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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Empreinte de Frankenstein

(The Evil of Frankenstein)

L'histoire

Pris sur le fait lors d’une expérience macabre, le Baron Frankenstein et son assistant Hans sont forcés de quitter leur laboratoire. Ils se retrouvent alors dans la ville de Karlstaad, là où quelques années auparavant le Baron donnait vie à sa seule créature jamais achevée, « Frankenstein ». Banni à jamais de la ville, il va néanmoins se faire repérer et doit à nouveau s’échapper in extremis...

Analyse et critique

L’Empreinte de Frankenstein est un film à part dans la série consacrée à la créature par les studios de la Hammer. Des sept volets dont il est le troisième, cinq sont réalisés par Terence Fisher, dont les deux précédents : Frankenstein s’est échappé (1957) et La Revanche de Frankenstein (1958). Freddie Francis, alors principalement connu pour son travail de directeur de la photographie, doit ici convaincre la critique, le public et la Hammer qu’il est digne d’assurer la succession de l’un des grands maîtres de l’horreur. En effet, la critique est alors assez réticente aux films de genre et le cinéma d’épouvante peine à être pris au sérieux. En 1964, il fait son entrée dans les salles grand-public, notamment en France, et l’enjeu est de taille pour les studios. Les fans, quant à eux, présents depuis la première heure au cinéma le Midi-Minuit, ont des attentes bien précises. Le film doit présenter un caractère subversif et marginal, certaines règles doivent implicitement y être respectées, comme la présence d’une ou plusieurs « Hammer Girls », le film doit apporter à la compréhension du mythe dans son ensemble et nourrir l’univers fantasmagorique du monstre Frankenstein. Enfin, d’un point de vue commercial, les films de Fisher ayant été un succès pour la firme, celui qui reprend le flambeau est prié de savoir plaire au plus grand nombre, en dehors des exigences purement artistiques.

Face à toutes ces contraintes, Freddie Francis décide de prendre le contre-pied de ce à quoi les spectateurs ont été habitués. Les deux premiers Frankenstein de la Hammer se suivaient chronologiquement et proposaient une histoire filée à travers les adaptations, ici le scénario d’Anthony Hinds en fait totalement abstraction. Au lieu de s’orienter vers l’horrifique, il préfère l’enfantin, le folklore transylvanien. Au lieu de fixer son histoire sur le monstre de Frankenstein, il préfère s’intéresser à l’histoire du Baron et à ses objectifs en le faisant devenir le personnage pivot du récit. Au lieu de moderniser ses personnages, il les réintègre dans leur contexte originel, revient à un maquillage grossier et inexpressif et nous renvoie aux inspirations premières de l’auteur de Frankenstein ou le Prométhée moderne (Mary Shelley) comme la figure du Golem.


Le réalisateur de L’Empreinte de Frankenstein veut ainsi se rapprocher des adaptations cinématographiques de Frankenstein réalisées dans les années 1930. Le maquillage évoque celui de Boris Karloff, les décors gothiques et les structures architecturales du laboratoire reprennent les codes esthétiques de l’époque, influencés par l’expressionnisme allemand - d’où le personnage de l’hypnotiseur Zoltan rappelant Werner Krauss dans Le Cabinet du docteur Caligari (1920). Freddie Francis va même piocher dans la gestuelle de l’époque du muet, en exagérant le jeu très expressif du Baron et en ajoutant un personnage muet (Katy Wild) dont les expressions sont assez caricaturales. Néanmoins, si le cinéaste peut s’inspirer aussi ouvertement des films de James Whale, Frankenstein en 1931 et La Fiancée de Frankenstein en 1935, ce n’est pas uniquement par son bon vouloir, mais c’est surtout parce que le film est distribué par Universal, ce qui n’était pas le cas lors des premières productions de la Hammer. Francis est donc autorisé à piocher dans les premiers Frankenstein sans être accusé de plagiat, une liberté que son prédécesseur n’aurait pu s’accorder.

Terence Fisher avait su remettre au goût du jour les grands classiques de la littérature mythologique (Dracula, Frankenstein, le loup-garou), non seulement en les réactualisant mais en apportant aussi un vrai renouveau intellectuel à ses oeuvres. Il proposait toujours de se questionner sur les origines du monstre, de remettre en cause les caractéristiques pré-établies de ses personnages, ou bien d’approcher le contexte aristocratico-religieux comme la cause ou, du moins, comme l'un des facteurs provoquant l’apparition d’une créature démoniaque (d’où bien souvent la volonté d’humaniser cette créature), rendant ainsi ses films plus sociaux ou politiques qu’il n’y paraît. De ce fait, Nicolas Stanzick, auteur de Dans les griffes de la Hammer (2008), qualifie ce film comme "un pas de côté récréatif" dans la série Frankenstein. Mais Freddie Francis n’est pas pour autant un anti-Fisher ou un réalisateur simpliste. Lui aussi s’intéresse aux origines de sa créature et nous propose de prendre en compte le contexte dans lequel elle évolue. De plus, les deux réalisateurs partagent cette sensibilité pour la dualité présente en toute chose, réminiscence de l’expressionnisme. Ainsi, lui aussi nous propose une réflexion sous-jacente à la narration primaire et utilise les codes du genre pour en jouer par la suite.


Si Francis prends le risque de baser son scénario principalement sur les mésaventures du Baron (le savant fou qui a le génie de donner naissance à Frankenstein) plutôt que directement sur sa créature, comme c’en est généralement le cas, c’est justement pour construire une identité aux personnages évoluant autour de Frankenstein, et reconstruire le mythe dans son ensemble. A l’aide de flash-back, le Baron nous raconte ses premiers échecs, son euphorie lorsqu’il réussit enfin à créer un être-vivant de toute pièce, et expose ainsi progressivement sa vie entière pour arriver jusqu’à la situation donnée, où contraint de fuir ses détracteurs, il cherche à réitérer son exploit. Toutes ces informations précieuses peuvent nous être livrées de façon justifiée grâce à l’élève du Baron, Hans, qui reste bien souvent un observateur plus qu’un acteur, et permet ainsi au spectateur de trouver un intermédiaire posant les questions à sa place. De plus, faisant toujours preuve d’une gentillesse naïve plus appréciable que le génie trouble de son supérieur, il est facile d’éprouver pour Hans une certaine compassion. Cette narration donc, grâce à ses flash-back notamment et l’utilisation d’un médiateur interne, permet à Freddie Francis et à Anthony Hinds de construire des personnages plus complets, et notamment celui du Baron, dont on connaît maintenant le passé et les ambitions.

Une fois construits, ces personnages atypiques et marginaux forment un tout qui s’inscrit dans le contexte plus général du film. Celui-ci est assez morose, le portrait que dresse Francis laisse à penser que la société dans son ensemble est bien plus monstrueuse que la bête abominable qu’elle a engendrée. D’un côté, nos "héros" se voient contraints à fuir constamment, vivant dans des conditions chaque fois plus précaires, ils sont pourchassés par un pouvoir religieux et judiciaire, tout-puissant et arriéré. Les habitants du village sont tout aussi pathétiques, vénaux, alcooliques ou pervers. Karlstaad reproduit tous les vices dans sa pitoyable cité et l’hypnotiseur Zoltan joué par Peter Woodthorpe, quant à lui, les synthétise tous, du mépris à la violence, faisant preuve de culpabilité lorsqu’il apprend être l’instigateur de plusieurs meurtres, avant de sombrer définitivement dans une folie démoniaque. Finalement, les seuls personnages pouvant provoquer en nous une vraie empathie sont ceux de l’assistant Hans, de la mendiante muette joué par Katy Wild, et occasionnellement celui de Frankenstein ou du Baron. Ces quatre personnages sont des rejets de la société, condamnés à l’exclusion voire à la mort pour leur apparence, leur idéologie ou leur statut social. Freddie Francis accentue les traits et les inégalités de la micro-société au sein de son film, qui bien que noyé dans le folklore gothique et les costumes d’époque, se veut clairement être une critique de ses contemporains.


Mais sa vision n’est pas uniquement pessimiste, à l’instar de ses influences expressionnistes. Francis joue sur l’équilibre entre Bien et Mal, plusieurs exemples peuvent nous mettre sur la piste. Premièrement, il nous laisse envisager qu’une sorte de relation s’est construite entre Frankenstein et la mendiante lorsqu’il était congelé au fond de la grotte où elle a élu domicile. Une relation qu’on soupçonne presque amoureuse, si ce n’est d’une profonde admiration. Bien que Frankenstein soit ici plus bestial que jamais, ne maîtrisant ni la parole ni sa force, on espère une réponse de sa part, un rapprochement entre ces deux "freaks". Notre imaginaire se voit alors partagé entre l’aspect inanimé d’un Frankenstein plus que jamais inerte, aphone, et le caractère humain que l’on veut lui attribuer. A nouveau, lorsqu’il se fait manipuler par Zoltan, on espère qu’il s’en sorte indemne et que le coupable soit démasqué. Le Baron est lui aussi clivant : aux actes qui semblent à première vue blasphématoires, barbares et inexcusables s’oppose la façon dont il veille sur sa créature (à laquelle on s’est attaché), jusqu’au dernier souffle quitte à en devenir un martyre. Il nous montre bien qu’au-delà des apparences, il fait preuve d’une affection paternelle remarquable en protégeant non seulement Frankenstein mais aussi Hans et la mendiante.

Tout semble être question d’équilibre entre Bien et Mal, folklore et simplicité, jeu très expressif (Baron) et inexistant (Frankenstein), couleurs vives et paysages monochromes, etc. Cette dualité inhérente à l’expressionnisme se retrouve dans L’Empreinte de Frankenstein qui, sans être un chef-d’oeuvre de symbolisme, introduit la possibilité d’une lecture plus psychologique d’une oeuvre à priori "récréative". En dépit d’un scénario assez simpliste fait de quelques maigres rebondissements, qui se font attendre, la construction des personnages est maîtrisée. Tout l’enjeu du film reposant sur les retrouvailles entre le Baron et Frankenstein, lorsqu’elles s’effectuent miraculeusement (au bout d’un temps qu’on peut qualifier d’anormalement long), le scénariste n’a plus le temps de développer une intrigue plus concrète autour de Frankenstein et c’est un nouveau personnage qui entre en jeu (Zoltan), prenant peu à peu le contrôle de la situation. Cette partie pourrait probablement être placée dans un film à sketchs sur les aventures de Frankenstein et se suffire à elle-même. Le film se construit en trois temps au sein desquels les péripéties sont assez mal réparties, ce manque contraste avec le travail effectué sur les personnages. On peut supposer que le scénariste, Anthony Hinds, sous le pseudonyme de John Elder, a profité de son statut privilégié au sein de la firme (il est le fils d’un des créateurs de la Hammer). Sa carrière restera d’ailleurs cantonnée à des productions de la Hammer et ses productions y sont très inégales.


Par son expérience professionnelle de directeur de la photographie, Freddie Francis est plus attentif à l’aspect visuel de son film. Les couleurs vives dans le laboratoire du baron, dans les habitations des villageois, s’opposent aux espaces désertiques comme les grandes salles vides du château ou encore les routes et paysages inanimés, emplis de roches et de conifères. Dans la continuité de sa vision manichéenne, il vient apposer des noir et blanc profonds et contrastés (que le Blu-ray rend formidablement bien), jouant souvent avec les ombres et les formes. L’esthétique du film est très agréable et s’accorde très bien avec l’inspiration bavaroise et baroque des décors. Si L’Empreinte de Frankenstein pâtit quelque peu de son scénario ou de ses effets spéciaux (maquette clairement repérable dans la scène de fin ou fond vert voyant lors des voyages en charrette), son réalisateur, quant à lui, n’a rien à envier à ses prédécesseurs et le film sera d’ailleurs un succès comparable aux deux  films précédents.

Le retour vers une esthétique plus Universal et proche de James Whale, la sensibilité artistique commune avec Terry Fisher pour le thème du double et de la satire sociale, le détournement des codes alors en vigueur comme celui de la Hammer Girl, d’habitude pin-up naïve, ici muette et effacée, sont autant d’éléments qui donnent au film sa singularité. Freddie Francis est allé à l’encontre des attentes du spectateur mais a su apposer sa touche à une énième adaptation d’un mythe déjà chargé de son héritage cinématographique, à travers ses chefs-d’oeuvre et ses navets. Subversif à sa manière, loin du gore et du Frankenstein habituel, L’Empreinte de Frankenstein réussi à tirer son épingle du jeu.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Victor Tarot - le 26 février 2018