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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Nuit des Femmes

(Onna bakari no yoru)

L'histoire

La prostitution étant désormais interdite au japon, ceux qui en faisaient leur métier ont pour beaucoup atterri dans des centres de réhabilitation. La bienveillante directrice de l’un d’entre eux fait tout pour trouver du travail à ses pensionnaires. C’est ainsi que la jeune Kuniko (Chisako Hara) est placée tour à tour dans une épicerie, dans une manufacture puis chez un pépiniériste ; mais à chaque fois que son ancienne condition remonte à la surface, elle se voit obligée de quitter son poste à cause de la concupiscence de ses collègues masculins ou de la jalousie de la gent féminine. Et même lorsqu’elle tombe amoureuse, son passé la rattrape encore : si son amant est prêt à tirer un trait sur sa vie antérieure, ses parents voient cette relation d’un mauvais œil…

Analyse et critique


Le cinquième film réalisé par Kinuyo Tanaka aborde le sujet du sort des anciennes prostituées après la fermeture des maisons closes suite à la loi de 1958 interdisant la prostitution ; loi d’ailleurs adoptée suite aux polémiques suscitées par le dernier film de Kenji Mizoguchi, La Rue de la honte. Le récit prend place dans une des innombrables maisons de réhabilitation ouvertes à cette époque par le ministère de la justice et dont le but était au mieux de réinsérer ces femmes dans la vie active. Tanaka et sa scénariste qui avaient déjà travaillé ensemble sur Maternité éternelle vont fréquenter ces lieux durant plusieurs semaines pour se documenter. En 1961, la réalisatrice disait à un journaliste ce qu'elle avait voulu montrer à travers son film : “On a tendance à parler de réhabilitation facilement mais je suis allé rencontrer des femmes de ce métier et j’ai été très surprise. Ce n’est pas le genre d’activité pour laquelle on peut dire dans un film qu’il faudrait faire ceci ou cela. On ne peut pas non plus résoudre ce problème comme ça et leur faire la morale. Cela ne veut naturellement pas dire qu’il faille nier que cela existe, n’est-ce pas ? Au bout du compte, j’espère avoir montré l’humanité de ces filles et le fait qu’elles ont quelque chose de pur…” Mission pleinement accomplie par le duo Tanaka (aucun lien de parenté cependant) puisque La Nuit des femmes s’avère à nouveau après leur premier travail en commun une formidable réussite, aidée en cela par la prestigieuse Toho (le studio de Kurosawa entre autres) qui accorda à la réalisatrice un budget conséquent et lui attribua ses plus grands artistes avec par exemple Asakazu Nakai à la photographie (somptueuse) ou Hikaru Hayashi dont tout le monde se souvient de sa musique entêtante pour l’Ile nue de Kaneto Shindo.


Alors que le centre de réinsertion décrit dans le film est constitué d’une conséquente galerie de femmes hautes en couleurs dont une étonnante vieille lesbienne roublarde, le récit va surtout suivre le parcours chaotique de la jeune Kuniko, très encline à retrouver sa place au sein de la société en espérant dans le même temps échapper à son ancien proxénète. Malgré sa motivation, son courage et ses nombreux talents, son passé une fois connu de ses différents employeurs va être un frein brutal à la poursuite de ses divers emplois. Elle devient victime de concupiscence, de harcèlement et même de jalousie de la part de ses collègues féminines qui iront jusqu’à la torturer lors d’une séquence assez hallucinante de violence mais néanmoins sans complaisance. Avant cela, elle aura dû abandonner son poste dans une petite épicerie après avoir humiliée sa patronne et s’être vengée du mépris qu’elle lui vouait en la cocufiant, cette fois au sein d’une séquence absolument pas dramatique mais assez cocasse, proche de la comédie. Un mélange des genres qui aurait facilement pu être casse-gueule mais qui participe au contraire de la formidable vitalité et de la réjouissante inventivité du film. Un patchwork de tons étonnement harmonieux, la comédie, le drame, l'aspect social et la romance se succédant sans que jamais le ressenti d'ensemble ne paraisse déséquilibré ou saccadé, des séquences d’une extrême sensibilité pouvant suivre d'autres d'une grande trivialité sans que jamais ça ne choque, l’essentiel étant pour les auteurs de nous livrer le plus efficacement possible un sincère plaidoyer pour la réinsertion des prostituées et leur acceptation dans la société.


La Nuit des femmes est sur le fond comme sur la forme un film annonciateur de la nouvelle vague japonaise tournant beaucoup autour de la jeunesse turbulente des années 60 avec à sa tête Nagisa Oshima. Comme c’était le cas pour Maternité éternelle, le film est composé de nombreuses et courtes séquences filmées dans multiples décors qui donnent à l’œuvre un rythme assez soutenu. La beauté formelle de l’ensemble, la qualité de la photographie en scope noir et blanc ainsi que de la musique, la modernité et l’audace du scénario, le tout aidé par une interprétation mémorable de la jeune Chisako Hara font de ce cinquième long métrage une superbe réussite au cours de laquelle Kinuyo Tanaka se venge en quelque sorte de tous les personnages semblables qu’elle a interprété tout au long de sa carrière et qui finissaient la plupart du temps très mal, en sauvant cette fois son héroïne et en terminant sur une note plutôt optimiste quoique nimbée d’amertume. Car même si elle n’est pas retombée dans la fange (comme dans le roman adapté), le sort de l’énergique Kuniko est-il si enviable que ça alors qu’un mari aimant avait pu se présenter à elle, leur union ayant été condamnée par les parents de l’homme qui n’ont pas accepté d’avoir pour bru une ancienne prostituée ? Puisque je ne vous dévoilerais pas l'épilogue, à chacun de se faire une idée, mais entretemps, tout au long de leur film assez sombre - mais pourtant dynamique et porteur d’espoir -, les auteures nous aurons fait réfléchir avec intelligence sur la prostitution (notamment lors d’une séquence étonnante au cours de laquelle Kuniko s’interroge sur le bien-fondé ou non de cette profession) et sur le sort de ces femmes ne parvenant que difficilement à échapper à l’hostilité et à la suspicion, décrivant sans fards et sans œillères l’hypocrisie de la société japonaise bienpensante de ce milieu des années 50. Un film superbement écrit, réalisé et interprété, qui sonne toujours juste et qui tape là où ça fait mal.

Lire le dossier 6 films de Kinuyo Tanaka

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 7 novembre 2022