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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Lettre inachevée

(Neotpravlennoe pismo)

L'histoire

Quatre géologues sont chargés, par le régime soviétique, de trouver des diamants. Pour ce faire, ils explorent une partie de la Sibérie, supposée contenir de nombreux gisements. Seulement, il leur faudra composer avec une nature imprévisible. Et cruelle.

 

Analyse et critique

Deux ans après l'incroyable succès de Quand passent les cigognes (1), Mikhail Kalatozov et Sergei Urusevsky retrouvaient, dans le cadre de ce film étonnant, le matériel et l'actrice fétiche (Tatyana Samojlova) de ce qui avait été leur première collaboration. Réalisé en 1959, La Lettre inachevée adapte une nouvelle de Valeri Ossipov, qui s'inscrivait dans le registre dit de la "prose documentaire" (2), genre en vogue à cette époque. Alors que se multipliaient, quelques décennies plus tôt, les écrits consacrés aux paysans, aux ouvriers et aux ingénieurs urbains, les autorités soviétiques encouragent, à l'aube des années 1960, les récits mettant en scène d'héroïques géologues. Car ces aventuriers de la science ont les capacités intellectuelles et physiques pour extraire des sous-sols tout un tas de ressources rares : diamants, cobalt... Désormais, il ne faut plus attendre de tomber sur une "mine d'or", mais plutôt employer les forces vives à les dénicher. Kalatozov va donc transformer un laborieux ouvrage en une œuvre à part entière, et plusieurs scénaristes vont s'atteler à remodeler cet âpre récit : l'auteur du livre de départ, bien entendu, mais aussi Viktor Rozov, qui a travaillé sur Quand passent les cigognes, un dramaturge nommé Grigori Koltounov... Une réécriture à plusieurs mains qui tombera, malheureusement, dans une succession de pistes mal exploitées.

Car il y a bien deux parties indépendantes l'une de l'autre. Ou plutôt, deux niveaux de lecture. Dans un premier temps, et très factuellement, La Lettre inachevée traite du quotidien de ces géologues de l'impossible, à la recherche des fameux gisements de diamants. Il y a un couple qui se construit dans les épreuves, et puis un amoureux secret qui se sacrifiera. Il y a des lettres que personne n'aurait dû voir, un journal intime, des rêves, des espoirs, un Moscou éloigné, de la vodka... Bref : si les choses en restaient là, à suivre ce quatuor aux pâles personnalités, aux caractères convenus et attendus, La Lettre inachevée aurait tout d'une série B. (3) Seulement, dès la préparation du film (qui est une commande, rappelons-le), Kalatozov souhaite ajouter un cinquième protagoniste à l'histoire : la nature. Son idée est d'abandonner la personnalité des protagonistes aux scénaristes et de prendre en charge, avec son chef opérateur et son décorateur, la construction de Dame-nature. On sait l'attachement quasi mystique qu'éprouvent les Russes pour cette dernière. À cette fascination culturelle, il faudra un film hallucinatoire. La nature déchaînée a toujours fait partie du bagage des héros romantiques et surhumains. Dans le cadre de la propagande, il est nécessaire de montrer l'homo sovieticus aux prises avec un environnement hostile qu'il faut maîtriser sous peine de disparaître (4) : les étendues sauvages et inexploitées sont un défi technique, mais surtout une provocation. Rien ne doit être laissé au hasard, rien ne doit être inexploitable. La nature sera donc travaillée par Kalatozov comme il travaillerait un personnage : il est nécessaire de la montrer intégralement. Le tournage durera une année entière, pour permettre de filmer les quatre saisons. Les éléments naturels, aussi, seront convoqués : le feu (incendie), l'eau (pluie et torrents), la terre (boue, degrés), le vent (bourrasques). Sur chacun de ces quatre plans, il faut montrer un environnement déchaîné où, paradoxalement, l'homme est ridicule.

Il faut ici saluer le remarquable travail du décorateur David Vinitski dont le travail sur ce film a été décisif. La méthode est simple : c'est à lui d'esquisser in abstracto le cadre naturel de l'action, et ce sera au réalisateur et au chef opérateur de trouver les lieux correspondant au storyboard. Kalatozov a privilégié cette méthode de production du fait qu'il ne souhaitait pas offrir une œuvre trop réaliste, pour sortir, justement, du cadre de la nouvelle originelle qui privilégiait la vraisemblance et la profusion. C'est donc en parcourant les landes sibériennes et les vallées mongoles que Kalatozov et Ouroussevski vont tenter de faire exister leurs dessins préparatoires. Va commencer un lourd travail de bricolage, consistant à déplacer avec minutie des souches, des pierres, et à reconstituer un environnement sublimé. (5) Comme l'explique l'historienne Françoise Navailh dans la présentation qu'elle fait du film sur le DVD édité par Potemkine, on peut retrouver ce genre de décors dans le premier film d'Andreï Tarkovski : L'Enfance d'Ivan. Le cinéma russe est un jeu de correspondances inépuisable.

 

Nous entrons donc dans un autre film : une sorte de "survival movie" alternant scènes comtemplatives et scènes nerveuses. On peut penser à deux scènes incroyables : la première, qui est la plus marquante, est celle de l'incendie. Alors qu'ils allaient tranquillement repartir avec leurs plans d'exploitation, et alors que Moscou se prépare déjà à les recevoir en grande pompe, nos quatre géologues sont réveillés par une tempête qui provoque un gigantesque incendie. Et nous assistons à un apocalypse : arbres qui tombent, branches qui se cabrent, braises volantes... La caméra suit les protagonistes littéralement effrayés par le spectacle. Car cela reste un spectacle : Kalatozov nous montre comment tout peut dégénérer. Et c'est proprement fascinant : à partir de ce moment charnière du film, nous ne nous occupons plus vraiment des personnages. Il y a juste ces images démentielles et ce noir et blanc. Il faut dire que Sergueï Ouroussevski a mis le paquet : focales trafiquées, économie de la débrouille, enfilement de câbles permettant à la caméra de s'élever et de redescendre de manière fluide, treuils et palans aux allures de balançoires... Ouroussevski est peut-être le plus grand "chef-op" de tous les temps, injustement mis au placard et oublié parce qu'ayant mis son génie au service de la propagande soviétique. (6) En tout cas, s'il fallait désigner le caméraman le plus débrouillard et audacieux du XXème siècle...

Une autre scène qu'il est impératif de visionner est celle où, pris de panique à l'idée de rentrer à Moscou sans avoir pu confirmer l'existence des fameux diamants, les géologues saisissent leurs outils et retournent la terre. Ils creusent, de plus en plus vite, de plus en plus en sueur. La caméra devient nerveuse, suit les mouvements en contre-plongée. Puis le montage s'accélère. La musique monte dans les aigus, devient furieuse. Les flammes, en surimpression, brouillent une image trop nette. Et l'homme creuse, creuse, assomme le sol, tient fermement sa pioche, ne regarde même plus ce qu'il fait. Nous assistons, en deux temps, à une leçon de montage et d'image. A une leçon de réalisation, en somme. Et lorsque l'action reprend, plus calme, et que la voix-off s'éteint sur un constat d'échec (ils pensent ne pas trouver de gisement), nous nous rendons compte que cette scène nous a autant fatigués qu'émerveillés. C'est bel et bien un cinéma exigent : audacieux sur la forme, et authentique sur le fond.

Ces exemple pour prouver que La Lettre inachevée vaut avant tout par son traitement de l'image et de l'espace naturel. D'ailleurs, nous n'avons pas parlé de cette fameuse lettre qui n'est là que pour romancer un propos et un pari peut-être trop expérimental. Mais qu'importe : nous prenons ce film comme tous les films Kalatozov / Ouroussevski, c'est-à-dire entièrement et avec admiration. Remercions les éditions Potemkine de nous avoir fait découvrir ce film jusqu'alors inédit en France, et qui, sans être leur meilleur, renferme un grand nombre de séquences qui relèvent du grandiose.


(1) Film que nous pouvons retrouver dans le coffret Mikhaïl Kalatozov, avec, donc, La Lettre inachevée et Soy Cuba.
(2) L'équivalent de la prose documentaire pourrait être, du point de vue du vocabulaire employé et des techniques d'écriture, la "hard science-fiction", sous-genre qui s'attarde, par souci de crédibilité, sur un grand nombre de détails techniques et scientifiques. 
(3) C'est-à-dire même pas le charme parfois formidable d'une série Z...
(4) On retrouve là le rapport des Lumières à la nature, que l'on retrouve chez Machiavel mais surtout chez Léonard de Vinci. Le rapport de l'homme à la nature est considéré du point de vue de ses rapports de forces mécaniques : il faut maîtriser une nature objectivement hostile. L'homme vertueux sera donc celui qui s'applique à transformer la nature selon un plan raisonnable
(5) Ces créations flirteront avec le surréalisme, comme lorsque la ville fantasmée d'Almazograd (la ville-diamant) apparaît. En fait, c'est le chantier d'une centrale hydroélectrique qui a été filmé avec une focale trafiquée... par Ouroussevski.
(6) Qui n'est objectivement qu'une propagande entre mille autres.

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La fiche IMDb du film

Par Florian Bezaud - le 6 novembre 2014