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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Belle et la Bête

(Panna a netvor)

L'histoire

Veuf et ruiné, un marchand s'engage dans une forêt sinistre, domaine d'un monstre qui terrifie la région. Perdu, il trouve refuge dans un château en ruines, dont le propriétaire invisible lui dresse la table puis échange le cadre précieux du tableau qu'il veut vendre contre de l'or et des bijoux. Au moment de partir, en cueillant une rose blanche, le marchand commet l'erreur de profaner le jardin de son hôte. Celui-ci, une féroce créature à tête de rapace, l'épargne, sous réserve cependant qu'il lui livre l'une de ses trois filles...


Analyse et critique

L'histoire de La Belle et La Bête est d'abord celle d'une œuvre littéraire, un conte écrit en 1740 par la romancière Mme de Villeneuve. Il sera néanmoins popularisé par le septième art et le film somme de Jean Cocteau en 1948. Suivront ensuite de nombreuses adaptations et notamment le célébrissime (et ses suites) dessin animé de Disney en 1991. La version de Juraj Herz, elle, sera visible à partir de 1978. Ce dernier, fils d'un pharmacien juif, naît en 1934 dans ce qui est encore à l'époque la Tchécoslovaquie. Sa famille sera séparée et connaîtra la déportation durant la Seconde Guerre mondiale, lui-même (seul survivant) passant par deux camps de concentration (Ravensbrück et Sachsenhausen). Il en tirera son œuvre la plus autobiographique et l'un des films les plus fous de l'histoire du cinéma, interdit pendant plus de vingt ans à sortie en 1969, L'Incinérateur de cadavres. Fin 1970, il va se tourner vers l'adaptation de contes et c'est alors qu'il va réaliser à la même période La Belle et la Bête, mais aussi l'adaptation de l'un des contes nocturnes de E.T.A. Hoffmann, Le Neuvième cœur. Les films seront tournés en duo, l'un le matin et l'autre l'après-midi.


La Belle et la Bête sera présenté pour la première fois en France au Festival International du Film Fantastique et de Science-Fiction de Paris (ancêtre du PIFF), plus habitué au film de cinéma bis ou d'horreur (Le Crocodile de la mort de Tobe Hooper sera lauréat en 1978 et Halloween de John Carpenter l'année suivante) et mettant déjà en exergue l'une des particularités du long métrage : le mélange des genres. S’il est une adaptation d'un conte-type et doit donc passer par quelques étapes obligatoires (scènes d'exposition au château, histoire de père et de princesse, découverte des sentiments amoureux, mal sous-jacent), Herz va volontairement ancrer son œuvre dans une nappe fantastico-horrifique très marquée (le générique de nature morte et de fresques d'animaux squelettiques comme premier point de repère).

S’il respecte globalement le texte, à la manière de Cocteau, l'atmosphère sera beaucoup plus apocalyptique que fantastique. Chez Herz, la nature est terne, agonisante, presque morte. Le ciel est maussade et le brouillard très dense. Les arbres sont brûlés ou en lambeaux, les forêts sont mystérieuses et hantées, les châteaux forts abandonnés, les points d'eau des marécages et les roses porteuses de mort. Les chevaux ne sont plus blancs nacre et majestueux mais noirs et rachitiques, les bibliothèques ne sont plus grandioses mais prêtes à s'effondrer. Le conté de fées est absent, inversé.

La Belle, néanmoins, est toujours là. La Belle ou... la Vierge si l'on en croit la traduction du titre original, Panna a netvor, soit La Vierge et le monstre. La Vierge, donc, est la plus jeune des trois sœurs. Elle est très attachée à son père, amoureuse. Là, déjà, Herz pointe l'un des jalons majeurs du conte : l'inceste. Toute petite fille serait amoureuse de son père avant de rencontrer le prince charmant. C'est l'essence, le point de départ de nombreux contes. C'est même le sujet central de certains, comme Peau d'Âne.

La mère, décédée, est célébrée grâce à la présence d'un tableau. Après sa ruine, c'est le dernier objet de valeur du père. Ce tableau est un portrait de la mère... qui ressemble à l'exact à la jeune femme. La Bête, découvrant le tableau, en tombe fou amoureux. Amoureux d'une image. L'image de la beauté, de la Belle, de la Vierge. Il va la chérir et retrouver dans Julie (sibylline Zdena Studenková) cette image. Il ne tombe pas amoureux de la personnalité de la Belle, seulement de sa beauté. Pour sauver son père, la Belle se risquera à la rencontre de ce personnage dont elle ne sait rien. Elle viendra le trouver de son propre chef et innocente (au contraire de chez Cocteau où elle est consciente d'aller chez un monstre), sous couvert d'émancipation et d'assouvissement de son désir féminin. C'est d'ailleurs l'un des grands sujets du cinéma tchécoslovaque de l'époque, l'émancipation féminine. Vera Chytilovà avec Les Petites marguerites, peignant l'histoire joyeuse et libertaire de deux jeunes femmes (Marie I et Marie II) mourant d'ennui et prenant leur destin en main ou encore Herz, déjà, avec son Morgiana en 1972 et l'histoire troublante de deux sœurs, en feront les sujets principaux de certaines de leurs œuvres.

Dans La Belle et la Bête, le talent de Herz se dévoile lorsque, passages obligés d'un conte déjà lu ou vu plusieurs fois, le spectateur connaît déjà les scènes qu'il va voir. La rencontre entre les deux êtres n'en est alors plus vraiment une puisque la Bête va d'abord épier la Belle, l'observer comme si elle était une proie sauvage. C'est aussi là où l'inventivité du réalisateur trouve sa pleine puissance puisqu'il n'y a pas de malédiction dans sa variation du conte. La Bête a toujours été monstre, elle n'est pas un prince métamorphosé par une sorcière ou une méchante fée et déchu pour l'éternité. La Bête, version Herz, a des instincts sauvages, de mort. Sa première incursion dans le long métrage est d'ailleurs celle d'une séquence de chasse d'une jeune femme, avant plus tard, dans une sauvagerie et un lyrisme fou, de poursuivre une (véritable) biche dans l'eau, de la tuer et de finir par la dévorer (biche sacrifiée en lieu et place de la Belle).

Pour appuyer ce choix, le design du monstre est, lui aussi, différent de toutes les propositions précédentes (et futures). Herz crée un personnage qui est mi-bête, mi-oiseau, mi-homme. C'est sa malédiction : être tout et en même temps rien. Il n'appartient à aucun monde, si ce n'est au sien. Il ne peut vivre parmi les hommes car il n'en a pas l'apparence physique (seulement les yeux et l'intellect) ni parmi les oiseaux car il ne peut pas voler malgré son bec et ses griffes, et non plus totalement parmi les bêtes puisqu'il est doté d'une conscience... ce murmure qui tout le temps se rappelle à lui. C'est premièrement sa conscience qui sera troublée par la Belle. Doit-il assouvir son instinct de bête et tuer la Belle ou doit-il se laisser aller à la jeune femme... sans pouvoir jamais lui avouer sa passion ? Herz modifie alors la question centrale du conte. C'est ici une bête qui sera transformée en prince par l'amour d'une jeune femme.... et pas un prince qui a été transformé en bête et dont l'amour brisera la malédiction.

Lorsque Julie arrive dans le château (refuge devenu prison), elle boit un verre de vin qui a été drogué. Elle s'endort alors pour se retrouver dans un lit... qui n'existait pas auparavant dans la pièce et qui se referme totalement sur elle, comme un cercueil. Elle rêve... qu'elle rêve. C'est le premier marqueur d'inconscient du long métrage, qui le fait basculer dans une seconde partie qui pourrait être totalement fantasmée. Échangeant avec le Montre, la Vierge dira « J'ai peur de me retourner et de m'apercevoir que je suis seule. » Est-ce que la Bête est une projection de son inconscient ? Existe-elle vraiment ? Ne devient-elle pas un monstre parce qu'incarnation d'un danger ou d'un inconnu ? La Bête n'est-elle pas, toujours, cette partie de nous-même que nous ne maîtrisons pas, notre inconscient ?

On connaît l'intelligence et les ressources de certains réalisateurs pour braver la censure et l'utilisation importante de la symbolique pour imposer leurs opinions. Herz a dû, toute sa carrière ou presque, lutter contre la censure comme la plupart de ses compatriotes et amis réalisateurs du bloc de l'Est. Les cinéastes de l'Est sont alors à l'époque des contrebandiers, ils font passer des idées (politique, sociale, libertaire) sous forme de marchandise (le cinéma, le conte, le genre fantastique). La Belle et la Bête arrive à un moment charnière de l'histoire tchécoslovaque. Le Printemps de Prague a eu lieu dix ans plutôt en 1968 et engage la transformation du pays par la volonté du gouvernement de porter un « socialisme à visage humain » (la République devient fédérale, les libertés d'expression, de circulation et de la presse sont accentuées, le pays tend vers une libéralisation globale), ce qui n'est pas du goût de l'URSS qui envahit le territoire avec ses forces armées pour reprendre le contrôle. Une période de « normalisation » (c'est-à-dire la reprise en main de l'appareil politique et économique par le Parti Communiste) s'engage alors durant plusieurs années jusqu'à la Révolution de Velours (dix ans après la sortie du film, en 1989) qui prendra son nom dans la relative non-violence avec laquelle les Slovaques et les Tchèques reprendront le contrôle de leurs destinées alors que le bloc soviétique court à sa perte.


Sans préjuger des volontés de Herz, lui-même ne pouvant bien évidemment préjuger de l'avenir, une lecture politique du l’œuvre s'impose d'elle-même. La Bête-URSS, dont les portes du château sont ornées de l'aigle à deux têtes (symbole de domination par excellence) fait prisonnière La Belle-Tchécoslovaque, qui elle-même parviendra à se libérer. Elle changera son destin en transformant son agresseur, en le changeant totalement et en détruisant sa part d'ombre, sa part animale. Lorsque Belle touche pour la première fois les « mains » de La Bête, celles-ci trouvent forme humaine. La Bête perd ce qui était l'un des marqueurs de son identité de monstre (les griffes acérées) pour déjà se rapprocher du monde des humains. La transformation sera totale lorsque le fantasme de La Vierge (et donc son inconscient) sera - presque - assouvi alors que Le Monstre ne sera plus bête mais homme, devenant la réplique exacte des rêveries de la jeune femme et transformant le cauchemar en rêve...

Après ce film, Herz partira en Allemagne tourner des œuvres plus mineures (comme si l'arrêt de la censure avait stoppé son inventivité) ou en France (il tournera deux épisodes de la série... Maigret !). Mais il aura imposé une variation unique du conte, d'un lyrisme gothique absolu (la sublime partition à l'orgue de Petr Hapka accompagne presque toutes les séquences du film) en équilibre entre douceur (la Belle, l'amour, la transcendance) et horreur (sauvagerie de la Bête, de l'homme lui même lorsqu'il égorge et dépèce des animaux pour se nourrir), rêve et cauchemar, se plaçant sans peine à côté du mythique film de Cocteau et trouvant encore aujourd'hui des échos dans la récente adaptation du même conte par Christophe Gans (2014) ou les dernières œuvres de Guillermo Del Toro (Crimson Peak ou La Forme de L'eau).

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Damien LeNy - le 12 novembre 2019