Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Je vous salue, Marie

L'histoire

L'Annonciation au risque de Godard.

Analyse et critique

« Moi, je suis de la Vierge. Et je n'ai pas voulu de cet être. J'ai marqué l'âme qui m'a aidée. C'est tout. » (Conclusion empruntée à Antonin Artaud)

« Je ne suis pas religieux, mais je suis croyant. Je crois aux images. Je n'ai pas d'enfants, seulement des films.» (1) JLG


Je vous salue, Marie (ne pas oublier la virgule : l’Ange Gabriel marquant bien la césure quand il s’adresse une dernière fois, avec défiance presque désormais, à celle qui a donné naissance au Christ) est un film qui puise à plusieurs sources, a connu une histoire chaotique, est d’une richesse étourdissante tant sur le plan thématique que narratif (ici, un peu la même chose). Pour ce qui est de son point de départ, cependant, autant ne pas y aller par quatre chemins : Myriem Roussel. Jean-Luc Godard a déjà tourné deux fois avec cette actrice ayant une formation de ballerine, dans Passion et Prénom Carmen. À l’évidence amoureux de la jeune femme, il voudrait réaliser un film dont elle tiendrait le rôle principal, ce qu’il mêle à des ruminations sur le tabou de l’inceste, les rapports symboliques père-fille. Il songe d’abord à traiter avec elle le cas Dora, ce qui aurait marqué la première apparition aussi directe et centrale du freudisme dans un de ses films. La lecture (des premiers chapitres surtout, s’amusait-il à insister) de L’Évangile au risque de la psychanalyse de Françoise Dolto et de Gérard Sévérin lui donne cependant une autre idée : entamer sa propre phase Bob Dylan mystique et se confronter directement aux textes sacrés. Mais cela de manière profane, contemporaine, là même où il habite désormais, le tournage se faisant entre Rolle et Nyon.

Si Roussel en Marie est un choix fixé (le fait que l’actrice fasse moins que ses vingt-trois ans étant un avantage supplémentaire pour le rôle), il faut trouver qui lui tiendra tête en Joseph, le partenaire qui devra apprendre l’humilité devant le mystère, à ne pas se montrer jaloux du plus redoutable des compétiteurs, à savoir l’Esprit. Il pense d’abord à Jean Marais (ce qui aurait exacerbé l’écart d’âge) puis un temps à Jacques Dutronc (qui ayant déjà joué un double du cinéaste dans Sauve qui peut (la vie) aurait, lui, accentué la dimension d’autoportrait). Il en profite au passage pour tourner en bourrique Bernard-Henri Lévy en lui proposant un rôle qu’il ne pouvait que refuser, craignant - probablement à raison - les dégâts en termes d’image. (Godard savait être une teigne : on peut voir dans tout cela une farce sardonique et mesquine touchant au sujet du Nouveau Testament à la question juive, ou simplement un commentaire, en exposant leur fragilité communicante, de l'inanité des « Nouveaux Philosophes », en plus de ridiculiser les velléités artistiques de BHL.) Son choix se fixe finalement sur un nouveau-venu encore moins connu que sa partenaire, Thierry Rode. Godard met du temps à lever les fonds nécessaires et prépare surtout beaucoup le film par des essais filmés avec les deux comédiens, par des heures également d’échanges avec Roussel. Elle qui l’avait d’abord repoussé devient son amante (c’est la période où Godard commence à s’abonner aux liaisons généralement désastreuses avec de jeunes comédiennes en parallèle de sa vie de couple avec Anne-Marie Miéville) et l’entrée dans un tournage difficile ne s’en fait que plus blessante.


Le film est né dans la douleur, les hésitations et l’irritation. Élaboré en cours de route, l’entier du récit sera entièrement tourné pas moins de quatre à cinq fois, le tournage s’étendant sur des mois, aussi pour le cinéaste une manière de faire durer une relation vouée à l’échec. Il attend parfois des heures entières de saisir un plan de la nature romande sous une certaine lumière (alliés au sens du montage godardien qui les fait alterner avec la beauté naturelle de l’actrice, ceux-ci sont parmi les plus mémorables du film). Une matinée d’hiver, excédé de ne pas trouver comment filmer une scène, il se jette tout habillé dans le lac Léman (une scène du film y fait écho, quand Joseph menace au téléphone à Marie de faire de même). Roussel ne tournera plus jamais avec lui. Leur collaboration se clôt par ce qu’on est en droit (c’est en tout cas mon cas) de considérer comme son plus beau film, un éblouissement lyrique où la ferveur spirituelle est celle d’un homme passionnément amoureux, chez qui les sentiments prennent l’âpreté brutale et déstabilisante des textes bibliques. Faisant grand bruit, il va diviser la chrétienté. Car le sentiment d’outrage ne sera pas unanimement partagé, des instances tant protestantes que catholiques (le film parvenant à cliver sur un autre axe que cette ligne de front) le défendront en fait à sa sortie. Il n’en reste pas moins qu’il subira également de nombreuses attaques, allant d’une association catholique traditionnelle perturbant en France sa sortie en salles par des actes de vandalisme dans des cinémas à de nombreux gouvernements conservateurs s’opposant à sa sortie dans leurs pays. Le pape Jean-Paul II lui-même se prononcera pour l’interdiction du film en Italie. Godard aura le coup de génie de soutenir le fait de le retirer des salles italiennes, au motif que l'autorité romaine a tous les droits de se montrer paternaliste à l’égard de la Vierge : « Le pape a une relation particulière avec Marie, qu'il considère au moins comme sa fille. » (2) De fait, l’approche de l’Annonciation (Godard étant plus protestant que catholique, on hésitera, peut-être à tort, à parler d’Immaculée Conception) est ici non seulement profane, mais charnelle. Je vous salue, Marie est un film sur le mystère de la vie, qui s’intéresse à l’origine du monde. C’est aussi, crûment et ardemment, le regard d’un homme vieillissant sur une jeune femme au comble de sa fertilité. Trivialement, Roussel n'est pas enceinte, la grossesse visible de Marie est ellipsée. C'est bien le fait qu'elle puisse l'être (soit la possibilité de l'acte de procréation) qui est l'enjeu.

Marie (Roussel) est une jeune Romande, qui gagne son argent de poche en travaillant dans la station-service de son père, qui joue dans une équipe locale de basket (écho de la petite footballeuse de Sauve qui peut (la vie)). Joseph (Rode), chauffeur de taxi, la courtise depuis deux ans, ils n’ont jamais couché ensemble. Il est encore pris dans une relation qui n’en finit pas de finir (et sans désir de sa part) avec Juliette (Juliette Binoche), sur qui ni la grâce ni la brute libido de l’aimé ne semblent se pencher. Descendu d’un avion à l’aéroport de Cointrin, l’Ange Gabriel (Philippe Lacoste), accompagné d’une fillette (Manon Andersen) qui lui rappelle des devoirs élémentaires tels que lacer ses mocassins, vient annoncer ce que Marie constatera selon la bonne procédure, effectuée avec l'aplomb d'un charcutier, chez le gynéco de la famille (Georges Staquet) : elle est enceinte, malgré sa virginité. Jalousie de Joseph, qui ne peut y croire, et qui devra apprendre à l’accepter, à ne pas encore toucher les parties intimes de son corps non plus. Quand il tentera de franchir cette limite de la main (alors que Marie l’avait autorisé lors d’une rencontre précédente à vérifier des doigts la présence intacte de son hymen), l’Ange interviendra : « D’abord un trou n’est pas qu’un trou. Et puis le tabou épargne le sacrifice. » Il devra une fois Jésus né - un sale gosse assez ingérable, aimant à prendre des cours d'anatomie sous le t-shirt matinal de maman et voulant faire de ses camarades de jeux des disciples qu'il renomme - accueillir comme un fils dans son foyer celui qu’un autre, la divinité elle-même en l'occurrence, a conçu. Il y a là un écho indirect à la vie de Godard, qui habitait avec la fille d’une précédente union de Miéville. (3) Il se projette face à Marie enceinte autant dans Joseph devant accepter le tabou qu’au regard divin, immatériel, qui enveloppe le corps d’une belle femme au quotidien (la beauté de Roussel est d’autant plus émouvante d’avoir quelque chose d’accessible, loin des lignes, traits et formes altiers de Maruschka Detmers dans l’exercice de fascination bizetienne de Prénom Carmen). Cette posture de surplomb évoque une pénétration symbolique, celle du metteur en scène. Pourtant Godard ne s’est pas plié au tabou et a, lui, consommé cette union désirée. Il a voulu gagner sur tous les plans et la peine charriée par le film est aussi celle de cette faillibilité, si terriblement humaine.

L’avancée du récit évangélique se fait parallèlement à une autre intrigue. Un professeur exilé de Tchécoslovaquie (Johan Leysen), passionné d’informatique et de métaphysique, donne un cours à des élèves portant sur l’origine de la vie et y postule une thèse créationniste areligieuse, qui la verrait venir d’ailleurs dans le cosmos (l’idée que nous descendions de formes de vie extraterrestres est énoncée tandis qu’un plan cadre la coupe et teinture discutables d’un participant). Il entre dans une relation amoureuse avec une jeune femme présente, Eva (Anne Gautier), amatrice de Rubik’s Cube, mais la famille qu’il a laissée de l’autre côté du Rideau de Fer lui manquant, se décide à retourner auprès d’elle (cela après avoir apparemment « emprunté » 35 000 CHF à l’intéressée, portée sur les dîners en tenue d'Ève dans de grandes demeures bordant la frange vers Montreux parmi les mieux cotées du Léman). Cette digression parallèle ne sert pas uniquement à commenter, par une citation de Heidegger par exemple (par opposition à Marie faisant du Wittgenstein sans le savoir quand elle arrive à la conclusion que c’est son corps qui est prisonnier de son âme et non l’inverse), le mystère de l'être que Godard tente de filmer par son récit central. Le fiasco conjugal dont il traite ici, où l’échange intellectuel est la base d’un autre ouvertement pulsionnel, en est un double triste et renvoie tout autant à la vie du cinéaste, tiraillée entre un foyer et une liaison. L’homme repart par les airs, comme Gabriel en venait.


La moitié masculine de l’humanité ne sort guère grandie du film, mais elle y est touchante. Elle a le burlesque de l’inadéquation physique, de l’incompréhension affective (le Frère François de Julien Green que Marie lit et recommande à Joseph pourrait suggérer que, tel le saint excentrique, il faudrait savoir en faire une force paradoxale). Selon une dichotomie tout à fait archétypale, les hommes sont filmés dans le registre d’un comique froid, sec, les femmes (toutes très belles : si Godard pouvait s’intéresser à des hommes moches, il ne s’aventurait jamais trop près de la mocheté au féminin), d’une ferveur associée à une extase paysagiste, la beauté de leurs corps et de leurs visages alternant avec celles des champs, lac et ciels des cantons de Genève et de Vaud. Franco-suisse, catholico-protestant, mais même genevo-vaudois (avec un peu plus de Suisse, de Vaud et de protestantisme : 60% a-minima), Je vous salue, Marie réconcilie tout ce qui peine à l’être, sinon les hommes et les femmes. Or tant que la majorité de ces dernières ne sera pas fécondée selon la méthode Marie, il faudra bien s’entendre un peu.

L’humour vache, gonflé (no pun intended), allié au morcellement du montage sonore (cris de mouette, voix des personnages et cantate de Bach accolés en cut toniques) confèrent au film une rugosité salutaire. Ils repoussent momentanément l’obsession amoureuse, heurtent une cadence de cœur battant qui ne voudrait jamais s’interrompre. Ils ont fonction de garde-fou pour un cinéaste au faîte du romantisme. Godard en Romandie ne dialogue alors plus tant avec la cinéphilie qu’avec la haute culture. Trouvant dans un néo-classicisme splendide un écrin à ses passions, il prend le risque de s’emmurer dans le grand art, de faire de sa mélancolie lémanique une forteresse contre le monde environnant. Mais la force de son cinéma (quand bien même cela aurait été sa faiblesse personnelle) est d’avoir toujours été fébrile, facilement irritable, bref on ne peut plus réceptif à celui-ci. Assez miraculeusement (alors que ses films sont souvent déséquilibrés entre ces deux tendances), elle se fondent ici en un geste lyrique, beau à pleurer, mais concret jusqu’à la brusquerie, constamment incarné. Qu’il contemple les ciels, un avion disparaître ou émerger face à un astre couchant, ou les arbres en fleur, le bruissement du vent dans les champs, l’ondulation de l’eau d’un lac, le film le fait depuis un ancrage terrien, plus campagnard que citadin (même quand il s’aventure, en prenant bien soin de l’euphémiser, « en ville » : les villes, en Suisse, de toute façon c'est pour rire). C’est avec la même crudité placide, et pourtant mystique, souterrainement transie de désir et de sentiments, à fleur de peau malgré la tenue raide, que l’œil de la caméra cadre, parmi ses visions enchantées, une nudité comme expression de la nature humaine. Nous venons tous de là et il n’y a rien à y faire. Marie ayant enfanté pour le compte du divin, la voilà libérée de ses charges, apposant un rouge à ses lèvres suggérant une sexualité ne se limitant plus à l’enjeu de la procréation. Obscène ou non, l’expérience s’est en tout cas avérée féconde. C’est ce que ce chef-d’œuvre a possiblement de plus saisissant, et de plus résolument contre-culturel (cela non pas en dépit, mais en vertu, de son lien à la la culture classique), face à tous les fanatismes dont il ne se préoccupe même pas : cet éloge de la fertilité.


(1) Nos nouvelles Saintes Écritures : Wikipedia. (À qui estimerait éventuellement pertinent de sonner l'alarme « male gaze » au sujet d'un film dont le regard masculin de variété hétérosexuelle est un thème flagrant de réflexion, je ferais incidemment remarquer y avoir appris que Laura Mulvey s'est penchée sur son cas.).
(2) Ibid.
(3) Ce motif personnel est compliqué par le fait que, loin d'éprouver la distance de Joseph vis-à-vis de l'enfant Jésus montrée ici, Godard s'est beaucoup attaché à sa belle-fille, qui s'est elle distancée de lui. Il n'a pas manquer d'exprimer ses regrets à ce sujet, qui est émotionnellement un coeur enfoui, plus secret, du film après, ou derrière, son amour pour Roussel. D'où également la préoccupation psychanalytique pour l'amour primitif, et tabou, réinvesti dans une relation conjugale adulte. La fille évidente en cache une autre - laquelle commençait à lui inspirer la peine même qu'il s'apprêtait à revivre dans et par cette nouvelle union.

Source biographique :  Everything is Cinema - The Working Life of Jean-Luc Godard, Richard Brody (2008, Paperback Ed.), trad. française : Jean-Luc Godard. Tout est cinéma (2011, Presses de la Cité)

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 22 mars 2023