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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Mort prend des vacances

(Death Takes a Holiday)

L'histoire

Se demandant pourquoi les gens la craignent, la mort décide de se joindre à eux pendant trois jours, espérant ainsi trouver une réponse. Sous les traits du prince Sirki, il se présente comme l'hôte du duc Lambert, auquel il a préalablement révélé sa véritable identité et son dessein. Mais son plan est contrarié lorsqu'il tombe amoureux de la jeune Grazia, fiancée à Corrado, le fils du duc...

Analyse et critique

La Mort prend des vacances est le troisième film de Mitchell Leisen, et son premier grand succès commercial avec Rythmes d’amour sorti cette même année 1934. Les plus belles réussites à venir du réalisateur conjugueront un propos social mâtiné de romantisme qui s’ancre bien dans le contexte de la Grande Dépression - La Vie facile (1937), La Baronne de Minuit (1939), L’Aventure d’une nuit (1940), Par la porte d’or (1941) - et une forme de frivolité réjouissante qui met en valeur ses castings prestigieux et un sens de l’apparat hérité de son passé de costumier/chef décorateur. Cela brille donc à la fois dans les films contemporains mettant en scène un milieu nanti (tous les titres évoqués plus haut) mais aussi dans le récit historique comme les très plaisant L’Aventure vient de la mer (1944) ou La Duchesse des bas-fonds (1945).


La Mort prend des vacances recèle toute ces qualités tout en s’ornant d’une gravité, d’une poésie ainsi que d'un mysticisme plus surprenant chez Leisen. Le film adapte le texte éponyme de Walter Ferris joué à Broadway en 1929, et qui était lui-même une adaptation de la pièce italienne La Morte in Vacanza d’Alberto Casella. Tout comme dans La Vie facile, La Baronne de Minuit ou La Duchesse des bas-fonds, La Mort prend des vacances confronte son personnage principal à un milieu, aisé, qui lui est étranger et qu’il va tenter de comprendre et d'apprivoiser. Pour ce premier usage d’un tel postulat chez Leisen, c’est la Mort en personne qui vient s’inviter chez un groupe de nantis frivoles en vacances dans une villa italienne. Leisen confronte leur hédonisme à la fatalité qui guette chacun en faisant suivre l’introduction festive à l’intervention presque abstraite de la Mort avec cette chape de plomb sombre qui les menace alors qu’ils chahutent en voiture du haut d’une falaise. L’espace d’un instant, cette insouciance est fragilisée avant que le ton badin reprenne le dessus. Parmi le groupe, seule la jeune Grazia (Evelyn Venable) ressent une forme de vide et semble tourner le dos à cette oisiveté sans but qui lui réserve un destin tout tracé. C’est donc par elle que le lien avec la Mort (Fredrich March) pourra se faire, puisque cette dernière, traversée par le doute, décide de séjourner trois jours sur Terre afin de comprendre la peur qu’elle inspire aux humains.

Pour rendre concret son postulat extravagant, Mitchell Leisen installe son récit hors du temps dans l’esthétique et l’atmosphère. La villa italienne où séjournent les personnages déploie un rococo tour à tour rutilant et inquiétant, selon les nuances de la photographie de Charles Lang. Les statuettes stylisées et immenses, les escaliers géants aux rampes marbrées, les colonnes immaculées et imposantes, tout cela traduit la contradiction des personnages à leur environnement chargé d’histoire et de mystère quand ils ne sont que des coquilles vides festoyeuses. Leisen, par une mise en scène savamment gothique, introduit et personnifie la Mort dans une séquence magistrale où elle surgit du tréfonds des ténèbres et impose soudain une gravité aux lieux. Perplexe dans l’abîme intemporel que constitue sa demeure, la Mort veut pour un temps vivre les peines et les joies des humains afin de saisir l’effroi et la tristesse qu’elle suscite lorsqu’elle vient interrompre le cours de leur existence.


Le film surprend ainsi par ses ruptures de ton. Fredrich March personnifie la Mort en être à la fois décalé (ce que ses hôtes mettent sur le compte des origines étrangères de son identité factice) et omniscient, jetant un froid par un bon mot fataliste qui amuse plus qu’il n’inquiète ses interlocuteurs. Les apartés humoristiques (les conséquences des vacances de la Mort et les survivants miraculeux de par le monde) dissimulent donc en creux une critique de cette haute société sans perspective. La Mort préfigure ici les héroïnes des romances caustiques à venir de Leisen et sert de révélateur aux nantis quant à leur aveuglement sur les réalités du monde. Dans les films à venir, ces réalités seront plutôt sociales tandis qu’ici cela prend un tour plus existentiel. On s’étonne des dialogues très sophistiqués et littéraires qui nourrissent les échanges et, en scrutant le vide de l’aperçu de la vie humaine qu’il expérimente, la Mort révèle aussi aux riches l’éphémère de leur existence qu’ils gaspillent et crée en eux la peur.

Leisen retarde ainsi les retrouvailles entre la Mort et Grazia (qui possède aussi cette beauté hors du temps, qui la différencie de l'apparat et des manières superficielles des autres femmes de l'histoire) pour un épilogue romantique où ils partageront leur dépit sur ce monde qu’il traverse momentanément, et qui constitue le morne et clinquant quotidien pour elle. Dès lors, l’atmosphère du film s’équilibre entre la veine gothique pesante et une dimension plus charnelle, lumineuse et onirique, nourrie de la personnalité des deux amoureux. Tout ce qui aurait pu sembler abstrait et cérébral est emporté par le dilemme romanesque de la Mort hésitant à emporter avec lui Grazia dans son royaume. Leisen tisse un écrin fascinant et surréaliste par des séquences somptueuses, comme ce moment où la Mort abandonne son enveloppe charnelle pour retrouver sa funeste apparence. La candeur et le premier degré du jeu d’Evelyn Venable donnent également une consistance poignante à l’ensemble qui évite l’exercice de style intellectuel. La fugue vers le royaume des morts rend paradoxalement le récit plus vivant que les agitations des pantins fêtards du début. La Mort, au propre comme au figuré, donne soudain un sens à la vie dans cette œuvre tout à la fois à part mais très représentative de la vision de Mitchell Leisen. Le film connaîtra bien plus tard un remake avec Rencontre avec Joe Black de Martin Brest, dans lequel Brad Pitt incarne la Mort.


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La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 9 novembre 2020