Critique de film
Le film
Affiche du film

La Mascotte du régiment

(Wee Willie Winkie)

L'histoire

Inde, 1897. En compagnie de sa mère, la petite Priscilla Williams (Shirley Temple) arrive à Raj Pore, où son grand-père, le colonel Williams (C. Aubrey Smith), commande une garnison. Au moment même où le sergent MacDuff (Victor McLaglen) vient les chercher à la gare, Priscilla échappe à la vigilance des adultes et assiste à l'arrestation mouvementée d'un chef de la rébellion indienne, Khoda Khan (Cesar Romero), homme charismatique qu'elle prend en sympathie. Une fois au fort, Priscilla et sa mère sont déçues par l'accueil bougon du vieux colonel, qui semble ne guère apprécier sa belle-fille et qui ne sait pas quoi dire à sa petite-fille. Pour plaire au vieil homme, plus habitué à la guerre qu'aux bonnes manières, Priscilla décide de devenir l'un des « soldats » de la garnison et de suivre l'entraînement du sergent MacDuff. Un peu plus tard, les rebelles indiens, qui veulent libérer leur chef, attaquent le fort.

Analyse et critique

A priori, La Mascotte du régiment n'est qu'un film pour enfants, vaguement inspiré de Kipling, servant surtout de véhicule à la petite Shirley Temple, très populaire à l'époque. Que vient donc faire John Ford, l'auteur fraîchement oscarisé du Mouchard, dans cette entreprise ? Eh bien justement, avec La Mascotte du régiment, Ford a envie de se détendre après une série d'œuvres graves (Je n’ai pas tué Lincoln, Mary Stuart, Révolte à Dublin) ; il a aussi envie, avec son esprit de contradiction et son sale caractère, de prendre le contre-pied des attentes critiques, de ne pas apparaître comme un réalisateur « snob », ce qu'il a en horreur. Et, bien évidemment, le gros salaire proposé par la Fox, qu'il va pouvoir utiliser pour couvrir les frais de son yacht L'Araner, n'est pas pour rien dans sa décision ! Pourtant, Ford n'a pas traité La Mascotte du régiment par-dessus la jambe. Comme on va le voir, il s'est totalement approprié cette commande et, plus étonnant encore, ce film constitue d'une certaine manière la matrice de son œuvre à venir.

Tout d'abord, pour faire sien ce « Shirley Temple Movie », le cinéaste développe le rôle du sergent instructeur, au départ anecdotique, en le confiant à son comédien fétiche : Victor McLaglen. Et ce dernier, en oscillant entre tendresse et comique troupier, en devenant pour la petite fille une sorte de père parfait, c'est-à-dire attentif et drôle, vole la vedette à tout le monde (sauf à Shirley Temple, championne en la matière !). Par l'intermédiaire de McLaglen, Ford se régale à filmer les us et coutumes militaires, les défilés, les uniformes rutilants, l'entraînement, les engueulades et tutti quanti. Cela pourrait à bon droit lasser le public moderne mais le cinéaste, profondément dialectique comme tout grand artiste, a l'intelligence de se moquer lui-même de l’armée en montrant sa part « puérile ». Et il la montre d'autant mieux ici qu'il filme ces entraînements, comme toute l'histoire du reste, du point de vue de l'enfant. Devenue un soldat miniature pour essayer de séduire son grand-père revêche, Priscilla imite en riant, à moitié fière, à moitié moqueuse, les marches mécaniques des soldats, en brandissant un dérisoire fusil de bois !

Ensuite, Ford contourne savamment, comme à son habitude, les attendus d'un genre : la modernité du cinéaste a toujours été de prendre les chemins de traverse, de ne pas simplement raconter une histoire, mais de faire vivre nonchalamment ses personnages dans les marges du récit. Ici, ce qui l'intéresse, ce n'est pas l'aventure coloniale mais l'attendrissement des hommes, aussi bien le sergent dur à cuire que le grand-père sévère et même l’Indien rebelle. En fait, en prenant la plupart du temps le point de vue de la petite fille, Ford détourne le racisme sous-jacent de ce type d'aventure coloniale, avec ces « indigènes » plus ou moins « coopératifs », pour accentuer au contraire l'humanisme : n'ayant, contrairement aux adultes, aucun préjugé, l'enfant qui débarque en Inde admire immédiatement la prestance du chef rebelle, qui est arrêté sous ses yeux, et l’interpelle avec sympathie ; plus tard, elle cherche à le réconforter en lui rendant son amulette tombée à terre. Et Ford de ménager à chaque fois, au milieu de l’agitation (celle de la rue, celle de la garnison), de très beaux champs-contrechamps, comme en suspension, entre le guerrier et la petite. Car ce noble Indien est pour l'orpheline, à l'instar du sergent, une autre figure de père. De même, tout au long du film, les actions des rebelles indiens (par exemple la libération de leur chef) sont vues comme exaltantes et héroïques. En fait, ce sont plutôt les militaires britanniques, dans leur rigidité, qui en prennent pour leur grade. Toutefois, à la toute fin du film, dans un procédé surprenant que Ford reprendra dans La Charge héroïque, la bataille sanglante est annulée par la grâce des êtres de bonne volonté, ici le grand-père et le chef indien, tous deux « désarmés » (dans tous les sens du terme) par l'innocence de l'enfant, par son besoin de vie et non de mort, après les deuils qu'elle a subis. Deuil de son vrai père, en amont du récit, deuil de son père de substitution, au cœur du récit : c'est la très belle séquence de la mort du sergent MacDuff, tombé au combat, que l'enfant assiste et réconforte dans ses derniers moments.

Enfin, concernant cette idée de La Mascotte du régiment comme matrice de l'œuvre à venir, observons simplement l'ensemble du film : avec son époque (fin XIXe siècle), ses scènes de fort, ses attaques à cheval, ses expéditions à travers les sentiers poussiéreux et les rochers et ses Indiens à la place des Indiens, La Mascotte du régiment ressemble beaucoup à un western, le genre de prédilection de Ford. Or, le cinéaste avait abandonné le western depuis la fin du muet. Il l'avait abandonné parce qu'il voulait explorer des récits plus contemporains et surtout parce le genre n'était pas à la mode dans les années 1930, survivant surtout dans la série B. Il est fort probable que le film ait redonné à Ford le goût des chevauchées et, devant son succès au box-office, lui ait donné confiance pour lancer Stagecoach, projet chéri qui lui trottait dans la tête depuis quelque temps et que les studios étaient réticents à financer. Ironie savoureuse : en menant Ford à Stagecoach, film qui, on le sait, avec Jesse James, a relancé le western comme genre majeur d'Hollywood et ce pour des décennies, on peut dire que La Mascotte du régiment est, indirectement, à l'origine d'une sacrée révolution ! Mais si ce dernier point reste de l'ordre de la spéculation cinéphile, il en est un autre qui est incontestable quand on découvre le film après coup (ce qui est notre cas) : La Mascotte du régiment est tout bonnement l'inspiration principale d'un autre western de Ford, celui qui va définir sa carrière après-guerre... et jusqu'à sa mort : Le Massacre de Fort Apache. Si Ford a entrepris Fort Apache en 1948, c'était pour se renflouer commercialement après le grave échec de son film indépendant Dieu est mort. Or, avec son sergent instructeur fort en gueule joué par Victor McLaglen, son comique troupier, son espiègle Shirley Temple, son sobre noir et blanc, sa minutieuse description de la vie quotidienne du fort (y compris la vie des femmes de soldats), ses chevauchées épiques et cette vision respectueuse de l'Indien, qu'est-ce que Fort Apache si ce n'est une reprise en mode majeur de La Mascotte du régiment ? Ford se permet même dans Fort Apache un clin d'œil qui passe inaperçu quand on ne connaît pas La Mascotte du régiment : le réveil en sursaut de Shirley Temple au son du canon.

Au départ un peu méfiant de cette enfant vedette, et un peu irrité de ses exigences de mini prima donna (Temple était une enfant intellectuellement précoce qui émettait des suggestions sur le scénario et la mise en scène !), Ford finit par admirer son professionnalisme et par sympathiser avec elle. Dès lors, ayant vu grandir la petite au cours des années suivantes, et en la reprenant, cette fois jeune femme, dans Fort Apache, Ford fait plus qu'un clin d'œil à La Mascotte du régiment : il invente presque, avec soixante-dix ans d'avance, le fameux dispositif de Richard Linklater dans Boyhood : suivre cinématographiquement, sur plusieurs années, un individu-comédien et observer tendrement son évolution !

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 16 décembre 2022