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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Dérobade

L'histoire

Marie (Miou-Miou), jeune fille de 19 ans, s'ennuie dans sa banlieue et dans le bistrot de son père. Elle se laisse alors facilement séduire par le volubile Gérard (Daniel Duval), par son argent et sa belle voiture. Candide, elle ne s’aperçoit pas tout de suite qu’il s’agit d’un souteneur : elle quitte sa famille pour partir avec lui et tombe rapidement sous sa coupe. Il l’entraîne dans la prostitution et la fait travailler pour lui en maison ou sur le trottoir. Une vie sordide commence pour Marie ; seule l'amitié avec Maloup (Maria Schneider) va lui permettre de rester la tête hors de l'eau. Au bout de quelques temps, elle devient résolue à vouloir retrouver sa liberté mais va le payer assez cher...

Analyse et critique


D’abord il y eut le brulot éponyme de Jeanne Cordelier sorti en librairie en 1976, livre-témoignage d’une crudité et d’une dureté qui avaient fait beaucoup parler à l’époque et qui était devenu un best-seller avec plus d’un million d’exemplaires vendus. Depuis qu’elle l’avait lu et en était sortie bouleversée, Miou-Miou ne voulut pas que sa probable adaptation cinématographique lui échappe, voulant coûte que coûte tenir le rôle de Jeanne/Marie/Sophie. C’est elle qui mit sur pied le projet et choisit Daniel Duval pour réalisateur, séduite qu’elle avait été par "la poésie du cinéaste, son lyrisme envers les gens du peuple" qui imprégnaient ses deux premiers films mettant déjà sur le devant de la scène des laissés-pour-compte en lutte contre l'adversité et voulant s’en sortir, Le Voyage d’Amélie et L’Ombre des châteaux, aujourd’hui encore bien peu connus. Malgré une critique française dans l’ensemble assez négative, parlant souvent de racolage et de superficialité, le film fut un énorme succès en France (malgré son interdiction aux moins de 18 ans) et à l’étranger, réunissant plus de deux millions de spectateurs rien que dans notre seul pays. Miou-Miou obtint le César de la meilleure actrice (qu’elle n’ira malheureusement pas chercher, à l’immense déception de Daniel Duval) et le personnage de Marie demeure encore jusqu’à aujourd’hui l’un de ses rôles les plus marquants.


Comme Jean-Luc Godard au début des années 60 avec l’excellent Vivre sa vie, Daniel Duval aborde donc en 1979 un sujet encore sacrément tabou à l’époque, la prostitution : comme lui, il choisira une même simplicité dans le scénario, sans nécessairement de progression dramatique, une même volonté de suivre son personnage dans ses "déambulations" plutôt que d'en faire un portrait psychologique fouillé, un même étonnant sens de l'ellipse, un même ascétisme de la mise en scène sans que cela ne soit jamais ni aride, ni froid, ni ennuyeux. Ce qui n’empêche pas la présence d'autres séquences en revanche d'une grande virtuosité sans que cela paraisse jamais clinquant ni tape-à-l'œil, comme ce magnifique mouvement d’appareil "à la Psychose" pour pénétrer derrière les rideaux de la chambre de Marie dès les premières minutes du film. Un film qui s'est ouvert sur l'image dans une cité de banlieue d'une vieille dame se déplaçant avec difficulté et allant s’asseoir au pied de son immeuble, comme si elle allait être le témoin de l’histoire qui allait suivre et pour bien planter le milieu dans lequel Marie vivait avant de rencontrer Gérard. On trouvera d’autres exemples de très belles idées de mise en scène, comme ce panoramique très sensuel remontant avec les mains de Daniel Duval des pieds à la tête d’une Miou-Miou couchée dans l’herbe, en haut d’une falaise normande.


Vivre sa vie se révélait, en même temps qu'un document sur la prostitution, une poignante déclaration d'amour d'un réalisateur à sa muse et épouse, Anna Karina, qui, coiffée à la Louise Brooks, s'avérait là étonnamment cinégénique et son personnage sacrément touchant ; on aurait presque pu croire que ce fut la même chose avec La Dérobade pour Miou-Miou tellement la comédienne aura rarement été aussi joliment filmée. Et, tout comme la Nana de Godard - contrairement à son homonyme du chef-d'œuvre littéraire de Zola - Marie est une femme désemparée, fragile et très naïve, qui ne recherche qu'une seule chose, le bonheur, même si pour ce dernier il peut être synonyme d’argent alors que Nana était bien moins matérialiste. Enfin, pour en finir avec les comparaisons - mais il s’agit probablement des deux meilleurs films sur le sujet -, ce qui renforce l'intérêt de ces deux œuvres, en plus de posséder un aspect documentaire passionnant, est qu’elles ne sont jamais moralisatrices. En revanche, si Godard n'a jamais caché ne pas être pas opposé à la prostitution, il n’en va pas de même pour Daniel Duval dont le film se révèle d'une dureté telle qu'il semble impossible qu'il ait eu une quelconque attirance pour ce milieu qu'il filme sans complaisance, plongeant dans ce monde sordide sans jamais cependant tomber ni dans le misérabilisme ni dans le racolage, comme beaucoup l’ont décrit. La Dérobade échappe aussi au manichéisme : d’un côté, Miou-Miou fait en sorte que Marie ne soit pas forcément un personnage glamour, aimable ou attirant l’empathie - même si forcément on est de son côté - ; de l'autre, Daniel Duval, malgré le fait que son personnage soit haïssable, compose un Gérard qui peut avoir ses côtés attachants. Son rôle le marquera tellement qu’il aura ensuite toujours du mal à s’en détacher, ne se voyant proposer tout au long de sa carrière que des personnages de durs ou de petites frappes.


Dès le début, on comprend que Marie est une fille qui a été élevée dans un milieu assez rude, la scène où elle se met sur les genoux de son père en train de jouer aux cartes faisant deviner qu’ils ont tous deux eu des relations incestueuses par la manière qu’à le père de "peloter" sa fille. Puis on apprend que la sœur de Marie se prostitue déjà. Comment ne pas être devenue un peu paumée et vouloir se sortir de ce microcosme familial par tous les moyens et notamment l’argent ? C’est ainsi qu’elle sera happée par la prostitution sans d'ailleurs qu’au début cela ne l’écœure particulièrement. Pour elle qui n'a pas beaucoup d'éducation, c'est un moyen et un travail "comme d'autres". Même si elle ne prend aucun plaisir à l’acte sexuel - y compris avec ses amants -, elle se résigne à faire ce métier, croyant pouvoir ainsi amasser assez d’argent pour in fine changer de milieu et de vie. Mais il faudra entretemps qu’elle subisse un milieu sordide, les fantasmes quelquefois délirants et les sévices parfois agressifs de certains clients, le sadisme des souteneurs (la séquence insoutenable au cours de laquelle, pour se venger d’un concurrent, Gérard, après l’avoir kidnappée avec ses hommes, l’humilie devant les deux équipes en lui faisant faire une fellation à son frère) ainsi que leur violence car elle se fera battre avec vigueur à de nombreuses reprises par son mac impulsif. Après sa déchéance, sa tentative résolue d’en finir avec tout cela n’en sera que plus courageuse ; au départ soumise, elle ira même jusqu’à s’enfuir se cacher dans un placard de la maison familiale, y passant des journées entières, préférant cette réclusion à son métier. Une force intérieure et une opiniâtreté qu’elle puise dans son tempérament assez froid, qui lui permettent de tenir toutes ces années et d’arriver à s’en sortir. L’amitié et la solidarité de certaines de ses "collègues" (admirable Maria Schneider/Maloup) l’aideront également à ne pas sombrer dans le désespoir.


La Dérobade a été écrit à six mains par Jeanne Cordelier elle-même - qui interviendra surtout pour les dialogues -, Daniel Duval et surtout Christopher Frank, écrivain et scénariste talentueux, qui deviendra également un très intéressant réalisateur à cette même époque avec notamment les excellents - messieurs les éditeurs, à vos calepins - Josepha, Femmes de personne ou encore dans une moindre mesure le sulfureux L’Année des méduses. Ce trio nous octroie ici, sur le quotidien des professionnelles du sexe et leurs relations avec leurs proxénètes, un film dur et mal-aimable qui secoue pas mal, décrivant avec honnêteté et lucidité un milieu infâme dont l’atmosphère est probablement très bien rendue grâce à l'expérience de Jeanne Cordelier. Par un traitement froid, distancié, implacable et sans dramatisme outrancier, il s'agit d'un témoignage fort, difficile, brutal, mais aussi d'une chronique essentielle soutenue par un score très réussi de Vladmir Cosma - dont la mélancolie nous permet, en contrepoint, de ne pas trop suffoquer à l’ambiance très noire de ce film âpre. La Dérobade est porté à bout de bras par son actrice principale, formidablement secondée par tout un tas d’excellents seconds rôles, de Daniel Duval à Maria Schneider en passant par Jean Benguigui, Jean-Claude Dreyfuss ou Niels Arestrup qui en étaient à leurs tout débuts de carrière. Un film audacieux à l’époque et qui n’a pas eu le soutien qu’il méritait de la part des critiques. Il est temps de le réévaluer.


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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 10 mai 2021