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Critique de film
Le film

Kean ou Désordre et génie

L'histoire

En Angleterre, vers 1830, l’acteur Edmund Kean est le chéri du public londonien dans le répertoire shakespearien. La femme de l’ambassadeur du Danemark, la comtesse de Koefeld ainsi que la jeune Anna Damby, une riche héritière promise à un vieillard, sont amoureuses de lui. Kean passe ses nuits dans les bouges à boire et à danser en compagnie de son seul ami, le souffleur Salomon. Poursuivi par ses créanciers à cause de sa vie dissolue, il se retrouve également en mauvaise posture à cause de sa passion pour la comtesse...

Analyse et critique

Avec Kean, Mosjoukine s’offre un rôle à sa mesure, celui d’un grand acteur idole des Anglais en 1820-30 qui brûlait la chandelle par les deux bouts. Edmund Kean (1787-1833) fut un acteur shakespearien réputé qui inspira à son tour les romantiques français. Alors que le théâtre français découvrait le Barde et ses personnages hors du commun, Alexandre Dumas père faisait voler en éclats le style néoclassique français avec son drame Anthony (1831). Il récidive avec Kean (1836) créé par un autre monstre sacré du théâtre français, Frédérick Lemaître, immortalisé à l’écran par Pierre Brasseur dans Les Enfants du paradis (1945). Kean était un personnage tel que les romantiques auraient pu le rêver : passionné, emporté, jaloux jusqu’à la folie et finalement détruit par ses propres démons. Ivan Mosjoukine partage avec lui de nombreux traits de caractère. Lui aussi, il aimait faire la fête jusqu’à pas d’heures et dépenser sans compter. Il termina sa vie dans la misère, rongé par la phtisie. Il n’avait que 49 ans.

En 1923, l’acteur est au sommet de sa gloire avec le succès de La Maison du mystère (1922) (1), un film en 10 épisodes d’Alexandre Volkoff. Mosjoukine retrouve son complice Volkoff pour cette version modifiée de la pièce d’Alexandre Dumas. Il participe à l’écriture du scénario comme il le fait déjà depuis plusieurs années. Eliminant la fin heureuse de la pièce qui voit Kean partir pour l’Amérique avec Anna Damby, ils le font mourir par une nuit d’orage d’un romantisme échevelé. Kean est effectivement mort dans le dénuement.

Le film de Volkoff conjugue le classicisme et les toutes dernières innovations cinématographiques. On découvre d’abord Kean sur scène dans Roméo et Juliette par une série de vignettes ponctuées d’intertitres reproduisant les vers de Shakespeare. Ces quelques séquences de théâtre filmé sont heureusement suivies par une suite de situations tragiques ou loufoques filmées avec virtuosité. On découvre la vie d’Edmund Kean en coulisses. L’acteur adulé du public est en fait un homme solitaire. Ayant été marin dans ses jeunes années, il aime fréquenter les tavernes avec son ami Salomon. Cette séquence de la taverne du Trou au Charbon est la plus excitante de tout le film. Volkoff veut transmettre au public la folie et le vertige ressentis par Kean qui s’enivre jusqu’au bout de la nuit tout en dansant la gigue. Le montage se fait de plus en plus rapide, atteignant un paroxysme sans équivalent pour l’époque. D’ailleurs, comme le raconte Alexandre Volkoff, sur le moment, il y a une certaine incompréhension à son égard : « Quand je tournais mes multiples prises de vues de jambes dansantes et toutes sortes de détails d’ambiance dans la Taverne du Trou au Charbon, j’ai très bien senti le sentiment de suspicion et même d’inimitié dont j’étais entouré à ce moment, et ce n’est qu’après avoir vu, montées complètement, ces scènes, qu’on a compris qu’elles constituaient un des meilleurs passages de Kean. » (2) Cette séquence attira l’attention d’Abel Gance qui embaucha Volkoff comme assistant sur le tournage de Napoléon.

Quant à Mosjoukine, il donne au rôle de Kean toute la fouge et la générosité qu’on lui connaît. Le poète Henrich Heine avait écrit à propos du grand acteur anglais qu’il « était une de ces natures exceptionnelles qui, par certains mouvements subits, par un son de voix étrange, et par un regard plus étrange encore, rendent visibles, non pas les sentiments vulgaires de chaque jour, mais tout ce que le cœur d’un homme peut renfermer d’inouï, de bizarre, de ténébreux. » Heine semble décrire Mosjoukine dans la scène où il perd la raison en jouant Hamlet. Certes nous n’entendons pas le son de sa voix mais son regard magnétique nous hypnotise alors que le malheureux acteur perd soudain tous ses moyens face à un public déchaîné qui le bombarde de projectiles divers. Puis, il nous offre une des plus belles scènes de mort qui soit. Kean a été recueilli par Salomon et attend la mort, oublié de tous, quand la comtesse de Koefeld apparaît. Mosjoukine est bouleversant et joue de toutes les cordes de son art pour cette longue scène de mort, qui est ici accompagnée magistralement par la partition musicale de Robert Israel. Il est quasiment tout le temps en gros plan et réussit à nous transmettre chacune de ses pensées, aidé par le magnifique éclairage de Mundwiller et Bourgasoff.

Autour de Mosjoukine, il faut tirer un coup de chapeau au génial Nicolas Koline dont les talents comiques ont été utilisés par Abel Gance ou Germaine Dulac. Avec son visage mobile comme celui des meilleurs comiques américains, et son sens du rythme, il illumine de nombreuses scènes de Kean comme celles où il se déguise en tigre pour effrayer les créanciers de son ami ou lorsqu’il s’habille en femme pour échapper aux mêmes créanciers. Nathalie Lissenko joue la hautaine comtesse de Koefeld avec talent.

Kean mérite d’être découvert pour ses qualités d’interprétation et pour l’intelligence de sa mise en scène.

(1) Flicker Alley a prévu de publier ce film en 10 épisodes de 380 minutes. On l’attend avec impatience !
(2) Cité par G.M. Coissac, Les coulisses du cinéma (Ed. Pittoresque, 1929) p. 113-14.

© images La Cinémathèque française

En savoir plus

La fiche IMDb du film

"Kean ou Désordre et génie" dans le catalogue des collections de la Cinémathèque française

"L'aventure Albatros" sur le site de la Cinémathèque française

Par Christine Leteux - le 20 juin 2013