L'histoire
Au cœur des Appalaches, les Tolliver et les Falin se vouent depuis des années une haine féroce dont personne ne connaît plus la cause. Régulièrement le sang coule, laissant les deux familles endeuillées et renforçant leur colère. Un jour, l’ingénieur Jack Hale rejoint la région avec le projet d’une voie ferrée qui traversera le territoire des deux familles. Il pense avoir trouvé un terrain d’entente avec ces dernières et gagne le cœur de June Tolliver, jusqu’ici promise à son cousin Dave. Mais la moindre étincelle peut mettre le feu aux poudres.
Analyse et critique
Durant la première moitié des années 30, Henry Hathaway lance sa carrière en multipliant les séries B, notamment des adaptations de Zane Grey qui mettent en scène le jeune Randolph Scott, lui aussi à l’aube de sa carrière. Il faut attendre 1935 pour que le cinéaste signe son premier coup d’éclat avec Les Trois lanciers du Bengale, une production spectaculaire qui va faire sa réputation auprès des producteurs. Sa carrière décolle alors, puisqu’il enchaine avec Peter Ibbetson, encore avec Gary Cooper, avant de prendre les commandes de La Fille du bois maudit, quatrième adaptation du roman The Trail of the Lonesome Pine de John Fox Jr. Les trois premières furent tournées durant la période muette, la troisième étant l’œuvre de Cecil. B. DeMille en 1916. Pour ce nouveau portage sur grand écran, c’est Walter Wangler et la Paramount qui produisent le projet et vont charger Henry Hathaway d’un défi technique majeur, celui de tourner le deuxième long métrage en Technicolor trichrome et surtout le premier en décors naturels.
Hathaway démontre alors avec La Fille du bois maudit sa formidable compétence technique, maîtrisant l’outil comme s’il y était habitué. Il en fera d’ailleurs sa marque de fabrique, devenant durant la suite de sa carrière l’homme des « films compliqués » à la Fox, les producteurs lui faisant une entière confiance pour terminer n’importe quel film en temps et en heure, quelle que soit la difficulté technique. Une marque de fabrique que l’homme intégra parfaitement, au point d’en faire le critère distinctif de ses meilleurs films dans ses échanges avec Bertrand Tavernier pour Amis Américains. Concernant La Fille du bois maudit, on comprend immédiatement l’enjeu marketing d’une telle innovation, avec une caméra et un montage qui s’attardent longuement sur les décors de Big Bear Lake, en Californie du Sud. Visuellement le résultat est particulièrement spectaculaire, et le film offre une photographie particulièrement remarquable sous la houlette de W. Howard Greene, le premier chef opérateur spécialiste de la couleur à Hollywood, qui multipliera les nominations aux Oscars. La Fille du bois maudit est entre autres un bel album photo, dans une logique qui altère parfois le rythme du film, notamment dans sa première partie, sans toutefois que cela ne devienne un défaut majeur.
Si la forme du film est moderne, le fond l’est également, et c’est probablement l’argument majeur. Nous sommes face à un vrai faux western. Si l’on s’en tient aux déterminants stricts du genre, La Fille du bois maudit n’en fait pas partie. Nous ne nous trouvons pas sur la frontier, nous ne sommes pas aux temps de la conquête de l’Ouest, mais nous nous trouvons au cœur des Appalaches, au début du siècle, dans une communauté reculée dont les us et coutumes rappellent ceux de l’Ouest. Depuis des temps immémoriaux, deux familles, les Tolliver et les Falin, s’affrontent sans que ses membres ne se souviennent de la raison du litige. Hathaway nous présente une société particulièrement archaïque, soumise aux valeurs du passé. Ainsi, nous faisons face à une frontier culturelle au cœur même des Etats-Unis, un territoire pas encore totalement civilisé auquel il faudrait apporter l’ordre américain. La Fille du bois maudit est ainsi une sorte de western intérieur, hors de son temps consacré. L’usage dans le cinéma américain serait plutôt de filmer une telle situation avec mélancolie, voire avec nostalgie, en défendant les valeurs du passé comme le socle d’une communauté forte et laborieuse. Hathaway prend le contre-pied de cette logique, en filmant les deux familles comme gangrénées par la violence et la bêtise. Une des scènes les plus édifiantes est celle montrant Judd, Dave et June incapables de lire le chèque que leur envoie la société de chemin de fer, illustrant leur incapacité à utiliser les outils qui leur permettraient de subvenir à leurs besoins. Hathaway filme une société mourante, illustrée par la situation physique de Dave durant le film, souvent alité et blessé, qui montre que même la jeunesse ne peut pas relever la situation. Le constat fait est net : le modèle américain à apporté la civilisation vers l’Ouest mais a laissé la sauvagerie subsister en son sein.
C’est Jack Hale qui est ainsi présenté comme le personnage positif, celui qui va sauver la situation en apportant le calme par son savoir. Il est ingénieur, parle bien, et sait soigner. Par son savoir, il se place au-dessus des querelles et même de ses propres intérêts, comme le démontre sa première entrée chez les Tolliver, où il abandonne son argumentaire économique pour soigner Dave, laissé mourant par l’ignorance de sa famille. Jack incarne simultanément - et ce n’est pas forcément systématique dans le cinéma américain - la modernité technique et morale. Dans ce rôle, Fred MacMurray est dans la ligne des interprétations du début de sa carrière, incarnant l’homme en lequel chacun peut avoir confiance, au charisme convainquant. Il mène un casting jeune, duquel émerge forcément Henry Fonda, pour son quatrième rôle au cinéma. Nous sommes loin du Fonda du futur proche, qui sera l’incarnation de la justice dans le rôle du jeune Lincoln. Dans La Fille du bois maudit, il est celui qui refuse le changement, qui ne voit pas la société du futur et qui s’arc-boute sur des valeurs du passé, porteuses de violence et de haine, méfiant de tout ce qui signifie la modernité, y compris du projet industriel de Jack et de son influence sur le jeune Buddie. Il faut attendre les dernières minutes pour qu’il connaisse un revirement, et lâche son fusil sur la route de la maison des Falin. Une transformation qui nous donne l’impression de voir le futur Henry Fonda apparaitre à l’écran. Quelques années plus tard, il aurait incontestablement remplacé Fred MacMurray, dans le rôle de Jack.
Au cœur de cette lutte d’hommes fous, la seule sagesse endémique à la région est celle des femmes. D’abord celle de la mère, Melissa Tolliver, incarnée par l’indispensable Beulah Bondi. Elle dit tout au long du film sa fatigue de la guerre avec les Falin, sans jamais être écoutée par les hommes. Et puis, entre deux eaux, June, déchirée entre sa loyauté à son clan, concrétisée par ses fiançailles avec son cousin Dave et le nouveau monde que lui apporte Jack, qui lui ouvre les yeux et incarne un amour idéal. Dans le rôle, Sylvia Sydney est la tête d’affiche du film à l’époque et elle le justifie par une performance mémorable, rayonnante et sincère. Un casting luxueux et un propos engagé, pour un film qui n’a pas perdu son pouvoir d’émerveillement en 85 ans.