proche à sa manière de l'avant-garde, aurait été accepté dans nombre de productions où elle est apparue ne venant pas d’une femme si belle). Elle-même paraît avoir suffisamment d’humour à ce sujet pour apparaître, dans Sexcrimes, dans un petit rôle clin d’œil à celui-ci - qui la fit connaître d’un plus grand public que le cercle de cinéphiles fascinés par elle chez Nicolas Roeg (Enquête sur une passion) ou Elia Kazan (ses débuts dans Le Dernier nabab). Si Winger apporte à son interprétation plus que ce que voudrait le poncif de la fille qui joue des coudes au FBI, Russell doit également inventer son propre registre (elle pointait du reste que les meurtres « à la Ted Bundy » n’étaient pas le fait, dans les cas réels connus, de femmes contre des hommes). En cela, La Veuve noire dépasse par l’interprétation son écriture attendue dans les thèmes et vaguement abracadabrante dans les retournements de situations.

La confrontation de ces deux puissances contradictoires et complémentaires évite au film d’être le simple (quoique assez brillant) exercice de style qu’il n’aurait (déjà) pu qu’être : en accord avec une direction artistique soignée, la photographie de Conrad Hall, s’appuyant sur des éclairages artificiels, des couleurs vives ajoutées aux vitres, travaille à une stylisation pointant la fausseté des rapports. Un climat discrètement gothique s’établit, où la duplicité des intérieurs le dispute à la luxuriance de la Grande Île, ou la splendeur brune et bleue d’un lac au bord de montagnes du Grand Nord. Le chromo touristique ne va cependant pas sans son propre caractère de fabrication (la privatisation de la beauté naturelle étant un enjeu secondaire, mais répété, de l’intrigue). On peut résumer le statut paradoxal de La Veuve noire (petit succès à sa sortie) dans l’œuvre de Rafelson en citant ses deux producteurs : d’un côté Laurence Mark (dont c’est la première production), qui ira vers les gros budgets hollywoodiens, de l’autre Harold Schneider, qui suit le cinéaste (et pour une dernière fois) depuis 1970. Film trop inséré dans un certain système pour que le réalisateur, formé à l’indépendance, ne puisse pleinement y exprimer sa voix créative, mais où celui-ci porte un regard suffisamment aigu pour que s’y décèle malgré tout quelque chose de typique de son œuvre. Film, autant que son sujet, clivé jusqu’au bout.


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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 14 février 2019