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Critique de film
Le film
Affiche du film

Greetings

L'histoire

En pleine guerre du Vietnam, Paul, Lloyd et Jan essayent d'échapper, comme de nombreux jeunes hommes de leur génération, à la conscription. Ils échafaudent divers plans mais Paul, le premier à passer devant la commission militaire, n'y échappe pas. En attendant d'être appelé, il se lance dans une série de rencontres avec des inconnues. De son côté, Lloyd se passionne pour l'affaire Kennedy et accumule les preuves qui démontreraient qu’il y a eu complot. Quant à Jan, il s'adonne à sa passion pour le voyeurisme, transformant cette obsession maladive en installation artistique…

Analyse et critique

En 1963, Brian De Palma tourne son deuxième long métrage, Murder à la mod avec l’évidente volonté de s’opposer à une forme cinématographique dominante. L’échec du film (1) marque la fin d’une période pour le cinéaste qui, avec une série de courts et moyens métrages radicaux (Wonton's Wake, The Responsive Eye, Dionysus in 69), s’était installé dans la marge. Seulement, De Palma n’est pas un cinéaste capable de s’épanouir en restant à l’extérieur du système : ses goûts cinéphiles mais surtout son discours politique le poussent au contraire à s’installer en son cœur afin d’être en mesure de le questionner et de le remettre en cause. Sentant peut-être ce que ses premiers essais ont d’immature, de scolaire et d’appliqué dans leur manière de s’opposer à une forme dominante, il comprend qu’il est temps pour lui d’aller de l’avant. Ses deux films suivants, Greetings et  Hi Mom !, sont ainsi des œuvres de transition qui lui permettent d’amorcer ce mouvement de la marge vers le centre. Ce sont également deux œuvres totalement programmatiques, la profession de foi d’un jeune cinéaste qui a bien l’intention de s'imposer dans le paysage de ce cinéma américain des années 60 que l'on n’appelle pas encore Le Nouvel Hollywood.

L'assassinat de Kennedy, la guerre du Vietnam, les mouvements pour les droits civiques, le Flower Power, le développement de la télévision... tout annonce que l’Amérique est en train de basculer dans une nouvelle ère. C'est à ce moment de l'histoire de son pays que De Palma, « porté par l'énergie du désespoir », se lance dans Greetings, film grâce auquel il compte à la fois prendre le pouls de cette Amérique en pleine mutation et coucher sur pellicule son rapport au septième art et à l'image.

Depuis plusieurs années, Brian De Palma s’est installé à Greenwich Village, un quartier réputé pour son bouillonnement artistique et culturel. Il fréquente le milieu des artistes new-yorkais et ses premiers travaux montrent un homme qui essaye de faire partie de ce cercle : il filme avec The Responsive Eye l'exposition Op Art de 1966 au Musée d'Art Moderne ; sa première fiction, Wonton's Wake, s'inscrit clairement dans le courant underground ; Dionysus in 69, est la captation d'une performance d'une troupe de théâtre d'avant-garde…

Lorsqu’il obtient en 1964 son diplôme au Sarah Lawrence College, il est sélectionné par la Universal pour faire partie d'un petit groupe de jeunes cinéastes prometteurs ayant pour mission de proposer des idées novatrices au studio. Au bout de deux refus (dont un script s’inspirant de l'affaire Charlie Starkweather, la même qui sera mise en scène par Terrence Malick avec Badlands), De Palma se rend compte que la Universal ne s'intéresse absolument pas aux projets émanant du groupe. Charles Hirsch, un employé de Universal qui travaille dans les bureaux de New York, est lui aussi désappointé par le désintérêt de la maison mère et il propose à De Palma - avec qui il s’est lié d’amitié - de trouver un peu d'argent afin de lui permettre de tourner un film comme il l'entend. 39 000 dollars de budget, deux semaines de tournage… des conditions particulièrement drastiques (2) qui répondent cependant point par point à ce qui habite alors le cinéaste. C’est en effet pour De Palma la possibilité d’une part de relever un pari impossible pour prouver au système (et aussi certainement à lui-même) qu’il est bien un cinéaste, d’autre part l’occasion de s’inscrire dans cette lame de fond qui est en train de transformer le cinéma mondial. En effet, en s’installant à New York, De Palma ne cesse de fréquenter les salles et découvre de très nombreux films. S’il s’initie sans grande conviction au cinéma underground new-yorkais, il se prend de passion pour le Free Cinema, la Nouvelle Vague et le travail des grands documentaristes américains. Greetings devient alors pour lui l’occasion de reproduire ce qu’il a tant aimé sur les écrans, au risque parfois de faire dans la citation ou l’emprunt maladroits.

La première partie du film - un dialogue ininterrompu entre les trois héros du film - rappelle fortement le cinéma de Godard et Truffaut. De Palma filme son trio d’acteurs qui déambule dans la ville (3) et ne cesse de parler, jouant sur des ellipses artificielles qui font coexister deux temporalités pourtant différentes, celle du dialogue (reproduit dans sa continuité) et celle de l'image (qui voit se multiplier les sautes d’un lieu à un autre). Il ne va ainsi cesser de citer explicitement Godard par des effets de montage, ou encore par l'utilisation d'affiches, de publicités ou de panneaux qui viennent régulièrement commenter l’action qui se déroule à l’écran. L'utilisation des couleurs vient également du réalisateur de Pierrot le fou, mais aussi d'Antonioni dont il cite explicitement à deux reprises le Blow Up. Si la première citation est un clin d'oeil (une séance photo), la seconde (Lloyd expliquant la morale du film… nous y reviendrons plus bas) met en exergue la grande idée du cinéma de Brian De Palma, Blow Up étant l'un des deux piliers sur lequel reposera toute son oeuvre à venir. (4) De Palma multiplie ainsi par la multiplication des effets (accélérés, images figées, cartons…) les signes de son appartenance au cinéma moderne (la mise en scène qui s'affiche, s'exhibe par des faux raccords, des regards caméra...) et au mouvement maniériste (les multiples citations qui parsèment son film).

Esthétiquement, De Palma est donc on ne peut plus explicite. Politiquement, il est tout aussi clair dans ses intentions. Dans Greetings, le fond politique est omniprésent, et ce dès les premières minutes du film où un journaliste télé semble ravi d’annoncer que quatre cent Vietcongs viennent d’être tués et que Lyndon Johnson a déclaré que l’Amérique combattrait ses ennemis en dehors et à l’intérieur de ses frontières. Le président Johnson poursuit en parlant de cette Amérique qui ne cesse de grandir et d’évoluer et, en quelques phrases, tout est dit de cette violence qui fonde l’Amérique - « un bon pays » - et de sa visée expansionniste qui est totalement justifiée alors même qu’elle est persuadée d’incarner le bien et la civilisation contre le mal et la barbarie.

Brian De Palma a évité de peu de partir au Vietnam, et il se sent très concerné par cette guerre de plus en plus impopulaire et par le sort de ces jeunes qui se font tuer ou qui sont amenés à le faire pour des raisons de plus en plus floues et contestables. C’est la matière de la première partie du film, dans laquelle trois amis énumèrent tous les moyens possibles permettant d’éviter l’incorporation. De Palma a lui-même essayé plein de choses pour y échapper : se faire passer pour un homosexuel, raconter au médecin militaire qu’il est bourré d’allergies (en fumant cigarette sur cigarette jusqu'à ne plus pouvoir respirer), se déclarer communiste... Greetings part directement de cette histoire qui est partagée par nombre de jeunes de sa génération qui refusent d’aller combattre au Vietnam. C’est ainsi que Paul rentre dans un bar fréquenté par des Noirs et lance à l’assemblée des insultes racistes dans l’espoir de se faire casser une jambe (il sortira avec seulement la figure amochée), que Lloyd lui conseille de se faire passer pour homosexuel (technique qu’il a utilisée avec succès), et que Jon (5) de son côté répète son rôle de citoyen modèle membre de la RCPT (Réserve Civile de Protection des Travailleurs), une organisation secrète inventée de toute pièce dont l’objet est la lutte contre les communistes, les "nègres", les juifs et la défense des valeurs éternelles de l’Amérique. Malgré toutes les horreurs racistes qu’il lance aux officiers chargés du recrutement et la personnalité sociopathe qu’il endosse à cette occasion, Jon est bien enrôlé, à peine jugé un brin zélé par le comité. Sous la farce, De Palma désigne on ne peut plus clairement son pays comme fasciste et va-t-en guerre…

Deux témoignages sur le Vietnam viennent s’intercaler dans le film. Le premier est celui d’un photographe de guerre qui parle de son appareil photo comme d’une arme (« Il était chargé ») et raconte que pour obtenir une belle image, il a coutume de demander aux soldats de déplacer les prisonniers ou les victimes en pleine lumière. Jamais encore un conflit n’avait produit autant d’images. Les services de l’armée mettent en place des unités médias, la presse envoie une foule de reporters et les journaux télévisés - tout comme la presse écrite - déversent bientôt un flux d’images d’une violence crue dans les foyers américains. Cette multiplication des images arrive si vite et de manière si envahissante, si intrusive, que tout recul critique est rendu impossible. Spectateurs comme lecteurs sont persuadés que les images sont une émanation directe de la réalité et l’on croit encore à l'époque que le cinéma "c'est la vérité 24 fois par secondes". De Palma est passionné par le cinéma-vérité de Pennebacker, des frères Maysles ou de Richard Leacock. Mais en passant derrière la caméra, son rapport aux images évolue radicalement et il prend très vite le contrepied de la sentence de Godard : l’image n'est que mensonge, elle est manipulable à volonté. Ce court intermède sur le journaliste introduit ainsi l'un des grands thèmes de son cinéma. Le second témoignage est celui d’un soldat qui parle de la drogue omniprésente sur le terrain et d’un accident qu’elle a entraîné entre deux de ses camarades qui jouaient aux cowboys. La violence fonde l’Amérique, même dans les années hippies (les soldats étaient shootés à la marijuana) : déjà cynique, De Palma renvoie dos à dos la contre-culture et ceux censés incarner la part réactionnaire de l'Amérique.

Durant tout le film, Brian De Palma va ainsi tirer à boulets rouges sur l’Amérique, aussi bien celle conservatrice et impérialiste de Lyndon Johnson que la frange contestataire qui s’y oppose. Des publicités détournées par un militant anti-guerre annoncent ainsi très clairement cette récupération marchande de la contre-culture et de l’opposition par le système. De Palma est intimement persuadé que le système est capable de tout digérer, position qu’il défendra de manière admirable dans un film comme Phantom of the Paradise.

Les années 60, c'est le Vietnam mais aussi, bien évidemment, l'assassinat de John F. Kennedy, un événement qui fait basculer l'Amérique dans une nouvelle ère et qui devient une image matrice du cinéma de Brian De Palma. Si le Vietnam est abordé de front par le cinéaste à travers le parcours des trois héros et les interventions des deux témoins, le mystère de l'assassinat de JFK et surtout la place du film de Zapruder dans la paranoïa collective qui s’empare du pays deviennent une pure question de cinéma et de rapport à l'image.

Lloyd (Gerrit Graham, le futur Beef de Phantom of the Paradise), comme beaucoup de ses contemporains, est obsédé par la recherche de la vérité et il est persuadé de l’existence d’un complot. Il plonge dans les rapports et les témoignages, met en scène des reconstitutions et scrute inlassablement les photogrammes du film de Zapruder, les agrandissant pour explorer chacun de leurs recoins, de leurs zones d’ombre. Est-ce que la vérité est dans l'image ? C'est la grande question du cinéma de De Palma, explicitée on ne peut plus clairement lors d'une discussion entre Lloyd et un artiste (Richard Hamilton, l'un des fondateurs du Pop Art anglais). Ce dernier travaille sur une série d’agrandissements d’une photo et explique que plus on agrandit pour essayer de comprendre, de mieux voir, plus on perd le sens général et l'on ne voit finalement plus rien. Lloyd fait immédiatement le parallèle avec le film Blow Up, mais c’est pourtant la méthode qu’il utilise pour essayer de découvrir cette vérité qui se cacherait quelque part dans les images de l'assassinat de Kennedy. La raison n’est rien au regard de l’obsession ; et à travers la folie croissante de Lloyd, De Palma évoque un pays qui plonge dans la paranoïa de manière maladive et inquiétante. Une paranoïa qui vient du sentiment de perte de sens qui parcourt la société des années 60 et de la défiance envers des élites dont on ne sait plus bien quels intérêts elles servent… autant de doutes et de craintes légitimes qui, faute de réponses, donnent naissance à une forme de psychose sociale. Lloyd demande à une amie un énième agrandissement d’un négatif du film Zapruder : nous ne voyons plus qu’une tache blanche mais lui distingue clairement l’agent T. tenant une arme russe et tirant sur le président. Il n’y a plus de rapport entre la perception de Lloyd et celle du spectateur ; et il a beau planter son regard dans le nôtre tandis qu’il tire ses conclusions délirantes, nous savons que son esprit détraqué a transformé ce qu’il a sous les yeux. De Palma nous met dans la position de celui qui voit juste, qui voit bien pour par la suite la remettre en cause.

Alors que Lloyd discute avec un autre théoricien du complot dans une librairie, on découvre Jon, un étage plus haut, surveillant leur discussion. Lloyd est poussé par son comparse à voler un livre traitant de l’affaire (afin d’éviter de laisser des traces) ; et alors que le patron sort du magasin à leur suite, Jon se précipite pour mettre de l’argent dans la caisse. On pense qu'il protège ainsi son ami, or la conclusion de la scène est toute autre : Jon espionnait une jeune fille et, voyant qu’elle a volé un livre et s’est fait arrêtée par le patron, il la couvre en prétextant un malentendu. Tout était sous nos yeux mais notre esprit, conditionné par ce que l’on a vu auparavant des agissements de Lloyd, a complètement transformé la scène… une magnifique leçon de cinéma ! De Palma remet ainsi en cause ces théories du complot qui font sombrer l’Amérique dans la paranoïa et cette idée que l’image ne ment pas, qu'elle détient forcément une vérité et qu'il suffit de savoir la lire, la décrypter pour que cette vérité éclate. C’est dans cette même optique qu’il travaille sur le mélange entre fiction et documentaire, abolissant parfois les frontières (difficile de statuer sur les interventions des deux témoins du Vietnam) ou au contraire jouant sur la différence des deux régimes d’images. L'introduction montre un journal télévisé (un cadre dans le cadre, forme théorique du cinéma de Brian De Palma) immédiatement suivi d'un travelling suivant Paul dans la rue. Documentaire et fiction sont ainsi immédiatement mis dos à dos : le premier gris, à peine lisible et au cadre figé, le second tout en couleur, vivant, en mouvement. La fin du film verra Jon passer de l’autre côté du miroir, pénétrer l'écran de télévision. Soit un personnage purement fictionnel qui trouve sa place dans un reportage télévisé censé ne reproduire que du réel.

Jon est un voyeur qui entend faire de son obsession un art. Il imagine une installation, le Peep Art ("art voyeuriste"), qui reproduirait la position du voyeur : placé derrière une faux télescope, le spectateur regarderait un film montrant une femme vaquer à ses occupations dans son appartement. On trouve ici un grand motif hitchcockien autour duquel De Palma ne cessera de tourner. Dans Fenêtre sur cour, lorsque Grace Kelly se rend dans l’appartement où aurait eu lieu un crime, elle sait qu’elle est observée par Jim Stewart et cette situation ambiguë qui confère au film son érotisme dérangeant sera souvent reprise, rejouée par De Palma. L’installation de Jon, qui n’est pas sans annoncer la situation centrale d’un film comme Body Double, est un exemple de ces variations autour d’un thème auxquelles Brian De Palma aime tant s’adonner.

Jon fait part de son projet artistique à la jeune femme de la librairie. Après l’avoir convaincu d’être l’interprète de son film, il la dirige, en lui demandant de jouer comme si elle était seule devant sa fenêtre. Tout sonne faux et Jon lui-même quitte bientôt son statut d’observateur / filmeur pour la rejoindre dans le lit. De Palma montre ensuite Jon suivant de loin une jeune fille dans la rue. Une séquence de voyeurisme assez magnifiquement filmée et montée et qui, de fait, fonctionne parfaitement. Un homme qui observait Jon procéder vient d’ailleurs le féliciter en lui déclarant qu’il a de l’expérience, qu’il a un don. Cet homme travaille dans le cinéma comme producteur de films X (il s'agit de Banner que l'on retrouvera dans Hi, Mom !). La pornographie revient souvent chez De Palma car c’est une question de représentation et une manière d’interroger la place du spectateur comme jouisseur d’un spectacle sur lequel il n’a pas prise. Pornographie liée à la représentation du sexe, mais aussi à celle de la violence, question d’autant plus pertinente que Greetings va être classé X et que dans le même temps les images les plus choquantes de morts et de blessés au Vietnam se déversent sur les écrans. Le parcours de Jon fait ainsi très clairement le lien entre le voyeurisme et la place du spectateur s’abreuvant des images de violences venues du Vietnam.

Le film se clôt, comme il s’est ouvert, sur un reportage télévisé au cours duquel un journaliste suit Jon, devenu sniper, dans la jungle vietnamienne : Jon, de personnage de fiction, s’est mué en protagoniste d’un real movie. Il était voyeur, il est désormais la cible de notre voyeurisme. En faisant passer son héros de l’autre côté du miroir, De Palma montre de manière assez ingénieuse combien établir des frontières entre des images vraies et d'autres fictionnelles est un leurre. D'ailleurs, très vite, Jon devient metteur en scène de cette séquence censée être de la réalité brute : il pointe son fusil (pas n’importe quel fusil mais un fusil de sniper équipé d’un viseur) comme une caméra et commence à demander à la jeune vietnamienne qu’il a prise pour cible de reprendre le rôle tenu auparavant par l’inconnue de la librairie en vue de son installation de Peep Art

De Palma, en ouvrant son film sur des images télévisées puis en opposant à ces images "mortes" celles vivantes du cinéma, en modifiant la position de ses personnages (Jon qui de metteur en scène devient acteur), en multipliant les régimes d’images (documentaire, fiction, reportage télé) propose une réflexion passionnante - bien que parfois un brin démonstrative - sur le statut des images. Mais la force de Greetings est d’échapper à ce seul aspect programmatique, réflexif (ce qui ne sera pas toujours le cas dans sa filmographie comme en témoigne le très démonstratif Redacted), notamment grâce à un humour bienvenu. De Palma livre en effet une œuvre très drôle, ironique, où il rend hommage aussi bien au cinéma burlesque des premiers temps qu'aux comédies débridées d'un Richard Lester. Le côté excessif des personnages et l’usage de la musique viennent accentuer ce côté farce qui ne cesse de contrebalancer, voir de contaminer, les aspects plus sérieux, intimes du film (le thriller politique avec le complot contre Kennedy, la charge antimilitariste, la réflexion sur le voyeurisme…). Si De Palma continuera à manier un humour souvent incisif dans ses futures réalisations, c'est vraiment dans ses premiers films - et dans Greetings en particulier - qu'il se laisse aller à ses penchants burlesques.

Une forme burlesque et satirique qui ne fonctionne d’ailleurs pas toujours, notamment dans la partie où l’on suit Paul se rendre à une série de rendez-vous électroniques (des computer dating). Avec ses situations certes cocasses mais caricaturales au possible, ce volet s’avère le plus faible du film, le plus daté également. Pour parfaire le portrait de son époque, De Palma se devait d’évoquer la libération sexuelle, mais force est de constater que ce segment ne soutient pas la comparaison en terme d'intérêt formel et thématique avec ceux consacrés à Lloyd et Jon.

Malgré la relative faiblesse de cette partie du film (qui demeure assez drôle et offre quelques observations biens senties sur l’époque), la construction en trois temps fonctionne à merveille, De Palma reprenant en quelque sorte le même principe que celui de Murder à la mod, à savoir trois histoires complémentaires filmées dans trois styles différents. Les récits se répondent, se complètent, s’enrichissent mutuellement et derrière l’aspect brouillon revendiqué du film émergent on ne peut plus clairement les grands thèmes d’une œuvre en devenir. De Palma met tout dans ce film, comme s’il était conscient qu’il ne reviendra pas à cette forme de cinéma. Un cinéma qui affiche trop ses intentions politiques et esthétiques (les partis pris formels étant aussi une position politique, une opposition à la norme) pour être vraiment efficace. Pour participer à l’évolution du système, De Palma sait qu’il doit en quitter la marge pour se nicher en son cœur.

De fait, Greetings sort avec un classement X, ce qui l’empêche d’accéder au circuit traditionnel et le condamne à priori à la confidentialité. Mais, soutenu par Pauline Kael et quelques autres critiques influents, sélectionné dans des festivals (il obtient l’Ours d'argent à Berlin), il finit par devenir un beau succès public (trois millions de dollars de recettes) qui va véritablement lancer la carrière du réalisateur. S’il est difficile en découvrant aujourd'hui cette œuvre de jeunesse de mesurer ce qu’elle pouvait représenter en termes de nouveauté et de discours, la regarder avec en tête la carrière future de Brian De Palma est un immense bonheur pour tous les amateurs du cinéaste.




(1) Il ne sortira dans les salles qu’en 1968, dans une unique salle à New York.
(2) De Palma perd en plus une semaine à tourner en 16mm des images qui s’avèrent inutilisables.
(3) Le film est tourné essentiellement en extérieur - le plus souvent sans autorisations - et dans quelques lieux emblématiques de la contre-culture new-yorkaise.
(4) Le second étant bien entendu Alfred Hitchcock que De Palma cite à l’image à travers le "Hitchcock / Truffaut" qu’une personnage feuillette..
(5) Jon est interprété par Robert De Niro dans son premier vrai rôle au cinéma. Il a fait une apparition dans le premier long métrage de De Palma, The Wedding Party et le cinéaste raconte que l'acteur - qui avait alors tout juste vingt-et-un ans - dégageait déjà un charisme incroyable et avait un sens de l'improvisation inné.

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Par Olivier Bitoun - le 9 mars 2012