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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Bête lumineuse

L'histoire

Dix hommes se retrouvent dans un chalet perdu au fond des bois de la région du Maniwaki, en Haute-Gatineau au nord de Montréal, pour leur rituelle chasse à l'orignal. Au sein du groupe de chasseurs, Stéphane-Albert le poète dénote. Ses grandes phrases, sa vision idéaliste de l'homme et de la nature collent mal avec l'ambiance générale qui est plutôt à l'alcool et aux blagues graveleuses. La meute sent qu'il est le plus faible, le plus sensible et pendant la semaine que dure cette grande chasse, Albert se retrouve de plus en plus isolé, lâché même par Bernard son ami d'enfance, et devient le souffre-douleur du groupe...

Analyse et critique

L'ouverture de La Bête lumineuse se révèle assez déstabilisante. Déjà il y a la langue québécoise, ses expressions et ses tournures qui nous sont guère familières et qui demandent un petit temps d'accoutumance. Il y a ensuite le montage qui joue sur des sautes de temps et nous fait passer d'un personnage à un autre sans crier gare. On est placé sans préparation face à des faits bruts, sans rien savoir de l'histoire qui va nous être contée ni du monde dans lequel le cinéaste va nous immerger. On a des paroles, des rires, des personnages sans noms et sans passé... plaisir de la perte de repères, de la découverte, de la surprise qui caractérise si bien le cinéma direct, et celui de Pierre Perrault en particulier.

Pierre Perrault nous présente donc ses personnage dans un montage parallèle qui a pour objet de nous plonger directement dans l'histoire mais aussi d’annoncer ce qui va advenir par la suite dans le film. Il découpe le groupe en deux entités distinctes : d'un côté les habitués qui repèrent le terrain de chasse, cherchent des traces et préparent la traque et de l'autre Stéphane Albert qui fantasme cette aventure, imagine ce que sera l'attente, l'apparition de la bête et qui philosophe sur le tir à l'arc et l'art de la chasse (« Pour moi, la chasse c'est un acte de " fécondité »). Perrault montre déjà que l'osmose de groupe ne va pas se faire : Albert est dans le dire, l'imagination, les autres sont sur le terrain, les mains dans la boue. Lui ne parle que de sacré, les autres commencent à descendre les bouteilles et à blaguer...

Dans toute cette partie où les hommes se préparent, font leurs paquetages et embrassent leurs femmes, Perrault multiplie les signaux annonçant la curée à venir : une poule qui s'échappe et qui est encerclée par les hommes hilare, Bernard qui se régale à l'idée du repas qu'ils feront d'un agneau de lait, la bande qui se moque d'Albert en retard au dès le premier rendez vous... et surtout un dialogue entre Albert et Bernard découpé en petites tranches et placé à intervalles réguliers dans cette ouverture. Ce dialogue se déroule en fait bien plus tard, vers la fin du séjour, alors qu'Albert est devenu le souffre-douleur du groupe. Bernard raconte à son ami d'enfance comment la meute de loups encercle et s'abat sur l'orignal, expliquant par là le calvaire que la troupe fait subir à Albert.

Albert et Bernard se connaissent depuis qu'ils ont deux ans. Albert parle de l'amour entre eux deux, de leur incroyable complicité : « Bernard c'est le monde à l'envers (…) c'est un vin (…) c'est mon frère », et le poète de se mettre à pleurer en évoquant son ami. Mais cette amitié, est-elle réelle ou bien Albert la fantasme comme il fantasme la chasse ? Car ce que nous découvrons de ce Bernard est bien loin de l'image que nous en renvoie Albert et l'on se met à douter de sa lucidité quant aux liens qui les uniraient. Enfants, Albert ne jouait-t-il pas l'Indien et Bernard le cow-boy blanc armé de son fusil, préfiguration là encore du tournant que va prendre le film ?

Sans la présence d'Albert, le groupe semblerait homogène : des citadins dans la quarantaine qui abandonnent une fois l'an femmes et enfants pour vivre une semaine d'amitié virile et éthylique. Cependant, cette partie de chasse n'est pas une simple virée entre potes, une excuse pour boire, chanter et se retrouver entre hommes. Il y a de ça bien sûr, mais il y a aussi quelque chose de plus profond, quelque chose qui tient du lien que le Québécois entretient avec la nature, avec cette terre "sauvage" que les Français ont arpentée pour la première fois il y a moins de cinq siècles. Comme aux États-Unis, cette implantation récente crée un lien très spécifique au territoire. Avant l'arrivée des premiers colons venus d'Europe, les peuples autochtones parcouraient cette terre depuis déjà plus 10 000 ans. Pris dans ce contexte, la chasse à l'orignal est pour ces citadins un rite, une initiation : ils « s'ensauvagent », s'inventent une image mythique d'eux-mêmes en se confrontant à une animal totem de cette partie du monde. Le grand élan est en effet un animal quasi mythique. Rare, majestueux, il est cette « bête lumineuse » qui donne son titre au film. C'est un animal sacré pour les Amérindiens, une figure tutélaire de la forêt. S'y mesurer, c'est puiser en soi des capacités oubliées afin de faire un avec la nature, afin de la soumettre. L'envie de filmer cette chasse participe ainsi pleinement à ce grand projet de Perrault qui consiste à mettre en images un imaginaire, une mythologie toute québécoise.

De fait, Perrault rend admirablement bien la puissance de la chasse. Même si l'on est farouchement opposé à cette pratique, force est de constater que le film en ébranlerait presque nos certitudes. Dans une incroyable séquence de plus de dix minutes, Perrault filme ainsi l'attente, les sens en éveil, et ce d'une telle manière que l'on ne peut qu'être possédé par l'envoûtement qui saisit ces hommes attendant leurs proies. On ressent l'osmose avec la nature, un cliché souvent brandit par les tenants de la chasse mais qui semble pourtant ici bel et bien recevable. Et ce jusqu'à la chute, lorsque l'orignal tant attendu est sur le point de sortir des bois, que la bête lumineuse est prête à se révéler et que l'on découvre qu'il s'agit en fait de Bernard, fin saoul, qui s'écroule hilare... La longue chasse d'Albert n'était en fait qu'un canular préparé par le groupe. Perrault retourne ainsi par deux fois les clichés sur la chasse, ne donnant raison ni à ses pourfendeurs ni à ses apôtres.

C'est que la chasse à l'orignal n'est le sujet du film qu'en apparence. La vraie chasse se joue ailleurs. La nature n'y a plus qu'un rôle périphérique, cette chasse - cette curée pourrait-on plutôt dire - se déroulant en effet dans la cabane, entre les hommes. Est-ce le contact avec la nature qui réveille quelque chose de primal chez eux ? Peut-être, peut-être pas, le propos de Perrault n'est pas d'analyser les mécanismes de la meute, mais de la décrire de la manière la plus brute possible. Car c'est bien d'une meute dont il s'agit. Les hommes se rêvent sauvages, et sauvages ils sont pour les plus faibles. Pour le plus faible en l’occurrence : Stéphane-Albert.

Avec ses grandes phrases, ses poèmes, ses élans philosophiques, Albert ne fait pas corps avec un groupe qui se partage entre taiseux et amateurs de blagues graveleuses (« On va pas là pour écrire, on va là pour tuer d'la viande »). On se moque donc de ses airs, de sa sensibilité, de ses envolées lyriques. Albert n'arrive pas à le comprendre tant il veut faire partie du groupe. L'alcool aidant, il se livre au contraire de plus en plus, et chaque chose qu'il offre de lui à ses prétendus camarades devient un nouvel élément sur lequel ils se reposent pour l'enfoncer un peu plus. Et le fait de savoir qu'il y a toujours présent une équipe de cinéma renforce la cruauté du film. Albert est pris dans un étau. D'un côté la meute qui se referme sur lui, de l'autre l'équipe du film insensible à ses souffrances.

Mais là encore les choses ne sont pas si simple, Perrault ne jouant pas sur l'unique victimisation d'Albert. Déjà, il y a chez lui une vantardise qui se mesure sans peine à celle de ses camarades. Il se sait plus cultivé et l'on sent au début du film qu'il ne peut s'empêcher de montrer combien ses compagnons sont rustres comparés à lui. Il pérore, se lance dans de grandes pensées sur l'homme et la nature, sur la communion avec l'animal, sur la pensée sauvage. Face à tant de forfanterie, on comprend l'exaspération de ces hommes et leur envie d'en découdre avec le poète.

Albert veut faire partie du groupe et il semble presque regretter sa culture, sa sensibilité. Il aimerait ressembler à ces hommes bruts, qui agissent naturellement, qui sont ici à leur place. Il se force ainsi à « pleumer » un lièvre, quitte à « pleumer son renard » (vomir), il essaye de boire autant que les autres, il mange, dégoûté, du foie cru d'orignal... Albert dit qu'il veut apprendre, mais il y a surtout de l'orgueil de sa part comme ne manque pas de le noter un membre du groupe. Il agit par fierté, par vanité. Il n'est pas fait pour ça, mais refuse de l'admettre et essaye d'endosser un costume qui ne lui sied guère. Mais plutôt que de se remettre en question, il se complait dans son rôle de victime. C'est ce que Bernard lui reproche : de ne pas avoir compris comment fonctionne le groupe, de ne pas avoir pris la mesure du rôle de souffre-douleur. Un souffre-douleur, on appuie là où il « croche », là où il est tordu. Or Albert n'a jamais essayé d'être un loup et il est le seul à avoir eu la chance d'être la victime... Car pour Bernard, tous ont droit de savoir là où ils sont tordus, tous ont le droit d'être gibier après avoir été loup.

Mais même si Perrault se refuse à idéaliser Albert, on ne peut qu'être bouleversés par son calvaire. Le film montre comment les illusions de ce grand rêveur se heurtent violemment à la réalité, s'y fracassent. Tout ce qu'il a idéalisé - la beauté de la chasse, la solidarité dans l'adversité, le fait de se mesurer à la nature - explose littéralement au contact du groupe. Tout cela semble exister mais lui est interdit car il est d'un autre monde. La coexistence de mondes humains différents est l'un des thèmes de prédilection de Pierre Perrault. Ici il montre qu'entre deux cercles sociaux différents, l'interpénétration est quasi impossible, que chacun est enfermé dans son rôle, séparé de l'autre par une barrière imperméable.

Tout cela passe par des échanges tour à tour triviaux, bouleversants, drôles, tragiques. Perrault, ancien homme de radio, est venu au cinéma pour filmer la parole. La Bête lumineuse n'est que parole : parole qui émerge des longues attentes et des soirs de beuveries qui constituent la majorité du film ; parole qui peut être conflit, confidence ; parole intime ou parole de groupe ; parole qui est aussi poésie, rêverie, fantasme (les chasseurs ne cessent d'imaginer la traque, l'apparition de la bête, sa mise à mort), recréation, évasion.

Ce que filme Perrault, ce n'est pas la haine mais l'incapacité d'aller vers l'autre. Cet empêchement est dû à des réflexes sociaux qui sont plus profondément ancrés chez l'homme que ne l'est cet appel de la nature auquel les personnages aspirent. A moins bien sûr que les deux ne soient justement liés, mais là la parole d'un sociologue - ce que Perrault se défend d'être - serait la bienvenue...

La Bête lumineuse est un film cruel, dur, terrifiant. Mais cette volonté de Pierre Perrault de filmer cet empêchement fait que c'est aussi une œuvre bouleversante, un des plus beaux et plus juste portrait de groupe que le cinéma ne nous ait jamais offert. Un film terrible pour apprendre à mieux comprendre et mieux aimer l'homme en quelque sorte...

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 3 octobre 2013