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Critique de film
Le film
Affiche du film

Cendres et diamant

(Popiól i diament)

L'histoire

1945, jour de l'Armistice dans une petite ville polonaise, au cœur des combats entre communistes et nationalistes. Un de ces derniers, Maciek, jeune mais aguerri par la lutte armée, reçoit l'ordre de tuer le nouveau secrétaire général du Parti. Mais un mauvais renseignement lui fait assassiner des innocents… Il attend un nouvel ordre lui permettant d'achever sa mission et au gré de ses déambulations dans cette petite ville, il rencontre une serveuse de bar avec qui il va vivre une liaison fulgurante...

Analyse et critique

Il a la nonchalance d’Elvis et la grâce fragile de James Dean. Maciek cache ses yeux derrière des lunettes noires, qu’il garde de jour comme de nuit. Ça ne change rien pour lui : il n’a plus l’habitude de vivre au grand jour depuis des années. Nous sommes en 1945, et l’on croit déjà pouvoir éloigner le spectre des années de souffrance. Les égouts que traversaient les insurgés de Kanal (1), Maciek les a connus aussi. Depuis, il semble vouloir y demeurer, les lunettes vissées sur le nez, faux bad boy et vrai enfant perdu.  Il est le dernier-né d’une trilogie qu’Andrzej Wajda, alors tout jeune cinéaste, consacre à la guerre et à ses souvenirs. Loin des images de gloire, le cinéaste dessine un monde poisseux, habité par la peur, où l’héroïsme a un goût amer. Héroïque, Maciek ne l’est absolument pas. La guerre n’est pas finie pour lui, il a une dernière mission : assassiner, avec ses compagnons, un haut dignitaire communiste. Les motivations des meurtriers restent vagues ; Wajda ne s’intéresse pas aux justifications psychologiques, il filme plutôt la violence que les actions suscitent : la question du choix n’est jamais une question abstraite chez lui, elle s’exprime en actes. C'est là aussi qu'on reconnaît la modernité de ce cinéaste, qui annonce la liberté de la Nouvelle vague : son Maciek annonce le Michel Poiccard d'A bout de souffle.

La scène d’ouverture du film témoigne de ce rapport sobre avec la mort : l’atmosphère est pacifiée, le soleil brille. Maciek, allongé dans l’herbe, pourrait être un garçon ordinaire qui attend sa fiancée, un brin d’herbe entre les dents. Et pourtant, la mort rôde dans l’attente, l’oreille tendue, la poussière que soulève une voiture en passant. Les balles frappent le corps dans un bruit mat, soutenu uniquement par le chant des oiseaux que rien ne semble devoir interrompre. Cet usage de la bande son accentue le caractère dérisoire de l’existence humaine dans un univers qui demeure indifférent. Ce qui est terrifiant, c’est aussi l’apparente indifférence de Maciek, si jeune et déjà accoutumé à tuer. C’est le début d’une longue nuit, qui prendra fin de manière tragique. 
Le monde a été corrompu. Les vieux ont connu les compromissions et les lâchetés de la guerre : ivre, un vieux journaliste alpague ses camarades ventripotents, et leur rappelle que tous ont fait ce qu’ils ont pu pour survivre. Quant aux jeunes générations, il ne leur reste rien. Maciek étale ses regrets à la servante blonde rencontrée providentiellement. Il a son bac, il aurait pu faire des études, Polytechnique. Il est déjà, comme les vieux danseurs, figé dans un temps dont il ne peut s’extraire. De même, le fils du dignitaire communiste, arrêté pour résistance, dit avoir 100 ans aux hommes qui l’interrogent. La provocation sonne comme une vérité, tant cette génération semble avoir été conditionnée par la guerre. Maciek ne sait pas comment réintégrer ce monde qui est en train de se recréer. Quand, pour la première fois, il enlève ses lunettes, c’est pour baisser les armes face à la jeune femme qu’il désire. Soudain, les airs bravaches ont disparu, pour laisser place à la vulnérabilité. Le personnage n’est plus barricadé contre le monde, mais prêt à se rendre au sentiment.

Ce film est-il une histoire de rédemption ? La religion est omniprésente dans le film, même si la question de Dieu n’est jamais soulevée par les personnages. Ce n'est pas un hasard si le premier plan du film cadre la croix sur le toit d'une chapelle. Une fillette – symbole de l’innocence, et initiatrice d’un suspense dans un contexte aussi tendu - vient déposer des fleurs. La religion est extrêmement liée à la mort : mort du mauvais type au début du film, cadavres qui reposent dans l’église éventrée où Maciek et son amie viennent chercher refuge contre la pluie. Accusateurs muets de leur assassin, ils sont recouverts d’un drap que soulève Maciek, dévoilant les corps suppliciés, marqués par les impacts de balle. En hors champ retentit le cri d’horreur de la serveuse, aussi rédhibitoire que celui que pousse la fiancée de Frankenstein dans le film de James Whale. Un soupçon de gothique nimbe d’ailleurs cette scène d’une pointe de fantastique : les morts reviennent hanter les vivants. L’image est célèbre : un Christ pend sinistrement, la tête en bas. Le halo qui entoure sa tête est devenu menaçant, pointé vers les hommes. C’est une image triste d’un monde perdu, la désignation d’un univers où les valeurs morales ont été bousculées, où les hommes ont perdu pied. Ce Christ vient couper l’écran en deux parties égales, marquant explicitement la distance qui sépare les deux amants, irréconciliables. Peut-être parce que l’une croit à la nécessité de changer, l’autre ne le peut pas.

Cette bipartition expressive de l’écran est fréquemment employée par Andrzej Wajda. Un personnage est filmé en gros plan, tandis qu’un autre attend, plus loin, de l’autre côté de l’écran. Ce choix de mise en scène dramatise évidemment l’action en insistant sur un personnage. Mais elle témoigne également d’un monde divisé, où les hommes luttent les uns contre les autres. Elle marque enfin le progressif éloignement de Maciek et de son chef de groupe, homme tenace et inflexible. L’usage du noir et blanc vient accentuer ce thème de la dualité. La restauration rend remarquablement hommage à la richesse d’une image contrastée. Dans cette nuit où se déroule la majeure partie du film émergent des taches de clarté ? : lumière de la salle, bougies sur un comptoir,  blondeur d’une chevelure, éclat d’un feu d’artifice, rayon de jour qui perce au petit matin. Ce jeu symbolique de l’ombre et de la lumière est d’ailleurs annoncé par le titre du film, qui unit une noirceur volatile, la cendre, le monde passé détruit par les flammes, et le diamant, la blancheur dure, éclatante, pure, impossible à souiller. La guerre et l’espoir. Maciek lutte entre cette ombre et cette lumière et tâtonne pour trouver sa place. La scène de meurtre nocturne est sans doute la représentation visuelle la plus évidente de ce combat : le jeune homme recule face à l’homme qu’il vient d’abattre, silhouette sur le fond noir de la nuit. Peu à peu, il semble se laisser engloutir par cette obscurité qui est le refuge des enfants de la guerre.

La beauté de cette scène tient également à l’étreinte qui unit, l’espace d’un instant, le meurtrier et sa victime. On songe à Hitchcock, devant cette mort interminable et l’image quasi amoureuse qui ferme la séquence. Surtout que les deux hommes sont construits comme des doubles. Maciek pourrait être le fils du camarade communiste, ce Marek qui fait de la résistance, et qui affiche la même morgue désillusionnée. Mais ils ont avant tout en partage un découragement face à l’état du monde. Au fond, tous deux savent que leurs jours sont comptés depuis que la guerre est finie. Au début de Kanal, on apprend que les insurgés tomberont presque tous, et la procession de jeunes gens qui avancent est une procession de morts en permission. De même, Maciek, puis, plus tard, le dirigeant communiste, évoquent leurs groupes respectifs et les camarades tombés au combat, dont ils récitent les noms comme une litanie. Ils ne croient pas aux lendemains qui chantent, aux « beaux jours » qu’on se prend à invoquer depuis la paix. Pour eux, les beaux jours sont, paradoxalement, derrière eux. C’était le temps partagé avec les amis, dont même la mort ne peut ternir le sentiment d’exaltation et de vie intense qui reste attaché à cette période mortifère.

Le monde extérieur est en ruines. Dans l’hôtel où descendent Maciek et son complice ne subsistent que les résidus de la splendeur d’antan. Le vieux groom rêve de Varsovie, dont on ne sait pas ce qu’il reste. A travers les maigres rideaux qui masquent les fenêtres, la lumière perce faiblement. L’ensemble est poussiéreux, bancal. Et pourtant, on s’active, on boit, on danse même. Car Andrzej Wajda, dans Cendres et diamant, montre qu’il sait filmer comme personne les groupes qui célèbrent l’armistice. A travers le personnage du journaliste et d’un politicien en quête de pouvoir, il fait le portrait hautement satirique, mais extrêmement vivant, des dignitaires et profiteurs qui se rassemblent pour festoyer. Dans le couloir, la dame pipi regarde avec tranquillité les hommes en train de se saouler : ça va être une bonne soirée pour elle, elle est sûre qu’ils lui donneront du travail, avec tout ce qu’ils mangent et boivent. Peu à peu, la folie envahit l’espace confiné de l’hôtel, tandis que les personnages enivrés viennent semer le désordre dans le rite officiel et solennel. La nappe blanche est constellée de taches, puis arrachée à la table dans un  grand fracas de vaisselle. Wajda montre ainsi le dérisoire de ces pantins qui jouent aux nouveaux maîtres du monde libre. La vie déborde.

Cette Pologne, où l’annonce de la fin de la guerre vient tout juste de retentir, est-elle vivante ou morte ? Kanal racontait la descente aux Enfers – les égouts - d’un groupe de survivants : Dante était la référence explicitement citée par l’un des combattants. Dans Cendres et diamant, c’est un autre poète que convoque Wajda, Norwid. Le poème qui donne son beau titre au film ne manque pas d’évoquer le destin incertain de la Pologne : renaîtra-t-il des cendres de la guerre, « tout au fond de la cendre, un diamant étoilé, /L’aube de l’éternelle victoire ? » En tous cas, le patriotisme refait son apparition : à la fin de la soirée, un homme demande à l’orchestre d’entamer une Polonaise. L’orchestre s’exécute, mais mal : plus personne ne sait jouer ces morceaux d’un autre temps ; les reliques du passé glorieux de la Pologne se tiennent difficilement debout. Les danseurs, les yeux vides, avancent deux par deux, pareils à des fantômes qui marchent en procession vers la lumière du matin. Qui reste-t-il pour créer la Pologne de demain, pour saisir le drapeau blanc et rouge fièrement ressorti ? Maciek, blessé à mort, fuit dans les terrains vagues. Couvert d’un drap, pareil aux deux hommes qu’il a tués au début du film, il n’est plus qu’un fantôme. Sur le drap, une tache rouge grossit : blanc et rouge, les couleurs de la Pologne ? Devant ce corps qui se tord sur un tas d’ordure, pareil  à un animal traqué, on repense aux vers de Norwid lus par la jolie serveuse : « Embrasé, êtes-vous libre/ Ou avez-vous tout perdu ? »

(1) en salles le 23 octobre prochain, toujours avec Malavida

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La fiche IMDb du film

Par Anne Sivan - le 4 juillet 2019