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Critique de film
Le film
Affiche du film

Ils aimaient la vie

(Kanal)

L'histoire

Lors des derniers jours de l’insurrection de Varsovie, un groupe de volontaires, pour survivre à l’assaut ennemi, emprunte le canal des égouts afin de se rendre auprès d’autres combattants réunis au centre-ville.

Analyse et critique

« Tout au fond de ce gouffre obscur, je vois des hommes mourant dans un égout affreux, qui de ses entrailles exhale un flux impur. » Dante

Kanal - Ils aimaient la vie est le deuxième volet de la trilogie de la guerre d’Andrzej Wajda, modelée sur celle de Rossellini. En réaction au cinéma polonais d’avant-guerre, le cinéaste entend s’intéresser à des épisodes nationaux tragiques plutôt qu’à des hagiographies, à des existences aux marges, des espoirs déçus, plutôt qu’à des modèles fantasmés par la fiction. Il entend faire œuvre de contre-propagande en relisant l’histoire nationale à l’aune d’une contestation de la version alors officielle. Ainsi, le film qu’il consacre à l’insurrection de Varsovie en 1944 surprendra ceux qui attendaient un panégyrique de la résistance en dressant le portrait on ne peut plus noir d’une révolte écrasée. Cette vision amère et désenchantée lui vaudra de vives critiques en son pays, alors que le film obtient le Prix du Jury cannois des mains de Jean Cocteau. Jerzy Stefan Stawinski, le scénariste, a lui-même vécu cet épisode et se fonde ici sur ses souvenirs. Le cinéma de Wajda, qui brille souvent par son sens du détail, ne pouvait que profiter de l’apport d’un témoin direct, nourrissant en anecdotes (parfois incongrues, généralement cruelles) une intrigue à la simplicité brute.

Kanal ne s’intéresse pas au soulèvement, à la prise temporaire de Varsovie par une population armée, mais à son écrasement. Moins le grand soir, en somme que les petits matins. Tout commence après une cinquantaine de jours de lutte. Pour survivre face à la Wehrmacht, un groupe de volontaires, comprenant estafettes (l’une se plaignant de n’avoir reçu qu’un calibre insuffisant) et enfant-soldat se voit contraint, pour rejoindre les leurs qui combattent au centre-ville, de passer par les égouts. Traqués, leur avancée vire au cauchemar quand ils se retrouvent gazés par leurs assaillants. La mort frappe, la folie et la paranoïa font chacune des victimes... tandis que l’arrivée, pour les plus chanceux d’entre eux, révèle un charnier de victimes, un ennemi triomphant. En somme, Wajda filme une boucherie. Que s’est-il passé au juste ? Le film cumule un reproche national et international. Ayant surestimé (entre autres en raison de la propagande organisée par la BBC à l’intention du peuple polonais) la portée du soutien des Alliés, les habitants de la capitale se sont lancés dans une mutinerie qui ne sera pas soutenue militairement par eux. Quant aux troupes soviétiques, que ces insurgés percevaient comme un autre envahisseur, elles resteront stationnées sur l’autre rive de la Vistule, Staline attendant que l’insurrection soit matée. Alors que les combattants sont privés d’un soutien venant de l’Ouest ou de l’Est, ils sont également trahis par un haut commandement, qui les envoie à une mort certaine en leur donnant ordre de rejoindre le centre-ville.

Le canal du titre, où se situe une moitié de l’action, prend une valeur symbolique à l’écran. C’est un cloaque, fumant et merdique, permettant de décliner des motifs aussi littéraux qu’une impasse, ou un horizon bouché. L’attitude pratiquement nihiliste de la jeunesse de Cendres et diamant trouve une explication dans cette trahison, ce sentiment d’abandon, d’être revenue de ce qui est ici comparé au cercle infernal de la Divine Comédie. L’air est vicié, les mots d’amour à même la paroi résonnent comme un cri d’outre-tombe. Une certaine corruption règne : le chef sait que cette avancée ne devrait pas être accomplie pour le bien de tous ; l’une découvre que celui qu’elle aime a, en fait, au-dehors une femme et des enfants ; un autre a de la bonne volonté à revendre, pour bien vouloir croire que l’aimée doit à sa tante de lui ramener du tabac anglais. Ils n’étaient pas prêts : ce sont avant tout des civils, dont un pianiste (Vladek Sheybal) débarqué la veille, jouant quelques accords de Chopin au milieu des ruines. Le film se concentre sur deux couples, tous deux condamnés, entre un mourant (Tadeusz Jancsar) et celle qui est revenue vers lui (Teresa Izewska), entre une soldate (Teresa Berzowska) et celui qui en temps de guerre lui ment sur son célibat (Wienczyslaw Glinski). Leur avancée ne mène nulle part, n’aboutit à rien. Le dernier plan, sur un gradé retournant dans les sous-sols par la bouche dont il vient de s’extraire, illustre la situation d’une Pologne passant d’un occupant totalitaire à un second. Avec l’arrivée imminente du stalinisme, la traversée du tunnel n’est pas finie. Pour ce peuple souterrain, peut-être d’autres insurrections auront alors été évitées du fait du souvenir âpre et sanglant de celle-ci. Ce canal est également celui de l’ignorance induite par le cloisonnement. Que se passe-t-il à l’air libre ? Où en est la lutte au-dessus des bas-fonds de l’Histoire ?

La réalisation de Wajda, caractérisée par un dynamisme dans les mouvements d’appareil, la composition des cadres, doit sa qualité quasiment documentaire (celle dont fait essentiellement preuve la première partie) en matière de reconstitution d’une zone de combat à l’approche rossellinienne d’une Europe détruite. Elle s’inspire en outre de la dimension aux confins de l'hallucinatoire que Buñuel, celui de Los Olvidados et Terre sans pain, peut conférer à la misère et la violence. L’art graphique mexicain n’est pas loin - et dans le regard sur le « désert » qu’est devenue Varsovie bombardée et dans le traitement d’un espace clos où les visages deviennent ceux de goules, un usage des souterrains évoquant des images ultérieures du cinéma d’horreur. Kanal brosse le portrait cauchemardesque, empreint de fatalisme, d’une révolte vaincue, de guerriers impuissants, manipulés, à qui personne n’est venu en aide. L’insurrection de Varsovie devient pour Wajda un épisode-clé du moment historique auquel il consacre alors son œuvre, celui de la sortie de l’occupation nazie et de l’entrée dans celle soviétique. Ce mouvement collectif écrasé est le ferment de la révolte individuelle, aveugle et autodestructrice, qui s’exprimera dans son grand film à venir, celui qui clôt sa trilogie de la guerre.

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 4 décembre 2019