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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Dernière balle à pile ou face

(Testa o croce)

L'histoire

Accusée à tort du meurtre du banquier de la ville, une danseuse de saloon trouve un allié en la personne du shérif, qui, pour lui éviter d’être victime de la vindicte populaire, confie à deux de ses adjoints le soin de la protéger. Mais ces deux « représentants de l’ordre » ne tardent pas à la violer et la laissent pour morte au milieu du désert. Elle est découverte peu après par un cavalier solitaire qui, avec l’aide d’une famille d’Indiens, la ramène à la vie et entreprend de la venger. Mais ce justicier est lui-même en délicatesse avec la justice...

Analyse et critique

On sait que, lorsque, en 1964, succès aidant - ou, plutôt, succès nuisant ? -, Pour une poignée de dollars commença à être étudié de près par des cinéphiles avertis, on découvrit que ce western était un remake non avoué du Yojimbo réalisé par Akira Kurosawa trois ans plus tôt. Bob Robertson, redevenu par la force des choses Sergio Leone, essaya alors de se disculper en noyant le poisson : mouais, ce film japonais dont on lui parlait lui disait vaguement quelque chose, mais, si l’on voulait tout savoir, c’était dans Arlequin, valet de deux maîtres qu’il avait puisé son inspiration. Et cette pièce de Goldoni était depuis longtemps tombée dans le domaine public... Évidemment, il suffit de regarder aujourd’hui sur Internet l’un quelconque des montages comparatifs en split-screen de différentes séquences de Yojimbo et de Pour une poignée de dollars pour voir à quel point les protestations de Leone étaient ridicules (l’affaire se termina d’ailleurs par un arrangement à l’amiable, autrement dit avec un grosse poignée de yens), mais il y avait néanmoins un fond de vérité dans la référence théâtrale citée par Leone : le principe d’ambiguïté posé dans le titre même de la comédie de Goldoni est au cœur de presque tous les westerns italiens. La morale qui s’en dégage est le plus souvent désespérément grise. Pour une raison assez simple : neuf westerns italiens sur dix sont construits autour du thème de la vengeance, avec l’ambivalence qui l’accompagne : la vengeance peut effacer un pan du passé, mais, ne pouvant en aucun cas le réécrire, elle n’a guère d’effet sur la situation présente et ne garantit nullement un avenir radieux.


Ce n’est donc pas ce principe d’ambiguïté en lui-même qui distinguera tel western italien (ou, disons, européen) de tel autre, mais la manière dont il est chaque fois posé. La Dernière balle à pile ou face de Piero Pierotti ne restera sans doute pas parmi les chefs-d’œuvre du genre - la filmographie de ce réalisateur, au demeurant prolifique dans les années soixante, n’inclut d’ailleurs pas d’autre western -, mais la tonalité tristement ironique qui se met en place dès les deux premières séquences pour s’affirmer de plus belle tout au long du récit mérite l’attention.

Le pré-générique, très bref (moins de deux minutes), présente une séquence classique d’attaque de malle-poste sur une route du Texas à la fin du XIXe siècle. Assassinat immédiat du cocher. Saisie d’un sac qu’on imagine sans peine rempli d’argent. Fuite du méchant. Aucun doute possible : ce méchant ne fait pas le mal, mais le pire. La séquence qui suit le générique n’entretient a priori aucun rapport avec ce pré-générique. Décor de saloon. Deux hommes commencent à se battre pour les beaux yeux d’une danseuse. Le patron les prie de bien vouloir poursuivre dehors cet aimable dialogue. La caméra ne les suit pas et demeure à l’intérieur du saloon, mais les coups de feu qui se font entendre indiquent que le dialogue est devenu duel au pistolet. L’un des hommes revient. Le vainqueur. Mais vainqueur dérisoire : si son rival a mordu la poussière, lui-même s’écroule au bout de quelques secondes au milieu du saloon. Jour faste pour le croque-mort du lieu : le shérif lui commande deux cercueils au lieu d’un.


Aucun rapport, donc, entre ces deux ouvertures successives, mais la seconde n’est-elle pas là pour nous inviter, par son absurdité, à nous méfier de l’apparente clarté de la première ? Le voleur-assassin que nous avons vu ne serait-il pas, au fond, moins méchant qu’il n’en avait l’air ? En réalité, il est difficile de porter un jugement moral clair et net sur les différents personnages, dans la mesure où la plupart d’entre eux agissent par procuration. La femme trompée par son notable de mari a de bonnes raisons de vouloir se venger, mais elle confie ce soin à un homme de main. L’héroïne accusée à tort de ce crime peut, elle aussi, et plus légitimement encore, réclamer vengeance, mais sa vengeance sera obtenue grâce à l’intervention du voleur assassin aperçu dans le pré-générique. Ne nous étonnons pas si le shérif, malgré tout son bon sens, est quelque peu dépassé par les événements : la sagesse du roi Salomon lui-même serait prise au dépourvu face à ces situations où se mêlent inextricablement le bien et le mal.

C’est que, voyez-vous, le vice adore se parer des atours de la vertu si cela lui permet de mieux s’épanouir. Dissimulée derrière un mur, la veuve vêtue de noir n’est pas loin d’éprouver un véritable orgasme quand elle entend claquer les coups de fouet sur le dos d’une prostituée condamnée par l’hypocrite justice des hommes. Un peu plus loin, les bigotes réunies en comité pour défendre la loi et l’ordre ne brandissent leurs beaux idéaux que pour pouvoir exercer en toute bonne foi leurs pulsions sadiques.


Pourquoi alors, si louable soit-elle dans son entreprise de dénonciation, cette Dernière balle... ne parvient-elle jamais à s’imposer comme une fable franchement subversive ? Il lui manque un héros convaincant. Ou, pour dire les choses autrement, tout le monde n’est pas Clint Eastwood. John Ericson, qui interprète le protagoniste masculin, a sans doute une allure élégante qui, nous dit Wiki, lui valut d’être le centerfold d’un numéro du magazine Playgirl en 1974, et il garde d’un bout à l’autre de l’histoire l’impassibilité qui convient, mais impassibilité rime ici avec inexpressivité : à aucun moment ne se dessine cette touche de roublardise désabusée et d’incrédulité feinte, - allez, n’ayons pas peur des mots ! - cette distanciation brechtienne que Clint introduisait régulièrement dans son jeu en plissant les yeux et qui lui valait la complicité de tous les spectateurs.

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La fiche IMDb du film

Par Frédéric Albert Lévy - le 10 septembre 2020