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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Garce

(Beyond the forest)

L'histoire

Epouse du médecin de la petite ville de Loyaltown, Rosa Moline déteste cette vie provinciale et ennuyeuse. Elle a pris pour amant Neil Latimer, un riche homme d'affaires qu'elle retrouve les week-ends dans sa luxueuse villa en bordure du lac. Mais elle n'espère qu'une chose : s'échapper d'un quotidien somnolent et partir pour Chicago, la grande ville de la région, pour réaliser ses rêves avec lui...

Analyse et critique

L'Insoumise (William Wyler, 1938), L'Etrangère (Anatole Litvak, 1940) ou Une femme cherche son destin (Irving Rapper, 1942), autant de succès qui ont contribué à la popularité de Bette Davis dont le règne à la Warner dura pendant près d’une décennie. Contrairement à la majorité des stars de l’époque, Davis s’est rapidement distinguée des héroïnes classiques, victimes malchanceuses ou cibles de coups bas, pour aller vers des personnages plus combatifs, contrariants ou antipathiques. Son style est dans le renouvellement : à chaque personnage elle change d’apparence, de milieu social ou de comportement. En brouillant les pistes, elle répond ainsi aux critiques qui l’accusent d’être à l’écran comme dans la vie. Pourtant, comme de nombreux personnages qu’elle a interprétés, Davis refuse la conformité, résiste aux conventions. Elle apprécie logiquement Beyond the Forest, un roman de Stuart Engstrand (« un grand livre, une histoire superbe ») et son héroïne en révolte. La Warner en a acquis les droits spécialement pour l’actrice et demande au réalisateur King Vidor, qui vient tout juste de terminer pour eux Le Rebelle, de s’occuper du projet. Vidor se montre d’abord peu inspiré par l’histoire, marquant une nette préférence pour d’autres projets qui sont alors en développement, comme African Queen (John Huston, 1951). Mais Jack Warner a le dernier mot et exige que ce soit lui qui dirige Bette Davis.

Aussitôt que le studio annonce la mise en chantier de La Garce, Joseph Breen, le responsable du Comité de Censure, rejette immédiatement l’idée d’en faire un film « à cause de son traitement de l’adultère et du désir ». Le projet, surveillé de très près, doit être remanié. Pour signer l’adaptation, Jack Warner engage Lenore Coffee, scénariste de certains grands succès du studio avec Bette Davis comme Le Grand mensonge (Edmund Goulding, 1941) ou L'Impossible amour (Vincent Sherman, 1942). Coffee effectue quelques modifications dans le scénario mais le premier jet sent encore trop le soufre. Breen rejette cette version, livrée fin février 49 : « C’est l’histoire d’une femme qui, avec froideur et préméditation, fait en sorte de briser son mariage. Dans ce but, elle fait usage du désir d’une manière sauvage et dégradante. Et pire encore, elle n’hésitera pas à aller jusqu’au meurtre… ou à la tentative d’avortement », notait-il dans son rapport. Selon lui, la fin de l’histoire ne faisait pas entendre suffisamment la voix de la morale traditionnelle. La scénariste synthétise alors les nombreuses aventures extraconjugales de Rosa, désormais réunies en un seul personnage, et s’écarte du livre en apportant un contrepoint moral : alors que le Dr Moline était à l’origine un personnage négatif, un mari obèse et repoussant, elle en fait un partisan de la bonne parole.

Le couple Moline est systématiquement montré dans une opposition qui accentue la diabolisation de la jeune femme par rapport à l’angélisme de son mari. Ainsi, pour rendre secrètement visite à son amant, Rosa provoque l'ivresse du bon ami de son mari, Moose (Minor Watson), témoin gênant et alcoolique patenté, en lui glissant habilement une bouteille sous le nez. Ce geste calculateur répond à celui du docteur qui sauve la vie d'une patiente par l’injection de plasma sanguin. Le Dr Moline, interprété par Joseph Cotten qui retrouve Vidor trois ans après Duel au soleil (1946), est montré comme un véritable héros du quotidien. C'est un membre essentiel et respecté de la communauté qui accomplit son devoir avant de penser à son propre intérêt, passionné par un métier pour lequel il consacre tout son temps. Contrairement à sa femme qui développe un besoin d’argent croissant, Moline est désintéressé par la richesse. Il reste dévoué à ses patients dans une attitude de sainteté presque poussée à l’outrance : il paye le plasma sanguin de sa poche ou refuse d’être réglé par ses clients quand ils n’ont pas suffisamment d’argent. Le scénario rappelle alors la position de Rosa, son pendant négatif, qui le traite de « médecin de péquenauds ». Une autre réplique compare le métier de médecin de campagne à celui de fermier, soulignant l’honorabilité du Dr Moline. Représentant des valeurs américaines, ancré dans les traditions, il aime les choses simples comme pêcher ou fumer la pipe. Il est en harmonie avec son environnement, apprécie les paysages grandioses, la vie provinciale modeste et heureuse. Au bord du lac, la musique de Max Steiner souligne le caractère majestueux et apaisant de la Nature en contrepoint des critiques de Rosa sur le cadre environnant. Le déséquilibre du couple se traduit aussi dans l’interprétation : le jeu de Bette Davis est exagéré (notamment par l'accentuation des regards) quand celui de Joseph Cotten est effacé. Rosa fait preuve d’un tempérament affirmé, presque viril, qui est à l’opposé de l’image de la femme au foyer traditionnelle. Elle ne fait aucun effort pour son mari, lui donne les ordres (« Je ne veux pas que tu m’embrasses »), mais c’est lui qui s’occupe d’elle et de son confort, asservi jusqu’à lui apporter l’assiette du buffet pendant l’anniversaire de Moose, ou un verre de lait quand il s’agit de la réconforter.

Rosa vit un mariage insatisfait avec le Dr Moline. Pour oublier ce quotidien, elle a jeté son dévolu sur Neil Latimer (David Brian), un riche industriel qui vient régulièrement passer ses vacances dans la région. Hormis une très belle situation financière, l’homme n’est pas vraiment intéressant. Mais il apparaît pour Rosa comme une tentation exotique rassurante : il est celui qui pourra exaucer son rêve, quitter cette province et sa vie de femme au foyer. Il est clairement une promesse d’évasion vers un autre monde : c’est son avion, gage de liberté et d’espoir, qu’elle entend et scrute dans le ciel. Mais Rosa est surtout motivée par l’envie, attirée par ce qu’elle ne possède pas : « Quand je pense à tout ce que je pourrais avoir...», murmure-t-elle. Elle fixe son désir sur des choses matérielles, le luxe que lui évoque Latimer, un homme richissime qui peut se payer un pavillon de vingt chambres au bord du lac. Rosa évolue dans un rêve de superficialité que Vidor explicite dans la scène où elle enlace le manteau de fourrure, prise d’un véritable désir, d’un envoûtement érotique pour l’objet convoité et ce qu’il représente.

La Garce apparaît comme une relecture contemporaine de Madame Bovary. Portées par des rêves qui ne tiendront pas leurs promesses, Rosa et l’héroïne de Flaubert rejettent leur quotidien. Elles perçoivent un semblant d’idéal à travers les lectures. Pour Emma : les fictions romanesques ; pour Rosa : le prisme des magazines qui valorisent le luxe et les tendances « à la mode ». Depuis leur province elles ne peuvent vivre leurs rêves que par procuration : Rosa décore sa maison en fonction des photos découpées dans un magazine, ou demande à sa servante de lui cuisiner les recettes récemment publiées dans tel autre. Pour contenter cette soif de grandeur, elles visent toutes deux des hommes de classe sociale supérieure et montrent parfois la même appétence sexuelle au moment des retrouvailles, après un long temps de séparation : Rosa, pendant la fête d’anniversaire, n’hésite pas à s’isoler à l’étage avec Latimer au risque d’être découverts. Emma Bovary et Rosa développent un sentiment de supériorité par rapport à leur milieu qu’elles considèrent banal, commun. Rosa prend de haut les habitants de Loyaltown, possède forcément la plus belle maison de la ville, isolée, à l’écart de la scierie. Elle exhibe son arrogance en portant des talons au bord du lac pour pique-niquer, pousse le snobisme jusqu’à avoir sa propre servante. Rosa apparaît pour la première fois en transperçant soudainement le cadre, brisant l’image d'une foule venue en masse assister à son procès. Visuellement, Vidor nous montre qu’elle ne fait pas partie de cette communauté et qu’elle s’en détache. Présentée dès les premières minutes comme un élément singulier de Loyaltown, elle dira plus tard : « J’adore qu’ils me détestent, ça veut dire que je ne suis pas des leurs. » Pendant la fête d’anniversaire de Moose, c'est la seule à garder un visage figé, à ne pas prendre du plaisir à la fête. Elle s’imagine avoir la classe de ceux qu’elle envie alors que ce n’est qu’une impression factice. Si Latimer a succombé à son charme c’est justement parce qu’il vient lui aussi d’un milieu modeste : ils parlent le même langage. Comme Emma Bovary, Rosa se trompe dans ses illusions et cherche l’impossible. Malgré tous ses efforts, elle ne sera jamais aussi distinguée que dans ses rêves : avec ses longs cheveux et ses tenues aérées aux épaules, elle a l’apparence typique des femmes de la campagne. Le réalisateur accentue cette impression en utilisant le personnage de Carol, la fille de Moose (interprétée par Ruth Roman), comme un discret élément de comparaison. Car c’est plutôt avec cette dernière que l’on verrait partir Latimer : même Rosa, la voyant descendre du train de Chicago, croit pendant un instant que Carol est la nouvelle petite amie de l’industriel. Elle a beau avoir les mêmes origines modestes, Carol possède l’allure distinguée que Rosa n’aura jamais. Enfin, il y a la ressemblance frappante entre Rosa et Jenny, sa servante indienne (interprétée par Dona Drake), qui l’enferme définitivement dans sa condition sociale. A les regarder, elles sont comme deux sœurs presque jumelles que seule la couleur de la peau pourrait distinguer.

Par son apparence provocante, ses poses lascives, Rosa dégage une sexualité brute, primitive. Ses regards expressifs la font parfois ressembler à un fauve prêt à bondir sur sa proie. C’est une femme sans coeur qui peut tirer sur un pauvre animal ou demander aux patients sans le sou de son mari de rembourser leurs dettes. Elle fait surtout beaucoup d'efforts de séduction afin de compenser la froideur de ses sentiments : elle ne ressent rien. Ainsi pendant une conversation qui se conclura par l’acte sexuel entre Rosa et Neil Latimer, les postures sont rigides, le climax sexuel inexistant. En dehors des vêtements suggestifs et de son allure équivoque, Rosa ne dégage aucun magnétisme particulier, contrairement aux héroïnes des films noirs pour qui une cigarette suffit à exprimer le désir. Lorsque Rosa fume, ce n’est qu’un réflexe de contrariété et non une pose de séduction. Mais par son ambiguïté, elle entretient cependant une parenté avec la figure de femme fatale, transposée ici dans un mélange des genres, entre le polar et le mélodrame.

Autre singularité : Rosa ne parvient pas à cacher les années qui passent. La transformation de l’actrice, qui vient d’avoir 40 ans, le travail sur son apparence physique très marqué, est l’un des éléments les plus étonnants du film. Le front dégagé durcit son visage et, comme le soulignait le Hollywood reporter, son maquillage « grotesque » et ses mèches de cheveux noirs « pourraient difficilement appartenir à une beauté qui est sur le point de séduire un homme. » Son apparence participe à l’appréhension d’un personnage incarné dans l’exagération et la grandiloquence, qui apparaît moins comme une beauté que comme une allumeuse dont la sensualité vulgaire n’attire que les commentaires de la rue et les regards en coin. Les critiques de l’époque s’en sont données à cœur joie. Dans le Hollywood Reporter, de nouveau : « Bette n’a jamais eu l’air plus abominable. » Rosa Moline préfigure le genre de personnage que Bette Davis interprètera dans la suite de sa carrière, et notamment sous la direction de Robert Aldrich, avec Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? (1962) et Chut, chut, chère Charlotte (1964).

La Garce est un script à charge qui présente Rosa de façon systématiquement antipathique. On fausse volontairement le jugement sur ce personnage réduit à une figure sexuelle provocante, un serpent froid, alors que son comportement et sa rancœur sont le résultat d’un mal-être intense. Cette œuvre excessive exprime la singularité d’une femme qui, en vivant à contre-courant, fait face aux codes étroits d’une société qui impose sa norme. Dans les films de King Vidor jusqu’à An American Romance (1944), les femmes étaient généreuses et courageuses. Ses héros faisaient partie intégrante de la société, en étaient le moteur. Vidor prônait l'individualisme comme une valeur positive. Or dans ses œuvres suivantes, le réalisateur inversera ce point de vue, s’intéressera plutôt à des personnages en lutte contre les conventions, à des femmes au penchant nettement autodestructeur. « Je pense que j’essayais de donner plus de vitalité au personnage féminin, d’échapper à l’image propre et agréable de la femme pour aller vers davantage de réalisme » disait-il. Certaines communautés, notamment homosexuelles, ont été sensibles à la marginalisation de cette héroïne, à ses actes de résistance et à sa fougue d’émancipation : l’étrangeté du personnage a ainsi favorisé son appropriation par la culture camp, pas toujours bien comprise. Ainsi Joseph Cotten, dans son autobiographie, remarque que « ce film est maintenant devenu un classique voué au culte par les pervers. »

Que ce soit avec le blé dans Notre pain quotidien (1934), l'acier dans An American Romance (1944), l’élevage et les chemins de fer dans Duel au soleil (1946) ou la construction dans Le Rebelle (1949), Vidor s’est souvent intéressé à l’Amérique industrielle, illustration de la confrontation de l'homme face aux éléments et symbole de sa domination sur la Nature. Cependant, alors que l’homme dominait les machines dans ces œuvres passées, La Garce montre une ville soumise à son industrie. La scierie est en effet le centre névralgique de Loyaltown qui rythme le pouls de sa population, de jour comme de nuit : l’incinérateur incandescent, élément presque fantastique, embrase la nuit de ses lueurs et incarne la malédiction de Rosa. Le film oppose aussi de façon marquée la campagne et la ville, deux mondes distincts entre lesquels Rosa se trouve tiraillée. Cette situation est résumée dès l'image du générique, illustrant le titre original ("Au-delà de la forêt") : un bois où perce la ville, au loin. Le champ visuel est bouché par les arbres qui obscurcissent la majeure partie du cadre quand des gratte-ciels, coincés dans une extrémité, comme un but lointain, baignent dans un rayon de lumière presque religieux. Loyaltown est une petite ville provinciale typique et idéale comme l’est le Chicago fantasmé de Rosa (qui chante Chicago ville de fête). Mais quand elle rend enfin visite à Latimer dans ses bureaux, Chicago a perdu de son glamour et la ville finit par ressembler à un cauchemar : les rues sans horizon, sombres, morbides et sous la pluie s’opposent aux vastes étendues lumineuses de la campagne. On y croise une faune déviante et agressive, à l’opposé des rêves de Rosa. Elle y est une anonyme coincée dans une salle d’attente, à la recherche d’un amant isolé dans un gratte-ciel inaccessible. Rosa est en fait piégée dans un monde dominé par les hommes où les femmes sont réduites à des rôles de secrétaire, de partenaire sexuel ou de mère. C'est une femme si attachée à son individualité, à ses propres projets, qu’elle renonce à un avoir bébé. Être enceinte signifie pour elle devenir comme les autres : elle est comme sonnée, « ni heureuse ni malheureuse ».

Bette Davis dût souvent se battre pour obtenir les grands rôles qu'elle visait. Ses rapports avec la Warner ont toujours été tendus, elle est même allée jusqu'au tribunal pour tenter de casser son contrat. Depuis quelques temps, elle ne cache plus son désir de rompre de nouveau avec le studio pour retrouver une liberté artistique. Elle se montre de plus en plus difficile dans le choix de ses films et commence à mettre systématiquement son départ dans la balance. Le duel entre Bette Davis et Jack Warner est long et âpre, ponctué d’entêtements, de provocations et de coups de colère. En janvier 1949, Bette Davis obtient un début de satisfaction lorsqu'elle signe un nouveau contrat qui l’autorise à tourner un film par an avec un autre studio. Mais cela reste visiblement insuffisant puisque quelques mois plus tard, le 2 mai, lorsqu’elle arrive à la Warner pour le premier jour du tournage de La Garce, Davis annonce qu’elle ne veut plus faire le film, expliquant à King Vidor qu’elle n’aime pas suffisamment le scénario. Entre elle et Jack Warner, qui prend mal ce refus, la tension monte encore d’un cran. Il faudra attendre près de trois semaines pour que l’actrice consente à débuter le film dont le tournage sera régulièrement troublé par ses caprices. Ce comportement difficile, ces bras de fer incessants avec le studio créent beaucoup de difficultés à l’équipe sur le plateau et à Vidor lui-même qui doit canaliser les colères et les frustrations de l’actrice, jouer de diplomatie pour la dompter et obtenir d’elle ce qu’il souhaite voir à l’écran. « Il s’agissait pratiquement de se comporter comme avec un enfant », se rappelle-t-il. Mais une issue est finalement trouvée : King Vidor raconte que « le dernier jour du tournage, elle n’a pas voulu travailler à moins que je ne sois exclu du film. Le producteur et Jack Warner ont refusé, ils étaient très satisfaits de mon travail. Elle leur dit alors qu’elle n’irait plus travailler à moins qu’ils ne rompent son contrat. Elle était avec eux depuis 18 ans. Ils ont sauté sur l’occasion et rompu le contrat parce qu’ils pensaient la payer plus que ce qu’elle ne valait. Je n’ai appris ce qui s’était passé qu’une fois son contrat résilié car les gens de la Warner ne voulaient pas que cela influe sur mon travail. »

Avant la sortie en salles, des coupes supplémentaires sont effectuées sans que King Vidor en soit prévenu : il les découvre plus tard, par hasard dans un cinéma. Le film aborde en effet, et plutôt frontalement, l’épineux sujet de l’avortement : dans le montage initial, lorsque Rosa tombe enceinte et refuse de garder le bébé, elle se rend contre l’avis de son mari dans un cabinet plus ou moins clandestin situé dans une ville voisine, loin des regards. « Il n’y avait pas d’écriteau explicite, mais l’allure de la femme dans le bureau et la manière de parler de l’infirmière qui arrive à la porte montraient clairement que le lieu n’était pas très légitime », se souvient Vidor. « Le studio a coupé toute la séquence, le film montre directement le bureau de l’avocat où Cotten retrouve sa femme et lui dit "rentre à la maison". Or tout l’intérêt de l’histoire tenait dans cette scène, dans les tentatives de Rosa de se débarrasser de l’enfant jusqu’à causer sa mort par ses efforts. L’histoire du divorce n’avait qu’une toute petite importance », regrette Vidor qui souligne « le manque de courage » de Jack Warner. Celui-ci avait pourtant lu le script original, était au courant du caractère provocant de l’histoire mais avait fini par reculer devant les injonctions de Joseph Breen.

La Garce est un bon exemple du diktat subi par Hollywood sur les questions de censure. Le résultat est un script complètement dénaturé par le Code Hayes. Avec de telles contraintes, ce projet était presque voué à l’échec artistique : les tentatives appuyées du studio pour rendre cette histoire acceptable pour le public apparaissent grossières, artificielles. Le film est entièrement marqué du sceau de la morale, ce qui en fait sa limite. Le spectateur est préparé à affronter un discours sentencieux, insistant, qui promet que le "Mal" sera puni. On peut toutefois remarquer que certains éléments provocants ont réussi à passer au travers du Code : les nombreuses allusions aux rapports sexuels entre Rosa et Latimer, ou des symboles phalliques plus ou moins évidents comme l'incinérateur de l'usine ou la locomotive fumante à la fin du film.

La Garce « a été l’un des grands échecs de la longue carrière de Bette Davis, ce qu’elle a reconnu avec sa candeur habituelle » se souvient Joseph Cotten. En colère contre un film qui n’était plus celui qu’elle attendait, frustrée de l’accueil critique et public, l’actrice a toujours considéré que La Garce était l’un des pires choix de sa carrière : « C’est un film abominable. Cela n’aurait pas dû se passer comme ça. J’étais trop vieille pour le rôle et n’avais pas le caractère qu’il fallait. On ne peut pas croire un seul instant que si j’avais vraiment tenu à aller à Chicago, je n’aurais pas fait le grand saut et ne serais pas partie là-bas », disait-elle en avouant que Virginia Mayo aurait certainement mieux convenu pour ce rôle. Elle a gardé un véritable dédain pour le film, jugeant négativement presque chacun de ses aspects, trouvant par exemple que Joseph Cotten, qu’elle estimait beaucoup, ne correspondait pas au rôle : « Qui pourrait avoir envie de quitter cet homme beau et adorable ? » Cotten lui-même pensait la même chose à propos du film: « Je dois avouer avoir échoué dans quelques navets de-ci de-là, mais jamais dans un autre navet de cette envergure. » Davis ne supportait pas non plus David Brian, qui interprétait Neil Latimer, « cet acteur blond épouvantablement ennuyeux, si terne qu’il était encore plus difficile de comprendre Rosa. » Pourtant le choix de l’acteur n’était pas incompréhensible, son côté massif soulignait la puissance sexuelle qui attirait Rosa. Joseph Cotten, en comparaison, faisant effectivement bien pâle figure.

Bette Davis signe donc avec La Garce son dernier film pour la Warner, un départ très modeste qui contraste avec le spectaculaire come-back qu'elle effectuera l'année suivante : son rôle de Margo Channing dans Eve (Joseph Mankiewicz, 1950). De quoi redonner du souffle à une carrière déclinante qui réservera encore quelques surprises...

Sources d'informations :
"King Vidor", John Baxter (Monarch Press, 1976)
"King Vidor", Nancy Dowd, David Shepard (Directors Guild of America, 1988)
"Betty Davis : magnifique et exaspérante", Ed Sikov (Hors collection, 2008)
"Vanity will get you somewhere", Joseph Cotten (San Francisco: Mercury House,1987)
"American Medusa : Bette Davis, Beyond the Forest, femininity and Camp", un article de David Greven

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Par Stéphane Beauchet - le 21 août 2012