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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Triche

L'histoire

A Bordeaux, Michel Verta (Victor Lanoux) est un commissaire de police compétent et respecté. Dans sa vie privée il est marié à Nathalie (Anny Duperey) avec qui ils ont un petit garçon. Ils s’aiment mais ont tous deux ont décidé d’un commun accord dès le début de leur vie conjugale de se laisser entière liberté au sein de leur couple ; ils ne font donc pas grand cas de leurs quelques infidélités qui ne portent pas à conséquence. Mais la tolérance et l’esprit d’ouverture de Nathalie va être mise à rude épreuve lorsqu’elle apprend que Michel est bisexuel et qu’il a depuis peu une liaison très sérieuse avec un jeune et séduisant musicien, Bernard (Xavier Deluc), rencontré lors d’une enquête sur le meurtre d’un artiste/dealer qui travaillait dans le même cabaret que lui. La situation devient également dérangeante pour la carrière du policier lorsque Bernard est compromis dans une seconde affaire criminelle…

Analyse et critique

"Faire des films, pour moi, c'est exprimer des émotions, être au cœur de la vie, de la vie multiple. Il me semble aussi important de raconter une révolte, une prise de conscience, comme dans l’Amour violé, La Femme de Jean ou Les Enfants du désordre, que d'exprimer la dualité des êtres ou du sentiment amoureux, comme dans La Triche. Je veux être disponible pour tout. J'ai traité à plusieurs reprises dans mes films certains aspects de la réalité féminine parce que je me sens complètement concernée par la condition des femmes." Et après ces cinq films consacrés principalement aux femmes, voici que Yannick Bellon nous offre La Triche, une toute aussi belle réussite avec cette fois un couple masculin sur les devants de la scène.

Mais avant d'aborder son 6ème film, profitons de l’opportunité qu’il m’est donné de parler d’une œuvre de cette réalisatrice pour revenir rapidement sur sa remarquable filmographie encore bien trop méconnue : un ravissement pour moi que la découverte récente de ce corpus de seulement huit longs métrages ! Dès son coup d’essai, Quelque part, quelqu'un, on est conquis par ce film aussi intrigant et envoutant que touchant sur la solitude en milieu urbain, qui se révèle également à postériori un formidable document sociologique sur le Paris des années 70, la cinéaste s'intéressant presque autant aux rues et aux décors qu'à ses personnages. Et dès lors un style immédiatement reconnaissable se dégage au bout de seulement deux films, mélange de Nouvelle Vague, de réalisme, de documentaire et de poésie avec un découpage tout à fait particulier mais auquel on se fait très vite. La Femme de Jean est encore plus marquant, la cinéaste nous livrant à nouveau un poignant portrait de femme, une femme quittée par son mari et qui accomplit son ‘travail de deuil’, finissant par y trouver indépendance et liberté. Du féminisme intelligent superbement réalisé et interprété avec notamment un jubilatoire et tout jeune Hippolyte Girardot, un Claude Rich tout aussi talentueux et surtout une France Lambiotte inoubliable, tout comme l'était Lolah Bellon dans Quelque part quelqu'un. Puis ce sera ce qui restera son chef d’œuvre, Jamais plus toujours, un poème en images quasi-proustien sur la vie des objets, la nostalgie, l'amour, la vie et la mort. A cette description on aurait pu craindre un cinéma hautement prétentieux alors que ce n'est que tendresse, finesse et sensibilité ; quant aux séquences entre Bulle Ogier et Jean-Marc Bory, elles pourraient tout simplement faire partie des scènes d'amour les plus émouvantes du cinéma français. Le tout en à peine 75 minutes porté par un thème bouleversant de Georges Delerue.


Les films suivants seront plus classiques sur la forme mais toujours aussi passionnants sur le fond, plus engagés et militants aussi puisque L’Amour violé abordera crument et frontalement la thématique du viol, avec sa victime passant presque auprès des quidams pour ‘la coupable’ (on ne peut faire débat plus actuel), puis L’amour nu brossant le portrait d’une femme (Marlène Jobert) qui se découvre un cancer du sein. Et enfin, avant Les Enfants du désordre sur la difficile réinsertion des jeunes drogués (avec Emmanuelle Beart en tête d’affiche), et L’affut qui vilipendait au travers un combat écologique la chasse aux oiseaux, le film qui nous concerne ici, La Triche qui, sous ses atours de polar, narre avant tout une touchante histoire d’amour entre Michel, un respectable commissaire, bon époux, et Bernard, un jeune musicien homosexuel ; romance qui va tourner à la tragédie lorsque Bernard va être compromis dans une affaire criminelle, et qui va faire se fissurer les relations familiales, l’honorabilité supposée de ses membres et les exigences de l’ordre social. Au travers son histoire brillamment écrite par elle-même et son jeune neveu Remi Waterhouse (futur scénariste de Ridicule de Patrice Leconte), Yannick Bellon a surtout voulu parler d’un thème encore tabou à l’époque, la bisexualité ; en effet le protagoniste principal joué par Victor Lanoux est un fonctionnaire de police qui dit avoir toujours aimé les deux sexes, avouant à son jeune amant : "l'amour ce n'est pas compliqué : si tu étais une fille je t'aimerais autant".


Après cinq films qui se sont révélés être comme autant de parcours de femmes abandonnées ou meurtries, Yannick Bellon choisit donc deux hommes comme personnages principaux de son nouveau film sur la dualité. En 1983 elle exprimait ainsi ses notes d’intentions : "Il m’a semblé plus intéressant d’exprimer cette dualité à travers des personnages masculins. Pour différentes raisons… Les amours féminines, en général, sont prises moins au sérieux, dérangent moins que les amours masculines. Elles font même souvent partie des jeux érotiques des hommes, c’est encore une fois un ornement. D’autre part je voulais que cette histoire d’amour soit vécue par quelqu’un qui détienne un pouvoir, qui soit craint et respecté. A part quelques ‘femmes-cautions’, les femmes ont très peu de réel pouvoir dans notre société et certainement pas dans la police. Il est important que ce soit un représentant de l’ordre qui vive ce ‘désordre’ amoureux. Enfin, dans l’esprit des gens, la police c’est l’image même de la virilité, de la force virile. Superposée à cette image conventionnelle, la bisexualité du commissaire trouble, bouscule les idées reçues."


Yannick Bellon eut beaucoup de mal à trouver des financements pour son film au vu du sujet encore quasiment jamais abordé dans le cinéma grand public : ni l’avance sur recettes refusée à trois reprises, ni le CNC, ni la télévision pour des raisons de censure… ne voulurent se mouiller, les producteurs ayant été aussi frileux que les distributeurs qui ne se montrèrent guère plus enthousiastes. Et malheureusement, celui qui accepta de le sortir en salles, afin d’avoir quelques chances d’attirer le public, choisit une affiche mensongère et racoleuse, pour tout dire, honteuse, vendant un objet en totale inadéquation avec ni le ton ni le sujet du film, les spectateurs croyant à sa seule vue aller voir un film policier du style Le Marginal ou L’arbalète alors qu’en fait, plus qu’un polar nauséeux avec comme sujet de fond la bisexualité, il s’agit au contraire d’une histoire d’amour très tendre ayant pour toile de fond assez discrète une enquête policière longtemps laissée sur la touche. On pourrait presque dire que les amateurs de polars purs et durs ne pourraient n’être que déçus par cette étude de mœurs que Yannick Bellon décrivait encore ainsi rapport à son sujet principal et qui explique un peu la tiédeur des producteurs/distributeurs qui n'y trouvaient rien d'intéressant commercialement parlant : "Alors qu’on a souvent tendance à montrer l’homosexualité masculine dans des lieux très violents, avec des rapports très durs, très marginaux, ce qui m’intéressait c’était de montrer exactement le contraire. Je ne dis pas que cet autre aspect n’existe pas, et ce serait intéressant de montrer pourquoi il existe aussi. Ce serait une autre analyse que je n’ai pas voulu dans le film. Je n’ai pas non plus voulu dire que l’homosexualité pure et dure n’existait pas, j’ai voulu dire qu’on pouvait aussi aimer les deux. Mais la société admet très mal la bisexualité. Cela la gêne énormément car elle ne sait pas dans quelle catégorie la ranger. C’est le désordre absolu."


Et à propos de cet aspect polar mis en avant par le distributeur mais qui s’avère assez vite délaissé par la cinéaste bien plus intéressée par l’évolution de ses personnages et par les conséquences de la découverte par les proches du commissaire de sa relation ‘hors-normes’ à l’époque (rappelons que ça ne faisait que très peu de mois que l’homosexualité n’était plus considérée comme une maladie), elle disait encore ceci : "L’enquête policière nous entraine dans une autre investigation, plus secrète, plus trouble. Michel Verta, commissaire principal ‘au-dessus de tout soupçon’ révèle soudain une double vie, un double langage, une double identité. A travers ce personnage central, La Triche est une interrogation sur la dualité possible des êtres, ce qu’on appelle péjorativement leur duplicité mais qui est aussi leur multiplicité. Face aux autres, la dualité de Michel ne peut prendre figure que dans la duplicité. Son entourage, qu’il soit familial ou professionnel n’admettra jamais cette pluralité en lui. On oblige Michel à se définir. Il doit être ‘un’. Aussi, pour préserver son double je est-il contraint à un périlleux et constant double jeu." Les auteurs en profitent pour critiquer la bonne conscience et l’hypocrisie d’une société bourgeoise qui met encore dans le même panier les dealers, les petits truands et les homosexuels, ne se formalisant pas lorsqu’un homme trompe sa femme avec d’autres mais ne supportant pas l’idée qu’il le fasse avec un membre du même sexe que lui…


Outre de superbes dialogues et un joli choix de musiques (dont le superbe O Solitude de Purcell interprété par Gérard Lesne ainsi que des chansons écrites par Catherine Lara pour Valérie Mairesse en chanteuse de cabaret), il faut signaler une grande tendresse pour les artistes, les paumés et les rejetés de la société ainsi qu’une très belle et onctueuse mise en scène qui parvient à sublimer la lumière sur les quais de Bordeaux, à magnifiquement capter la montée du désir et à rendre une atmosphère très chaleureuse et ouatée à la boite de nuit où travaillent la plupart des protagonistes secondaires ainsi que le personnage de saxophoniste interprété par Xavier Deluc dont va tomber amoureux le commissaire, formidable Victor Lanoux, loin d’être le policier macho que j’ai vu décrire à droite à gauche mais au contraire un homme cultivé et bienveillant ; leur fascination réciproque, leur amour naissant, leurs jeux de regards, leurs séquences de séduction sont superbement et subtilement filmées par Yannick Bellon. Xavier Deluc est lui aussi parfait pour son premier grand rôle, artiste charmeur et insolent ; sans oublier un inénarrable et poignant Michel Galabru qui interprète deux rôles, deux frères dont l’un est un homosexuel dealer cocaïnomane et ventriloque, ou Roland Blanche, plus détestable que jamais. Du côté de la famille du commissaire, Anny Duperey a toujours autant de classe et Guy Trejean est formidable dans le rôle de son père, certes un homme charmant et à priori tolérant mais qui n’arrive pas toujours à cacher ses à priori petit bourgeois.


Pour les amateurs de films policiers, il y a bien quand même un embryon d’enquête, deux meurtres, des interrogatoires, des maitres chanteurs, des passages à tabac et un final inéluctable… mais tout ceci à dose homéopathique. Le film reçut un plutôt bon accueil critique mais était devenu depuis assez rare. Il serait dommage de ne pas redonner une chance à ce film qui avait tout pour sombrer dans le scabreux, le dogmatique, le grotesque (véritable tour de force de Galabru de nous rendre son personnage attachant au contraire) ou le complaisant mais qui parvient à éviter tous ses écueils pour s’avérer au contraire rester constamment juste et sensible, filmant cette passion homosexuelle avec énormément de finesse, sans aucune volonté de choquer mais au contraire d’éveiller les consciences à la tolérance. Et encore une fois dans un film de Yannick Bellon, une passionnante et pertinente radiographie d’une époque dans la société française, ici celle du premier quinquennat de François Mitterrand. Avec aux passages quelques passionnants questionnements existentiels dût au personnage de l’épouse jouée par Anny Duperey, se disant certes libérée mais confrontée avec un certain déchirement à se demander jusqu’à quelles limites accepter ces libertés. Une étude de mœurs qui ne paye pas de mine mais qui s’avère constamment captivante à condition ne pas en attendre nécessairement un polar ; et une sixième très belle réussite consécutive de cette grande et généreuse cinéaste décédée en 2019.

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 11 septembre 2023