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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Jeune fille et la mort

(Death and the Maiden)

L'histoire

Un pays d'Amérique du Sud, milieu des années 1990...
Dans ce pays encore il y a peu asservi par une dictature militaire, le président a décidé de mettre en place une commission d'enquête sur les crimes perpétrés durant cette période noire. Le célèbre avocat Gerardo Escobar, réputé pour son sens de la justice et sa pondération, doit présider cette commission.
Un soir, tandis que son épouse Paulina, qui fut elle-même autrefois torturée et violée, attend le retour de Gerardo, celui-ci arrive dans leur maison isolée en compagnie d'un voisin, qui l'a secouru suite à la crevaison d'un pneu de sa voiture, et qui se présente comme le docteur Roberto Miranda. Entendant la voix de Miranda, Paulina croit reconnaître celle de l'un de ses bourreaux passés...

Analyse et critique

L’une des vertus du septième art (parmi tant d’autres) est de contribuer à offrir des regards sur le passé, et à travers eux une conservation subjective de ses traces. Les exactions des dictatures militaires sud-américaines des années 70 ont évidemment été, à leur époque, passées sous silence et en conséquent fort peu documentées, mais de Missing (Costa-Gavras, Palme d’Or à Cannes en 1982) à Argentina, 1985 (Santiago Mitre, 2022), en passant par L’Histoire officielle (Luis Puenzo, 1985), le cinéma a depuis contribué à raconter, par touches, cette histoire tue. Au sein des films abordant le sujet, La jeune fille et la mort n’est pas le plus factuel ou le plus précis – il se garde bien, d’ailleurs, de stipuler l’exactitude de son cadre, ne laissant à ce sujet que de très épars indices - mais il donne à éprouver, comme peu d’autres ont su le faire, quelque chose de la nature complexe et durable de ce qui s’est alors joué…

Le film réalisé par Roman Polanski est l’adaptation cinématographique de la pièce du même nom, signée du dramaturge Ariel Dorfman et qui avait présentée courant 1992 au Brooks Atkinson Theater, à New York, avec une mise en scène de Mike Nichols, et interprétée par Glenn Close, Gene Hackman et Richard Dreyfuss dans les trois rôles de la pièce. Lorsqu’on veut commenter d’un point de vue cinématographique une œuvre adaptée, et avec un tel degré de proximité, d’une pièce de théâtre, il convient de veiller à ne pas exagérément attribuer au film des mérites qui étaient déjà ceux de la pièce. De fait, le travail d’Ariel Dorfman – dramaturge né en Argentine devenu citoyen chilien en 1967 et qui, en tant que conseiller culturel de Salvador Allende, avec directement vécu le coup d’état de Pinochet en 1973 -  est en lui-même extrêmement riche sur les questions spécifiques liées à la dramaturgie de la pièce (questions de culpabilité, de mémoire, de justice…) pour ne pas les imputer à Roman Polanski, si ce n’est pour souligner que ces thématiques, qui traversent toute sa filmographie comme son parcours personnel, résonnaient forcément dans son choix d’adapter La jeune fille et la mort. Ce qui est davantage significatif, quand on aborde l’œuvre filmique, c’est observer les choix qui ont été opérés (y compris par Ariel Dorfman, qui a collaboré au scénario), d’une part pour se démarquer de la pièce, et d’autre part pour adopter une forme spécifique au septième art.

Sur le premier point, deux aspects, qui encadrent le film, méritent plus que tout autre (1) d’être mentionnés : le premier, donc, concerne le cadre géographique et temporel. La pièce s’ouvrait sur la mention suivante : «  A beach house in a country that is probably Chile, but could be any country that has given itself a democratic government just after a long period of dictatorship. The Present ». (« Une maison à la plage dans un pays qui est probablement le Chili mais qui pourrait être n’importe quel pays ayant adopté un gouvernement démocratique après une longue période de dictature. De nos jours. »). Le film s’ouvre sur un beaucoup plus évasif : « A country in South America . . . after the fall of the dictatorship » (« Un pays d’Amérique du Sud... après la chute de la dictature »). Si au gré du film, on peut percevoir des indices accréditant l’hypothèses chilienne (notamment de furtifs billets de la banque centrale du Chili), le fait d’avoir extrait ce récit d’un cadre spécifique contribue à insister sur sa dimension plus universelle et plus intemporelle : tous deux juifs, Dorfman descendant d’émigrés ukrainiens, Polanski ayant passé une partie de son enfance durant la guerre dans le ghetto de Cracovie, les deux auteurs connaissent aussi bien que quiconque la permanence des expressions de la folie ou de la violence humaines, qui ne connaît ni frontières ni limites temporelles…

Le deuxième concerne la conclusion du film [ATTENTION : LE PARAGRAPHE QUI SUIT DECRIT ET COMMENTE DES ELEMENTS CONCERNANT L’INTRIGUE QUE DES SPECTATEURS N’AYANT PAS VU LE FILM PREFERONT PROBABLEMENT EVITER] : à la fin de la pièce demeurait une inconnue concernant la culpabilité de Miranda, et l’ambiguïté relative au comportement de Paulina, victime devenue potentielle tortionnaire, restait entière. Après avoir élaboré une large partie de son suspense sur cette question, Roman Polanski choisit d’ajouter, de façon assez abrupte, un monologue durant lequel Miranda confesse ses crimes, confirmant que Paulina ne s’est pas trompée. Elle choisit alors de ne pas l’exécuter. Cet addendum, pas totalement bien articulé dans la narration (on ne sent pas la nécessité qu’a Miranda, qui s’est tu pendant des années et a obtenu une sorte de confirmation d’alibi après le coup de fil à Barcelone, de soudain déballer la vérité), révèle surtout que le sujet du film n’est pas exactement celui de la pièce. Si dans cette dernière, la question de la relativité de la vérité était fondamentalement abordée sous des aspects métaphysiques et politiques, et auquel cas il était indispensable de maintenir le spectateur dans le trouble de l’indécision, il semblerait que pour Polanski, la culpabilité de Miranda importe moins que ce que son irruption a réveillé chez Paulina, et qu’en ce sens, le film ait une portée beaucoup plus intérieure, intime, centrée sur le personnage de la jeune femme. De fait, alors que la pièce s’articulait de façon plus pondérée autour d’un triangle, le film se recentre sur le vécu de Paulina et sur les pulsions contradictoires qui la tiraillent alors. Sans dire que les personnages masculins soient dénués d’intérêt (certes non, et il y aurait beaucoup à dire notamment sur le personnage de Gerardo, en apparence le plus en retrait), on peut dire que le film prend le parti du point de vue de la victime, pour témoigner des processus complexes qui, entre la subjectivisation des informations (Paulina avait les yeux bandés pendant toute sa captivité, ce qui a exacerbé sa sensibilité à la mémoire de la voix ou des odeurs) et l’érosion du temps, contribuent à maintenir en elle la présence sourde, insidieuse, dévorante, du drame qu’elle a vécu.

Après la confession de Miranda et le départ de Paulina, le film offre une toute dernière séquence, en écho à celle, jusqu’alors demeurée inexpliquée, qui ouvrait le film. On retrouve Paulina et Gerardo au concert, en train d’écouter le Quatuor à cordes n°14, La jeune fille et la mort de Franz Schubert. Après avoir pris connaissance de son récit, non seulement on comprend son émotion (cette musique, celle diffusée par son tortionnaire lorsqu’il la violait, la hantera à jamais) mais on perçoit alors le courage qu’il lui a fallu pour revenir l’écouter, pour s’y confronter, mais aussi pour ne pas céder à la barbarie à son tour. Mais à l’intérieur du même plan, Polanski panote sur la gauche et révèle, au balcon, la présence de Miranda, ce qui perturbe, pour le moins, la perception du spectateur, bousculé par un sentiment d’injustice, par la sensation que le monstre n’a pas été puni. Là encore, le fait que le film adopte le point de vue de Paulina est décisif : la question déterminante n’est pas la sanction de Miranda (les pays sud-américains ont longtemps oscillé, sans jamais parvenir à trouver de solution satisfaisante, entre le besoin de traquer les responsables et la volonté de retrouver une paix nationale, quitte à passer par le biais d’amnisties généralisées), mais l’endroit où se trouve Paulina. Et ce que décrit Polanski est infiniment plus complexe que ce qu’un jugement, de quelque nature qu’il soit d’ailleurs, aurait pu poser : elle a franchi un palier, qui est celui de l’identification, du « savoir », elle n’a pas cédé à la violence d’une vengeance personnelle, mais le mal qui la ronge, qui l’aura détruite à jamais, demeurera toujours là. La présence de Miranda, comme le suggère le titre du film, emprunté à Schubert, est alors éminemment abstraite : il est la permanence de cette part de mort d’elle-même dont elle ne se débarrassera jamais. Peut-on vraiment apprendre à vivre avec ? [FIN DES REVELATIONS]


Il faut donc le dire ainsi : dans le malaise ou le trouble que procure La jeune fille et la mort, la performance de Sigourney Weaver n’est pas le moindre des facteurs. Dès les premiers plans, la comédienne parvient à établir une dualité extrêmement perturbante entre la dureté de son attitude, ses gestes secs (impression renforcée, d’emblée, par la masculinité propre à la comédienne) et sa grande vulnérabilité et les blessures qui l’habitent (perception à laquelle contribue la sensibilité propre à la comédienne). La séquence où, depuis un placard, elle entend le son de la voix de Miranda et où, de façon muette, on perçoit sur son visage la reconnaissance du phrasé et du timbre de celui qu’elle identifie comme son tortionnaire, puis la résurgence, d’une brutalité inouïe, de ce passé qui se terrait, de cette plaie béante qui se rouvre, a de quoi forcer l’admiration.

Puisqu’on parle du travail des comédiens, notons donc que dans le passage de la scène à l’écran, l’intégralité du trio de comédien a changé, et que cela induit là-aussi une modification substantielle de la perception du spectateur, en particulier du Professeur Miranda : il y avait même quelque chose d’un peu vicieux à substituer la stature massive et impulsive de Gene Hackman par l’apparente douceur et la minceur de Ben Kingsley, associé depuis un peu plus d’une décennie au Mahatma Gandhi (2) et depuis quelques mois à celle d’Itzhak Stern, le frêle comptable sauvé de l’extermination par Oskar Schindler qu’il incarne dans le film de Steven Spielberg. Dans cette logique du contre-emploi, l’interprétation de Stuart Wilson en garant de la justice et de la moralité avait elle-aussi de quoi décontenancer après une décennie à jouer les ordures… Outre les effets induits sur le trouble du spectateur et le suspense, ou en tout cas l’indécision, qui en découle, ce casting avait la vocation, dans la logique de la « relativité » défendue par Ariel Dorfman dès sa pièce, de ne jamais cantonner un personnage à son potentiel archétype, à constamment brouiller les pistes des éventuels jugements que le spectateur pouvait poser sur lui.

On a souvent dit et écrit que Roman Polanski était « le maître du huis-clos », ce qui est une manière pratique de donner l’impression de catégoriser mais sans ne rien vraiment dire en réalité. Le premier aspect qui sous-tend cette affirmation est son incroyable aptitude, à l’intérieur d’un espace confiné, à proposer des idées de forme qui alimentent la tension du récit qu’il met en scène. La jeune fille et la mort ne déroge pas à la règle, et sa virtuosité discrète, pour peu qu’on y prête attention, a de quoi impressionner. Découpant le cadre en sous-espaces multiples, voués à être dissimulés ou au contraire révélés par la foi d’un mouvement de caméra, il contribue à raconter par l’image quelque chose des rapports de force qui s’établissent, puis s’inversent, entre les différents personnages. A la sortie du film, cet aspect lui sera d’ailleurs reproché : Serge Kaganski parlera dans Les Inrocks d’une « accumulation d’effets signifiants » (« les choses se gâtent quand entrent en scène le mari-Kouchner et le Mengele-tortillas »), Jean-Michel Frodon reprochera au film, dans Le Monde, « des tours de passe-passe et des effets de manche » (« dans une sorte de version pour réunion Tupperware entre Sartre et Camus »)…

Mais l’erreur la plus courante lorsqu’on évoque le huis-clos polanskien (en partie commise par les deux éminents critiques susmentionnés, qui pensent tous les deux que la virtuosité de la forme est gratuite) est de le penser comme fin et non comme moyen : ce qui intéresse Polanski dans Le Couteau dans l’eau, dans Cul-de-sac, dans Repulsion ou dans Le Locataire (entre autres exemples), ce n’est pas la réduction de l’espace physique, c’est la manière dont cette réduction se répercute sur l’esprit de celle ou celui qui y est soumis. Le huis-clos (qui n’en d’ailleurs pas toujours un, tant l’extérieur est omniprésent dans quelques-uns des films précédemment cités, y compris La jeune fille et la mort) opère bien souvent comme vecteur de la projection d’un esprit en proie à une forme d’oppression, d’auto-écrasement pourrait-on dire. Paulina Lorca s’inscrit, avec une cohérence qu’il serait aveugle de négliger, dans la fascinante lignée de ces personnages exposés à la menace de leur propre folie.

Nous l’avons suggéré à travers les citations de Kaganski ou de Frodon, La jeune fille et la mort fut à sa sortie assez froidement reçu, réduit à l’« exercice de style » d’un cinéaste que beaucoup pensaient alors en bout de course. Sans en exagérer la réussite (ceci étant, pour avoir à l’occasion de la rédaction de ce texte comparé La jeune fille et la mort avec Cul-de-sac, avec lequel il partage certaines similitudes fortes, on s’étonne un peu du désamour de celui-ci comparé à la réputation de celui-là), on peut aujourd’hui mieux situer le film au sein de la filmographie du cinéaste, comme une œuvre de transition qui, dans le même élan, compilerait certaines de ses thématiques passées et ouvrirait sur une partie de sa filmographie à venir, parfois portée sur de « grands sujets historiques ou politiques » (Le Pianiste, J’accuse…) qu’il avait alors évités. Pas complètement un film mineur, donc.

(1) Le fait par exemple que le personnage de Paulina ait changé de nom de famille (de Salas à Lorca) est probablement chargé d’une signification particulière ; à défaut de l’avoir explicitement identifiée, on le jugera, probablement à tort, tout à fait anecdotique
(2) Lauréat de l’Oscar du meilleur acteur en 1983 pour le film de Richard Attenborough

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 31 mai 2023