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Critique de film
Le film
Affiche du film

Histoire(s) du cinéma - moments choisis

(Moments choisis des histoire(s) du cinéma)

L'histoire

En quelques 80 minutes, une synthèse et un rappel de ce que sont les Histoire(s) du Cinéma.

Analyse et critique

« Si un homme traversait le paradis en songe, qu’il reçut une fleur comme preuve de son passage et qu’à son réveil il trouva cette fleur dans ses mains. Que dire alors ? J’étais cet homme. » (Jorge Luis Borges)

Le pluriel du titre possède un sens plus direct dans la version complète des Histoire(s) sachant que c’est en huit épisodes (1.a Toutes les histoires 1.b Une histoire seule 2.a Seul le cinéma 2.b Fatale Beauté 3a. La monnaie de l'absolu 3b. Une vague nouvelle 4a. Le contrôle de l'univers 4.b Les signes parmi nous) sortis entre 1988 et 98 que Jean-Luc Godard raconte ses histoires du cinéma. On sent déjà là l’ambiguïté de l’œuvre qui, si elle est poétique, entend procéder à une véritable histoire du siècle finissant par le biais de l’art qui lui a appartenu et l’a représenté. Contrairement aux Moments choisis, gonflés en 2001 en 35 millimètres à des fins de projections, les Histoires(s) complètes ont été réalisées en vidéo, ce qui place ce travail dans un après de l’art invoqué, une position de commentaire, au risque de l’éloge funèbre : avec elles Godard dit adieu au siècle et, en un sens, au cinéma. Tout commence dans les années 1980 quand, décidé à revenir sur l’histoire du Septième Art, Godard se met à regarder tous les films disponibles dans la collection des Films de ma vie. Il y en aura d’autres invoqués et ce sera à Gaumont d’assumer le danger lié au fait que le cinéaste ne paie aucuns droits pour les extraits utilisés. En effet, il s’agit pour lui de « citations », principe autorisé dans l’essai, et plus généralement en littérature, mais pas au cinéma. En créant cette jurisprudence en vidéo (qui osera attaquer JLG pour un recours de quelques secondes à des images supposément sous copyright ?), il ouvre la voie à d’autres pour faire leurs propres films avec des images fabriquées par autrui. Une certaine conception de la propriété intellectuelle (du droit d’ « auteur »  qui peut ramener à la politique du même nom) est ainsi attaquée, selon un idéal du libre-accès qu’il réitérera au moment des débats autour de la loi Hadopi. Cette opération n’est pas basée que sur une intimidation liée à son prestige, mais à la revendication d’un rôle d’historien, faisant de la théorie avec des images.

Les Histoire(s) sont ainsi une véritable continuation du travail de l’ancien critique aux Cahiers du Cinéma (une des plumes les plus originale et « cinématographique », déjà, parmi celles de la revue d’alors) par le biais de la réalisation. Dans une conversation publique avec Pauline Kael (1), à l’époque de Sauve qui peut (la vie), il regrettait la disparition de la critique telle que la pratiquait les Cahiers, cela d’après lui, non seulement parce que la promotion dicte le cahier des charges des critiques, mais parce que (point moins systémique et plus métaphysique...) ceux-ci ont abandonné l’image au profit la parole. Godard voudrait des preuves par l’image, un débat qui passerait par le matériau filmique même, ce à quoi il va œuvrer ici. Son travail sur l’image, il le considère comme celui d’un chercheur, d’un savant - de là naîtra la désillusion, quand il comprendra ne pouvoir être compris et accepté comme tel. Une décennie après avoir commencé ce film-somme, film-monstre de montage, il entend en discuter avec deux historiens, François Furet et Pierre-Vidal Naquet, et ne peut cacher sa déception quand il réalise que les deux intellectuels le portent au pinacle en tant que « poète » pour au fond mieux le remettre à sa place quant à ses velléités théoriques. C’est aux alentours de la même période que sa candidature au Collège de France (soutenue notamment par Jack Lang et Pierre Bourdieu) est refusée, ce qui semblera l’affecter plus que ne l’aurait fait une snoberie face une simple provocation. Les Moments choisis, préparés pour le Centre Pompidou, mettent donc un point final à une entreprise dont l’ambition n’a pas fondamentalement été acceptée, portée par un travail assez colossal sur plus de dix ans. À même d’y travailler pour ainsi dire chez lui, Godard pouvait continuer encore longtemps de remplacer une image par une autre à son montage, pour arriver à un résultat différent, tel un bateau de Thésée reconstruit de toutes pièces, projet sans fin qui confinerait à une forme de folie, un solipsisme loin de l'échange qu'il désirait amorcer. Force est de tirer un bilan. Il voulait l'Université, or il a eu le Musée.


Ce montage resserré d’une heure vingt (contre quatre heures et demi pour la version complète) synthétise les grands courants de cette dernière, ses lignes directrices et idées centrales. Il a valeur de récapitulation, point d’entrée ou de révision des Histoire(s) au complet et qui ne saurait en remplacer le visionnage (mais peut l’éviter si cette version s’avérait déjà imbitable à certains : tant pis pour eux). Tout d’abord, il faut savoir (et c’est par là que cette version commence) qu’il ne s’agit pas entièrement d’un film de montage. Il y a cet entretien avec Serge Daney (pour qui il n’y aura à terme plus de films ni personne pour les voir – y compris bien sûr ceux du passé), mais surtout la présence du cinéaste lui-même : à l’écran, dans son studio le plus souvent, mais aussi à l’audio (le bruit d’une machine à écrire ou d’une table de montage ponctuant le commentaire d’une voix qui se fait plus âpre avec les années). Il y a des actrices aussi, Julie Delpy, qui ouvre le film par une lecture de Baudelaire, tandis que son visage vient se surimposer, d’abord à de la peinture, pour faire ressortir sa propre qualité picturale, ensuite à des extraits de La Nuit du Chasseur (le cinéma comme rêverie enfantine projetée sur des traits eux-mêmes poupins). Il y a Sabine Azéma, peut-être une allusion à Resnais, ce génie du montage qui, avec Eisenstein (convoqué dans le film) inspire le beau souci godardien, lui aussi travail mental, exploration d’un imaginaire. Le recours fréquent à la peinture fait plus qu’embrancher le cinéma aux arts visuels, il confère à l’auteur une posture historico-poétique qui serait celle d’Élie Faure, écrivain déjà convoqué dans Pierrot le Fou. Plus que Freud ou Walter Benjamin, il est le véritable ancêtre de cet essai filmé. Par le montage, des commentaires étonnants sont souvent produits. Ainsi de celui d’un match de Deux filles au tapis avec une photographie de Chaplin sifflant sur un plateau (tandis que le sifflement s’entend en audio dans le film d’Aldrich), avant qu’on ne réalise qu’Aldrich est lui-même présent, en tant qu’assistant, dans l’image avec Chaplin (des couches s’ajoutent encore dans la version longue si on songe au fait que cet extrait est issu d’un épisode consacré à la Nouvelle Vague). Une image de Molly Ringwald dans Sixteen Candles illumine ce qu'il cherchait par sa présence dans King Lear (les propres films du cinéaste, en particulier ceux réalisés depuis le début des Histoire(s), étant également conviés au sein de ce maelström plastique). Une esquisse de celle qui sera jouée par Fay Wray dans la patte de King Kong suggère une composante autrement plus brusque et primitive du désir des actrices. Des visages de cinéastes défilent, quand vient le tour de celui de Truffaut, aux côtés de Léaud, cela possède une dimension particulière. Au risque du blind test, l'expérience du film s'avérera d’autant plus riche à mesure que la cinéphilie de son public sera affirmée.


Ces opérations analogiques sont surprenantes, enthousiasmantes, parfois obscures. Elles n’empêchent pas (dans leur caractère potentiellement gratuit) le fait que Godard procède, « ici et ailleurs », à un argumentaire pour ainsi dire en bonne et due forme. La thèse que développe les Histoire(s) et que le cinéaste énonce à proprement parler est qu’avec les horreurs de la Seconde Guerre Mondiale, le cinéma a cessé de voir, il n’a plus été capable de regarder, comme l’avait par exemple fait le muet et s’est mis à dire. D’abord (mais peut-on lui en faire le procès ?), il n’avait pas prévu ces horreurs, il ne les a pas empêchées : il ne comprend pas le monde et il ne le change pas. Surtout, le cinéma d’alors n’a pas été capable de les filmer (2) (accusation d’autant plus morbide que la judéité de beaucoup de producteurs hollywoodiens de l’époque est rappelée), pas plus qu’il n’y a eu d’images de la Shoah « en action » (d’après Godard, non pas parce qu’elles n’ont pas été filmées, mais parce qu’elles ont été occultées). Cet aveuglement a persisté selon lui avec tous les conflits armés ensuite, de Hanoi à Sarajevo. « Tu n'as rien vu à... » serait le crédo de tout le cinéma de cette après-guerre. De plus, l’issue de la Seconde Guerre a imposé l’impérialisme culturel américain (ce qui justifie partiellement le caractère relativement américano-centré de la sélection de films en archive) et affaibli les cinématographies européennes. Ici, la position de JLG est toute à l’opposée de celle qu’il défendait en tant que Jeune Turc, quand ce qui séparait leur vision culturelle de celle du Parti Communiste Français était essentiellement leur enthousiasme pour les films américains d’alors. Le cinéma a échoué face à l’Histoire et il se retrouve pris dans une « tyrannie du présent » qui le condamne sachant qu’elle impose l’amnésie (convoquer les films aimés revient en ce sens presque à sauver les meubles, sans être encore certain qu’il y a des yeux pour voir). Selon une mystique propre à sa génération (et qui le pousse à revenir, beaucoup trop pour son propre bien, sur la question juive), le péché originel du cinéma, art au réalisme ontologique d’après la tradition bazinienne, est de ne pas avoir filmé les camps, de ne pas avoir ramené les images des chambres à gaz, la « preuve » manquante, sachant que pour Godard toute image est pièce à conviction. Ce film-fleuve constitué dans sa quasi-totalité d’archives est en ce sens une réponse, pas spécialement amicale, au Shoah de Claude Lanzmann, cet autre film-fleuve de la période où les archives sont quasi-complètement absentes. Un véritable fanatisme de l’image comme preuve motive ce geste pugnace, qui rêve pratiquement d'exercer la critique sans en passer par la parole. Ce dont toutes ces images « parlent », c'est d'une autre manquante.

Les mots sont pourtant présents, d’une part par les voix, de l’autre aussi par les cartons et inscriptions (le fameux Seul le cinéma), dans cette police si caractéristique des films de Godard (Adam Curtis lui a piqué ses typos à des fins plus raisonnablement didactiques). Des erratums sont parfois ajoutés par écrits aux propos tenus de vive voix, comme pour insister sur le caractère déjà passé, archivé, de ce qui a été dit, qui s’autorisait l’approximation du présent. C’est là d’une certaine manière l’ambiguïté du cinéma, qui enregistre du présent mais le restitue au passé, en autorise un remaniement aposteriori, avec le fantasme de pouvoir lutter contre l’inéluctabilité du temps. C’est dans cette relation au temps (perdu, mais que l'on cherche à rejouer) que s'inscrit celle de la cinéphilie au deuil. Picturaliser le cinéma c’est tenter (quand bien même le cinéaste était très conscient de comment le temps affecte les toiles) de le rendre plus résistant au temps, de le fixer, de faire que quelque chose ne s’écoule pas ordinairement, vers son inéluctable anéantissement et oubli. D’où l’éloge d’Hitchcock, seul poète maudit à avoir eu du succès, selon les mots de Godard, dont on oublie le détail des intrigues (ce qui se déroule, qui fait histoire au singulier), mais pas des images précises : moulin à vent, verre de lait, bouteilles de rouge dans une cave… Il était en quelque sorte le Cézanne du grand spectacle. Hitchcock, c’était aussi une stature, une silhouette connue du grand public, et nul doute que Godard reconnaît là quelque chose du personnage, certes différent, que lui aussi a su créer pour vendre ses propres films (beaucoup moins vus, là est la différence cruciale). La question grossière s’est posée à sa mort : qui pour succéder à Godard (comme Hitchcock qui n’a à sa manière dans l'ensemble pu être suivi que de maniéristes, de copistes) ? Le problème est que la stature même de JLG au sein du cinéma est désormais inconcevable : le deuil du cinéma, c’était le deuil de lui-même, ce mythe qu’il a, et s’est, créé, fondu dans la texture même de l’art du siècle. Les ciné-fils sont par nécessité orphelins et nous le resterons d'Oncle Jean. Rappels d'un rappel, échos d'un écho, que ces Moments choisis, film fantômatique s'il en est. Car un spectre hante le cinéma...


(1) Il est intéressant que dans le même entretien (disponible dans le Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard Tome I aux éditions des Cahiers du Cinéma) il s’en prenne à la cinéphilie militante de Martin Scorsese, qui se bat alors pour la sauvegarde de copies pellicules et réalisera lui-même, de manière moins dandy et théorique, des voyages à travers le cinéma tel qu’il l’a vu en enfant du siècle.
(2) C’est pour avoir fait exception à cet égard que Rossellini lui apparaît comme (avec Hitchcock, au pôle inversé) un père spirituel.
 

Source biographique :  Everything is Cinema - The Working Life of Jean-Luc Godard, Richard Brody (2008, Paperback Ed.), trad. française : Jean-Luc Godard. Tout est cinéma (2011, Presses de la Cité)

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Par Jean Gavril Sluka - le 25 mai 2023