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Critique de film
Le film
Affiche du film

JLG/JLG : Autoportrait de décembre

L'histoire

Lisez le titre.

Analyse et critique

« Godard a-t-il été petit ? » (Alain Bergala)

JLG par JLG, autoportrait à livrer en 1995, est une commande pour ainsi dire de dernière minute de la Gaumont (le film se présentant lui-même dans un cahier d'écolier comme produit par « les successeurs » de Léon Gaumont). Pour le centenaire du cinéma, le studio propose au cinéaste courant 1994 de réaliser un portrait biographique, qui ouvrira au MoMA une série de films de commémoration financés par le studio. On célèbre généralement ce qu’on a déjà à moitié enterré et cette requête risquait de faire résonner la fibre funèbre d’un cinéaste envisageant déjà la mort du cinéma depuis son surpassement par la télévision. En outre, la demande, dans sa nature même, trahit la muséification du cinéaste (1), son institutionnalisation alors même que son œuvre s’est faite plus obscure. Or, la rapidité d’exécution d’un film court commandité par des tiers, fournit à l’ « objet » une vitalité, une certaine célérité allègre même, par moments - celle du bon tennisman que Godard est resté, du sportif qui n’a jamais cessé de tourner, avec l’engagement physique que cela implique. La présence physique du metteur en scène, que Godard a déjà imposé par certains films, devient ici centrale (elle confère un sens particulier à un ouvrage sur Jerry Lewis mis en évidence, dans sa bibliothèque traversée par des travellings). Ce n’est pas juste un portrait de l’artiste en vieil homme, mais de ce qu’il conserve, plus encore que de sa jeunesse, de son enfance. La mélancolie du vieillard était déjà celle du petit garçon.

Le film est essentiellement tourné chez lui, à Rolle, et dans les alentours. Il s’ouvre sur un plan contenant trois éléments (quatre, en incluant l'ombre du metteur en scène) : un canard en peluche, un texte manuscrit et une photographie de Godard, enfant – une allusion lacustre ; l’opposition, déjà, de la parole et de l’image. Sur celle-ci, le « petit » Jean-Luc (il doit avoir dans les dix ans, vers 1940) ne sourit pas. La voix caverneuse du vieux Jean-Luc se demande pourquoi cette morosité. « J’étais déjà en deuil de moi-même, mon propre et unique compagnon, et je me doutais que l’âme avait trébuché sur le corps et qu’elle était repartie en oubliant de lui tendre la main. » (Précoce, le gosse, apparement.) En formulations quelque peu sibyllines, il suggère rien moins comme raison à ce deuil que le contexte ambiant, historique, celui de la destruction des Juifs d’Europe. JLG/JLG est l’exploration dans un même geste, ce qui a de quoi le rendre inconfortable, d’un trauma et d’une nostalgie. La haute culture que Godard affiche, dont il se revendique comme un continuateur, autant que l’Arc lémanique, renvoient à l’enfance du cinéaste. Il montre celle-ci comme fracturée par la Seconde Guerre, le nazisme. Il y a pour lui en se penchant sur elle à la fois l’effroi devant l’horreur historique et le sentiment de la perte d’une insouciance, celle d’avant-guerre… s’agirait-il une époque ayant abouti à la suivante. Godard refuse de condamner son enfance, ce qu’appuient les derniers propos du film, une variation perverse, à la fois autodénigrante et orgueilleuse, autour des dernières lignes des Mots de Sartre, ce procès de la sienne. C’est du reste son rapport aux mots dont le film traite, convoquant sa bibliothèque pour des lectures de vive voix où le montage s’opère du passage d’un texte à l’autre (de De la certitude de Wittgenstein à la Lettre sur les aveugles de Diderot), où ce qui s’oppose au petit écran n’est pas seulement le grand, mais la lecture sur grand écran. Godard met la parole en image, retrouvant paradoxalement le primat du pictural, fidélité pour lui à son enfance.

Il est beaucoup question de perception dans cette dialectique : ainsi ce qui est discuté sur la vue, plus généralement de la fiabilité des sensations, par Wittgenstein et Diderot, trouvera un écho quand le film imaginera une monteuse aveugle se présentant dans les bureaux du cinéaste, prodige capable de monter à l’oreille (Mr. Jean, comment on l’appelle dans le film, décrit le déroulé tandis qu’elle coupe). Autre petite main, sa bonne (au propre comme au figuré, en la personne d'une jeune femme peu vêtue), dépoussière les étagères où figurent livres ou VHS. Alors qu'elle lui annonce son congé, question de l'employeur : que fera-t-elle quand elle ne fera plus cela (nettoyer l’appartement de Mr. Jean ou littéralement jouer dans un film de Godard) ? Elle sera d’après lui au chômage. Que faire encore ? JLG/JLG est un film glorieusement besogneux de voix et de mains - celles du cinéaste d’abord, qui prend soin de rappeler son propre corps quand il se film en train de lire. Dans la gravité comme la facétie, Godard se rapproche dans ce film à la première personne, ayant recours à la DV, de la manière d’Alain Cavalier - capacité enfantine à faire le plus avec le moins, quitte à en faire trop avec pas assez, à bricoler. Tous deux se retrouvent à confectionner manuellement, pratiquement seuls, ce que l’industrie du cinéma devrait permettre (elle qui demande non pas de l’art mais de l’artisanat) et de fait empêche : transformer le travail en jeu, renouer avec l’enfance de l’art. Ils aboutissent par ce geste à un cinéma de poésie assumant l’égotisme, osant le caprice. « Ils sont les deux à être passés du très haut d’un point de vue du contact avec le public, à un niveau bas, assez recherché. » (Luc Moullet (2))

En effet, alors même que Godard est à ce moment une légende, une personnalité médiatique demandée et une plus-value culturelle que certains producteurs souhaitent ajouter à leurs catalogues, ses films ne sont pas très vus. Il existe alors plus aux yeux du public par lui-même à la télévision que par ses films, où il fustige souvent celle-ci (dont il exploitait les plateaux afin de pouvoir continuer à faire des films peu ou pas vendeurs). Insérer de manière aussi centrale sa propre image dans un de ses films revient à tenter de résoudre cette tension. L’idiot qu’est Mr. Jean ne sert pas qu’à des fins promotionnelles. Il lui revient de commenter l’état du monde. « The Kingdom of France ! » lance-t-il, face aux Alpes, au bord du lac, en désignant l’autre côté de ce que Godard s’obstine à appeler le Lac de Genève. C’était déjà lancé à la face de la patrie voisine fuie dans King Lear, où le cinéaste reprenait et perfectionnait sa figure d’idiot. Pour le JLG shakespearien, la révolution n’a pas eu lieu, française ou non, d’où le repli dans un territoire neutre, la Suisse, qui ne revendique en principe rien. Le film, se moquant explicitement de Jacques Delors au terme de son mandat à la tête de la Commission européenne, témoigne du scepticisme profond de Godard à l’égard des politiques européistes. Filmer dans un pays au cœur du continent européen qui n’appartient pas à l’Union européenne exprime cette distance volontaire. Qu’il n’y ait pas d’Europe politique tient selon Godard pour une large part à la vassalité du continent à l’égard des États-Unis, conséquence de la Seconde Guerre Mondiale qui à ses yeux a anéanti la continuité culturelle européenne : « L’Europe a des souvenirs. L’Amérique a des T-shirts. » L’après-guerre, c’est ici la barbarie. (3)

Cette critique de l’amnésie culturelle engendrée par la culture de masse amène à la scène la plus sujette à controverse du film, celle aboutissant à une remarque anti-israélienne qui se verra accusée d’antisémitisme. Sur papier, Godard dessine et commente un dispositif stéréo, recourant à la géométrie euclidienne. Il aboutit à un pentagramme qui lui donne l’Étoile de David. C’est l’occasion pour lui de ruminer une analogie qui lui est familière : « Le cinéma peut ainsi figurer les vérités historiques. Ainsi la stéréo peut figurer une relation entre les peuples : Mettre en relation ce que les Allemands ont fait aux Juifs et ce que les Israéliens font subir aux Palestiniens. » Je ne crois pas qu’il soit antisémite de suggérer que le sort fait aux Palestiniens dans les territoires occupés entretienne un rapport avec le nazisme (sur un plan individuel, on sait après tout que les victimes d’abus font les premiers abuseurs), quand bien même une comparaison à l'apartheid aurait probablement suffi. Il y a cependant quelque chose d’inélégant (même si pas complètement infondé au vu de l'état des relations internationales) à partir de la diffusion de la culture américaine pour rebondir sur ce genre d’analogie (qui plus est pour poursuivre avec des ruminations pas forcément très compréhensibles, et assez gratuites, sur le rapport entre la Haute Fréquence et la mentalité autoritaire allemande). De plus, et contrairement à ce que le recours à l’Étoile de David suggère, le peuple juif n’a pas à répondre dans son ensemble des exactions commises par l’État hébreux. Il est certes probable que l’opinion de sa diaspora était plus homogènement favorable aux politiques sionnistes à l’époque qu’elle ne l’est aujourd’hui, mais ce n’est pas parce qu’il existe un lobby israélien que « les Juifs » soutiendraient en bloc les colons. (Il se peut aussi que je développe trop à partir de ce que le film ne prononce en fait pas : Il est vrai que Godard dit « les Israéliens » et que le symbole auquel il a recours figure sur le drapeau de leur pays.). Suivre le cinéaste dans ses rêveries, c’est aussi s’achopper à des considérations de cette sorte, un ressassement qui ramène dans son cas à un passé qui ne passe pas, celui de l’Occupation, de la collaboration, des fantômes de la Shoah dans le siècle. C’est prendre le risque d’une pensée analogique, opérant par rapprochements plus que par analyse et qui résiste à celle-ci (c'est quand il entend en faire qu'il peut s'attirer des ennuis). Les juger en termes de bonne ou de mauvaise pensance est un exercice vain et réducteur, autant qu'il serait niais ou duplice de ne pas constater qu'elles sont également constituées d'une charge sciemment polémique.

En plus de la littérature, le cinéma occupe une place centrale dans cette rêverie tour à tour morbide et enfantine, à l’idiotie dostoïevskienne. Quand deux « contrôleurs du cinéma » incarnés par André S. Labarthe et Bernard Eisenschitz se rendent au domicile du cinéaste inventorier sa collection de VHS, le partage est d’abord géographique, puis auteuriste : « Seize étagères pour les films américains, deux pour les Allemands, une pour les Russes, une autre pour les Italiens, une étagère entière pour le seul Jean Renoir... Godard tente alors de cerner quelques événements marquants du siècle : les bureaux de Méliès à New York cambriolés pendant l’offensive de Verdun, l’extermination des Juifs — la Nuit de Cristal, le brouillard et la fumée —, les sombres années 30 alors que, de l’autre côté de l’Atlantique, la machine s’emballe définitivement. « Trade follows films », déclarera le Congrès américain en 1934... » (Cécile Guilbert (4)) De plus en plus américanisé (qu’on songe à sa remarque selon laquelle il y aura un « cinéma européen » le jour où la télévision française passera régulièrement des films turcs ou à quand il relevait préférer  avec Anne-Marie Miéville comme tout le monde de mauvais films américains à de mauvais films bulgares), le Septième Art est désormais un amour déçu pour Godard. Sans que la vérité de cet amour d’une vie adulte ne soit éludée, son ardeur se porte maintenant sur la culture classique précédant par tradition familiale sa cinéphilie : suite de peintures célèbres de corps d'hommes et, surtout, de femmes ; natures mortes qu’il réalise lui-même par des plans, saisissants comme à l’accoutumée, de la nature romande traversée et altérée par les éléments. Au détour d’un sentier d’hiver, Mr. Jean s’entretient avec une femme âgée emmitouflée, sorte de sorcière de contes à la Grimm, ou de Cassandre, et traduit le Virgile en latin de celle-ci par l’affirmation que, même face à l’hégémonie de l’impérialisme culturel américain, il y aura toujours quelqu’un quelque part pour lire les classiques dans le texte. C’est de cette continuité dont JLG, serait-ce avec orgueil, solitude et ressassement, se réclame, dans une posture proprement aristocratique. Lui qui a conduit avec d’autres le cinéma vers un Nouveau Monde retourne en son vieil âge à l’Ancien, celui qui l’a formé, que dans sa mélancolie même (quant aux devenirs assujettis du Vieux Continent et de ses cinématographies) il n’a jamais abandonné. Avant la jeunesse fascinée, à proprement parler habitée, par l’Amérique, il y avait l’enfance condamnée à l’Europe, soit comme l'annonçait déjà Dostoïevski, au deuil.

(1) Littérale dans le cas de son Studio d'Orphée installé à la Fondation Prada de Milan depuis 2019.

(2) in Cahiers du Cinéma, n°791, p. 29, Au Milieu du Rang.

(3) Ce pessimisme historique culminera avec le millénarisme remarquablement brutal de De l'origine du XXIe siècle.

(4) in Aimer Godard

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 4 mai 2023