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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Homme qui n'a pas d'étoile

(Man without a Star)

L'histoire

L’aventurier Dempsey Rae (Kirk Douglas) est monté clandestinement dans un train en direction du Wyoming. Au cours du voyage, il sauve la vie de Jeff (William Campbell), un jeune apprenti cowboy naïf et inexpérimenté. Dans la ville où ils sont forcés de s’arrêter, ils ont la chance que Strap Davis (Jay C. Flippen), le régisseur du plus grand domaine de la région, leur offre du travail pour ne pas qu’ils se fassent expulser, le shérif de la contrée ne supportant pas les étrangers inactifs. Dempsey décide alors de faire de Jeff son protégé et de s’occuper de son apprentissage. Strap est un homme honnête et droit, qui souhaite continuer à entretenir de bonnes relations avec ses voisins. Mais la nouvelle propriétaire venue de l’Est, Reed Bowman (Jeanne Crain), qui ne cherche qu’à agrandir son cheptel, se soucie peu de saccager la prairie ; elle pense que dans deux ou trois ans, elle aura amassé une assez grande fortune pour pouvoir ensuite repartir. Les relations deviennent tendues car sur ces terres de libre pâturage, il n’y a pas assez d’herbe pour tout le monde ; les petits fermiers, qui étaient là avant, décident d'installer des barbelés pour pouvoir garder leur portion d’herbage. Reed congédie son contremaitre qui refuse d’obéir à ses ordres et tente de le remplacer par Dempsey en se donnant à lui. Mais, ayant été mis en garde par Idone (Claire Trevor), une prostituée au grand cœur de ses amies, et ayant été heurté par l’ambition et l’avidité de Reed, Dempsey refuse et quitte son emploi au ranch. La tyrannique cattle baron engage alors Steve Miles (Richard Boone) comme bras droit et tueur à gages tout en réussissant à mettre le jeune Jeff de son côté. Sauvagement passé à tabac par les hommes de Miles, Dempsey, malgré sa haine farouche pour les clôtures qui ont causé la mort de son jeune frère, décide d’aller aider les colons et de poser lui-même les barbelés. Les conflits s’annoncent violents...


Analyse et critique

En ce début d’année 1955, Universal s’affirme encore et toujours comme le studio roi du western ! Borden Chase / Aaron Rosenberg, ce fut quelques semaines plus tôt le duo gagnant scénariste / producteur qui, avec Anthony Mann, accoucha du superbe The Far Country (Je suis un aventurier). Man Without a Star, qui marque le retour de King Vidor au western presque dix ans après Duel au soleil (Duel in the Sun), est à nouveau une belle réussite qui ressemble d’ailleurs étrangement au film d'Anthony Mann sur de nombreux points, notamment un thème principal assez proche, celui d’un individualiste forcené qui va peu à peu prendre conscience que le monde évolue autour de lui, que le progrès et la civilisation ne sont pas forcément de mauvaises choses (où plutôt qu’il faut faire avec, quoi qu’il en soit). Tout cela cependant sans aucun manichéisme, car la plupart des personnages principaux, quel que soit leur camp, ont dans le courant de l’intrigue des choses à se reprocher ou cèdent parfois à des pulsions pas toujours très nobles, l’amitié et l’amour étant même parfois sacrément malmenés. Le western continue donc à gagner en maturité mais toujours en douceur puisque le film de Vidor, dans la plus pure tradition des séries B Universal de l’époque, demeure très classique dans son style, utilise le même immaculé background "technicolorisé" et semble même prendre pas mal de recul par rapport à la gravité des thèmes développés - la pochade n’est jamais éloignée, au grand dam de certains qui n’ont pas forcément tort de le lui reprocher. Il n’est cependant pas interdit de trouver ce mélange de tons iconoclaste au contraire franchement délectable.


Ceux qui n’auraient pas ressenti la plénitude que beaucoup ont trouvée à la vision de L’Homme qui n’a pas d’étoile devront probablement être amenés à penser que la faute en incombe prioritairement à la mésentente qui régna sur le tournage de ce film de commande entre le cinéaste et son acteur principal. D’ailleurs, il est toujours difficile aujourd’hui de faire la part des choses quant aux apports de l’un et de l’autre, chacun tour à tour reniant ou s’accaparant le film. La compagnie Universal, qui ne faisait pas encore partie à l’époque des majors à proprement parler, parvenait néanmoins à attirer de grandes stars le temps de quelques films, leur proposant, au lieu d’un cachet, la participation aux bénéfices ; ce qui transformait en quelque sorte les comédiens ainsi appâtés en coproducteurs qui pensaient ainsi pouvoir avoir leur mot à dire à propos de tout et n’importe quoi. C’est ainsi que Kirk Douglas se permettait de critiquer avec une certaine virulence la lenteur du cinéaste et de regretter de l’avoir proposé en tant que metteur en scène : « C’était une erreur, un très mauvais choix ; il n’a rien compris au thème et en plus il n’arrivait pas à tourner à toute vitesse... Il fallait tout le temps le bousculer, lui faire changer son découpage. Je n’ose pas dire que j’ai mis le film en scène. » Si par la suite Kirk Douglas se révélera un admirable cinéaste (Posse - La Brigade du Texas en 1975), il semble aller soi à la vision de Man Without a Star que King Vidor a bien été le principal chef d’orchestre sur ce film, son style étant assez reconnaissable notamment dans la perfection des cadrages.


Au départ, Kirk Douglas avait au sein de son planning un trou de quatre semaines à combler entre un film pour la 20th Century Fox et un autre pour la Warner. Hors de question de se prélasser ; et le voilà qu’il demande au scénariste Borden Chase s’il n’aurait pas par hasard une histoire sous le coude. Ce dernier se met au travail, repartant d’un script dont seule la première scène avait été écrite par D.D. Beauchamp d’après un roman de Dee Linford. En dix jours, le scénario était bouclé ; il ne restait plus qu’à dénicher un metteur en scène. On proposa le travail à King Vidor qui trouvait bonne l’idée de devoir tourner en un temps record, cette contrainte lui rappelant l’époque du muet dont il n’arrêtera pas de ressasser et vanter les mérites durant le tournage, une cause d’énervement supplémentaire pour Kirk Douglas. Vidor se lança dans l’aventure comme dans une sorte de challenge, se félicitant d’ailleurs en fin de tournage d’avoir bouclé son film en 22 jours au lieu de 24. Et pourtant, il aurait quitté le plateau avant la fin, ayant des repérages à effectuer en Europe pour son prochain film, l’épique Guerre et Paix. La scène du stampede fut ainsi tournée par d’autres que lui. Alors qu’il s’attribuait la paternité du film juste avant sa sortie, King Vidor dira plus tard : « A part la photographie et le paysage, il n’y a pas grand-chose de moi dans le film. Je n’ai pas écrit le scénario, il m’a été imposé. » Alors qui a mis en scène le film ? Qui a apporté le plus de modifications au scénario ? Difficile encore d’en juger. Si le résultat final laisse à penser, qu’au vu de la stupéfiante maîtrise du cadre, King Vidor était bel et bien derrière la caméra et que Kirk Douglas s’était par ailleurs octroyé le plus beau rôle (son personnage est omniprésent), Borden Chase faisait entendre que le cinéaste avait néanmoins parfois les coudées franches pour imposer ou non son veto sur certaines idées d’écriture. Le scénariste se félicitait même qu’il ait accepté la séquence du banjo qu’il adorait mais dont il pensait qu’elle aurait été mise sur la touche. Quoi qu’il en soit, même si les deux artistes ne se sont pas très bien entendus (Vidor disait de Douglas dans son autobiographie qu’il était "bon acteur quoique occasionnellement un peu difficile"), le tournage semble s’être relativement bien passé et le film fut globalement apprécié. Encore aujourd’hui, L'Homme qui n'a pas d'étoile figure régulièrement dans un nombre considérable de top ten du genre.

L’indompté Dempsey Rae est donc un cowboy qui a déjà pas mal roulé sa bosse et qui se lie d’amitié avec un jeune garçon inexpérimenté (voire un peu benêt) à qui il apprend les ficelles du métier. Ils sont bientôt tous les deux engagés pour travailler dans un ranch tenu par une femme de tête avide et dénuée de scrupules. Les deux amis ne tardent pas à entrer en conflit à son propos et à propos de ses idées concernant la terre et le bétail... A priori, au vu du pitch, rien de nouveau sous le ciel du western hollywoodien : soit toujours l’éternelle lutte entre gros et petits éleveurs. C’est sans compter sur un scénario remarquablement bien écrit par Borden Chase qui fait se confronter trois sujets, celui de l’initiation et de la prise en charge d’un jeune ingénu par un cowboy farouche et aguerri (qui débouche d’ailleurs sur un "résultat’ négatif") avec - Vidor oblige (Le Rebelle - The Fountainhead) - une réflexion sur l’individualisme au travers du personnage de Dempsey (« Un homme malin s’installe, prend ce qu’il veut et déguerpit »), et enfin le portrait de la fin d’une époque avec notamment la disparition des grands propriétaires terriens dès l’arrivée des clôtures, la fin de l’Ouest sauvage régi par la loi du plus fort. Dempsey Rae est un homme qui ne tient pas en place et erre sans but ni attaches, refusant de chercher une étoile à laquelle se raccrocher (d'où le titre du film explicité par le héros lui-même), préférant vaquer au gré de sa fantaisie. S'il lutte contre les barbelés, c'est que ceux-ci sont surtout synonymes pour lui de carcan et d’atteinte à la liberté. Au final, il comprendra leur nécessité afin de préserver des lopins de terre pour chacun. Mais, sorte de dernier représentant du vieil Ouest américain, Dempsey repartira seul, lonesome cowboy voulant parcourir les vastes étendues restantes avant qu’elles ne soient toutes "clôturées".


Tous ces thèmes sont brassés en préservant les parts d’ombre de presque chacun des protagonistes et sans aucun manichéisme. Car si le personnage de Dempsey Rae décide de donner un coup de main aux petits fermiers qui se mettent à clôturer les prairies, une fois l’aide apportée pour contrer les grands propriétaires despotiques, il préfèrera s’en aller dans une autre région ou il existe encore (mais pour combien de temps ?) des Open Range pas encore "pollués" par les pionniers. Alors que le personnage de l’avide Reed Bowman est en fait celui qui prétend défendre l’espace libre contre la propriété individuelle. Où nous sont donc démontrées avec intelligence les contradictions du libéralisme renvoyant (en exagérant un peu) dos à dos capitalisme et marxisme : c’est la communauté qui pose les barrières alors que le riche éleveur souhaite que tout le monde puisse profiter des terres ! Dans The Far Country d'Anthony Mann, il ne s’agissait pas de lutte entre gros éleveurs et nouveaux colons mais entre une communauté naissante et des potentats locaux. Il reste que dans les deux cas, que ce soit pour Jeff Webster ou Dempsey Rae, il s’agit de l’accession d’un homme solitaire à la prise de conscience de l’importance de la solidarité et du sens constructif de la communauté même si, in fine, ils se sentiront tous les deux en décalage par rapport à ce nouveau mode de vie (le leur étant condamné par le progrès), inadaptés face à un Ouest en mutation, et ils préfèreront repartir une fois encore vers d’autres horizons, aventuriers jusqu’au bout des ongles. Dempsey Rae (comme le Jeff Webster de James Stewart) est conduit à accepter le fait d’un monde organisé et civilisé, amené à collaborer avec ceux qui préparent ce nouveau monde dans lequel il ne se sentira jamais à sa place ; il est capable d’aider les colons mais pas de vivre à leurs côtés ou de leur manière.

Passionnant tout ça ! Mais là où le bât blesse en ce qui me concerne, ce qui m’empêche de considérer ce western comme faisant partie des plus grands, ce sont des problèmes liés à l’interprétation et au dosage de l’humour. Si Kirk Douglas est un acteur génial (ici aussi parfois d’ailleurs), il semble ne pas avoir pu s’empêcher de faire son "one man show" (y compris lors de son jonglage avec ses colts) ; il s’avère ainsi de temps à autre un peu pénible à force de cabotinage quelquefois outrancier, que ce soit dans la clownerie ou dans le sérieux. Que ceux qui sont au départ allergiques au jeu survolté et à l’exubérance du comédien passent leur chemin ! Sans cela, le comédien possède un dynamisme et un charisme absolument sidérants, son insolence ironique portant à certains moments le film vers des sommets. Mais eut-il laissé un peu de place à ses partenaires, eut-il de temps en temps mis un frein à ses grimaces et autres simagrées que cela aurait pu passer comme une lettre à la poste. William Campbell, de son côté, se montre aussi ridicule de bout en bout que lors de son apparition grotesque en cowboy d’opérette, une séquence qui n’aurait pas dépareillé dans une parodie du genre telle Calamity Jane. Qui a eu l’idée d’insuffler cet humour souvent pachydermique au sein d’un scénario aussi bien construit, amenuisant souvent la portée du message et la tension dramatique du film ? On croirait voir à certains moments une pochade, accentuée par le fait que Joseph Gershenson et ses partenaires (les excellents Herman Stein, Henry Mancini et Hans J. Salter), au milieu d’une très belle partition (et d’un sublime thème d’amour), nous pondent des thèmes humoristiques à peine digne d’un David Buttolph en toute petite forme !


Le reste de la distribution est en revanche parfait, les comédiens arrivant néanmoins à tenir tête au trublion Kirk Douglas, et notamment Jay C. Flippen dont on regrette que Borden Chase le fasse s’évanouir à mi-course. Il s’agit du seul personnage totalement positif du film, celui du contremaitre qui préfère désobéir aux ordres que d’aller marcher sur les plates-bandes du voisinage, profondément respectueux de la communauté des petits ranchers. Il sera écarté pour ne pas avoir été assez combattif. Un autre protagoniste non dépourvu de grandeur d’âme, un peu plus traditionnel celui-ci, est celui de la prostituée au grand cœur jouée par Claire Trevor et dont on regrette aussi le faible temps de présence. Quant à Jeanne Crain dans le rôle de la riche propriétaire prête à s’offrir à qui pourra l’aider à assurer son pouvoir, sa puissance et sa richesse, elle s'avère formidable, belle à faire damner un saint et dégageant ici une sensualité et un érotisme d’une extraordinaire puissance (on se demande même comment la scène de la baignoire a pu passer la censure). Après Duel au soleil, Vidor continuait à prouver qu’il était passé maître dans l’érotisme (à peine) suggéré. Les séquences réunissant l’actrice à Kirk Douglas sont peut-être les plus inoubliables et les plus insolentes du film.

Et qu’en est-il de la mise en scène ? Si le style de ce western de Vidor n’a rien à voir avec celui génialement flamboyant et grandiloquent de son précédent, Duel au soleil, le film n’en est pas moins pleinement réjouissant de ce point de vue. En pleine nouvelle mode de l’écran large, King Vidor nous offre une magistrale démonstration de son savoir-faire : chaque plan, chaque mouvement de caméra confinent à l’évidence. Techniquement et esthétiquement, le réalisateur et son équipe accomplissent un travail parfait. Le montage est vif, le rythme haletant (trop même) : un film sans temps mort, d’un étonnant dynamisme et qui file à 100 à l’heure. L’humour n’est pas absent (même si rarement d’une grande subtilité), pas plus que la violence qui surgit sous forme d’éclairs d’une redoutable efficacité ; difficile d’oublier le brutal passage à tabac de même que le combat final à poings nus opposant Douglas au très bon Richard Boone, qui nous ferait presque penser à du Samuel Fuller. Il fut d’ailleurs à l’époque interdit dans certains pays. Enfin, pour parachever le tout, la photographie de Russell Metty est superbe et la chanson de générique de Frankie Laine entêtante. "Who Knows, Who Knows..."

Dans les salles

Film réédité par Swashbuckler Films

Date de sortie : 27 juillet 2011

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Par Erick Maurel - le 3 décembre 2012