L'histoire
Dans un château de campagne, Solange (Narda Blanchet) et Valérie sa gouvernante (Pierette Pompom Bailhache) font tourner ce qui s’avère une véritable institution, tout en participant à la vie du village, pas tout à fait distincte de celle du lieu. Un château, ça s’hérite et il n’en sera peut-être pas toujours ainsi une fois que la propriétaire trépasse (« naturellement » ou non).
Analyse et critique
Un homme en marinière légèrement ventripotent, guetté par la calvitie, se réveille dans les vapeurs apparentes de l’alcool (tout élixir se résume à ce seul ingrédient dans la vie et l’œuvre d’Otar Iosseliani). Au sortir de chez lui, il a endossé son costume d’abbé. L’habit fait peut-être le moine mais le bistrotier du coin saura à quoi s’en tenir quand il verra bientôt celui-ci commander un premier apéritif en début de journée à son zinc (vade retro Satanas peut-être, cela dit le mal se combat par le mal). En attendant, cette faillibilité fort humaine n’empêche pas l’homme de conduire correctement sa messe. Il y est question de la déploration paulinienne consacrée – Romains 7 verset 19 : « Car je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas. » L’acrasie est un thème inépuisable. La Parole de Dieu est citée mais elle n’est pas commentée. Iosseliani s’intéresse à la liturgie : ces musiciens amateurs qui participent à la vie cléricale, dont une tromboniste, Solange (Narda Blanchet), vieille châtelaine occupée l’essentiel du temps à se chamailler avec sa gouvernante, les deux se connaissant si bien qu’elles ne peuvent plus rien se cacher. Quand Solange soupçonne Valérie d’avoir volé l’argenterie qu’elle avait planqué à l’intérieur de la chasse d’eau (on ne se méfie jamais assez de ses invités, c’est désormais prouvé), il lui suffit d’un regard les yeux dans les yeux pour sonder l’autre et conclure indubitablement à son innocence. Le regard de Valérie paraît moins indigné ou agité que simplement blasé. Non pas que la télépathie fonctionne : il y a ce semi-dialogue de sourds, semi-téléphone arabe au sujet du métayer qui outrepasse constamment la parcelle du voisin, entretenant un potentiel conflit entre propriétaires.
Autant de bisbilles qui occupent tout un chacun dans ce coin de France éloigné mais pas coupé du reste du monde pour autant : adeptes de Hare Krishna, dandy perse, nouvelles à la radio, échanges avec l’Union soviétique à ses dernières heures via le téléphone écouté par des fonctionnaires du KGB, visites d’acheteurs potentiels japonais quand l’héritage du château est mis en vente… Ce que ce Moulinsart (il y a parfois du Hergé chez Iosseliani) expérimente et donne à voir, c’est au fond la mondialisation, à une époque où les daguerréotypes l’ont cédé aux cellulaires et aux walkmans (qu’y avait-il entre les deux ?). Dans son provincialisme joyeusement vieillot (il y a quelque chose de l’antiquaire chez ce cinéaste, ce qui étonnamment ne joue pas contre lui), le film est plus intemporel que l’instantané parisien des Favoris de la Lune, également centré sur la passation de biens, la survie de fabrications humaines à travers le temps, l’histoire. Le patrimoine étant à vendre au plus offrant, c’est aussi de l’élégie certes amusée d’une aristocratie, et parallèlement d’un certain peuple de France, dont il est question. Ce qu’Iosseliani a mieux vu que d’autres est qu’il n’y avait pas qu’à l’Est qu’un monde mourait – à l’Ouest aussi le déclin était établi. C’est « ici » et non pas « là-bas » que des agriculteurs marchent, vainement, vus de la fenêtre des rentiers, pour la possibilité de vivre de leur métier. Si le Japon allait bientôt lui aussi se faire briser les genoux, empêchant l’arrogance d’acquisition qui aurait pu être son avenir, il apparaît alors encore comme un gagnant de cette globalisation emportant les spécificités locales sur son passage.
Les mondes en voie d’extinction sont émouvants, ils sont aussi souvent dérisoires. C’est sous l’angle de la facétie que tout cela est traité. Les portraits de groupe sont l’occasion de mécaniques burlesques poétiques où le sens de la parole a plus qu’à son tour une importance secondaire. Le cinéma de Iosseliani est dangereusement tenté par la pantomime, ce qui ne saurait (ou ne saurait uniquement) s’expliquer par son rapport à la langue française : dès ses débuts en russe, il mettait de côté l’intellectualité du dialogue pour privilégier une innocence (supposée, à la naïveté pas entièrement crédible) des postures. Il s’agissait alors de contourner le discours – tout étant sujet à querelle idéologique dans le climat soviétique, ce qui ne sera peut-être pas sans rappeler une époque contemporaine où la création n’est pas non plus au meilleur de sa forme-, de s’émanciper par le primitif. En France dans les années 80/90, ces mêmes dispositions ne peuvent (ou ne peuvent entièrement) avoir les mêmes raisons d’être. C’est là que la gouaille (celle peut-être déjà de son Merle chanteur) fait son apparition, prend le dessus. Il y a une fascination des expressions, de la capacité de certaines classes sociales françaises à avoir la formule appropriée pour à peu près toutes les situations de la vie, créant une manière d’être sur le fil du rasoir entre l’esprit de la formule bien trouvée et la bêtise de la formule toute faite (Proust était fasciné par le dépassement de cette frontière aussi mondaine que populaire, selon deux modalités distinctes). Cette gouaille c’est aussi celle du cinéma français d’avant-guerre : péniche de L’Atalante, vie de château de La Règle du Jeu, les références vont au plus iconique.
Au vu de son âge, Narda Blanchet pourrait revenir d’une production de la période. C’est pourtant son premier rôle au cinéma, avant de devenir un visage familier de ses prochains films, de même que Pierette Pompom Bailhache qui, elle, ne rempilera pas. Le cinéaste aime peupler son univers de visages peu familiers (celui d’Amalric ne l’étant par exemple pas encore), l’agrémenter également de présences amies (Pascal Bonitzer qui n’est pas le seul au générique à être également associé au cinéma de Rivette). L’addition des manières d’être le pousse à aborder le collectif plus que l’intime (les scènes de ménage sont publiques, elles en viennent même à jeter un œuf sur le portrait des ancêtres… eux-mêmes présents à titre de spectres adeptes du billard). Cette générosité dans le cadre, presque autant que le catholicisme et l’allusion au terrorisme, évoque la période française de cet autre exilé qu’était Buñuel : films de vieux messieurs qui ont pour ainsi dire tout vu et en tout cas bien, bien vécu. Chez Iosseliani les scènes s’empilent, pas seulement comme les beaux couverts le font entre la salle à manger et la cuisine, mais comme un shot de liqueur succède au précédent – et ainsi de suite... Ad nauseam ? L’ouverture était claire : c’est plutôt la gueule de bois qui guette, celle d’une époque occidentale qui ne voit pas qu’à décrier les lendemains qui chantent annoncés hier du camp d’en face, elle court elle-même à sa perte dans un marché qui n’a de libre que le nom. Désillusionné par l’expérience soviétique, Iosseliani n’a pas l’air de croire plus à cette idéologie-là, qui entend sotto voce, ou même pas, balayer tout ce qui fait le charme spécifique de sa région d’accueil (antimarxistes éventuels, il vous faudra laisser à Marx et Engels que cette destruction-là était clairement anticipée dans leur manifeste - ceux se revendiquant de ce dernier auront-ils fait mieux en la matière étant un meilleur sujet de débat). Avant que la porte du manoir ne se referme sur de nouveaux occupants, il y a les chamailleries, les gronderies, les chansons, la picole, la traîne, tout ce qui ne compte pas, jusqu’à ce que son absence révèle sa froideur et sa cruauté. Las : on n’empêche pas les humains de se chamailler, de se courir les uns après les autres et de paresser. L’accès à l’intérieur de la propriété ne sera jamais absolument empêché. Pour Iosseliani, et il en était la preuve, il y avait encore moyen de s’y faufiler.
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coffret intégrale
otar iosselani
Blu-Ray
sortie le 3 décembre 2024
éditions Carlotta Films