L'histoire
Dans un XVIIIème siècle où « l’on vivait heureux, les femmes étaient faciles et les hommes se livraient à leur divertissement favori, la guerre » le roi Louis XV (Marcel Herrand) mène celle qui dura Sept Ans. Bien que réputée « en dentelle » celle-ci consomme beaucoup d’hommes et les sergents recruteurs devaient sans cesse renouveler les effectifs. Le jeune paysan Fanfan (Gérard Philipe) profite de l’occasion pour échapper à un mariage qu’on souhaitait lui imposer et intègre l’armée... non sans y avoir été encouragé par la charmante Adeline (Gina Lollobrigida), bohémienne qui lui prédit un avenir princier. Bien que rétif à l’obéissance Fanfan parvient à sauver héroïquement Henriette la fille du roi (Sylvie Pelago) d’une attaque de brigand et se voit offrir une tulipe en diamant par la Marquise de Pompadour (Geneviève Page), qui le renomme Fanfan la Tulipe. Dès lors il n’aura plus qu’une idée en tête : épouser Henriette de France. Cette impossible quête, ainsi que son manque de respect envers le maréchal des logis Fier-à-bras (Noël Roquevert), seront le point de départ de moult péripéties cocasses et sautillantes.
Analyse et critique
C’est un avis déjà largement partagé, Fanfan la Tulipe est un chef d’œuvre du cinéma populaire français. Et ce n’est pas nous qui apporterons de la contradiction. Son succès fut total, aussi bien au box-office que dans les festivals les plus prestigieux, et sa réputation traverse l’épreuve du temps. Le film n’a a priori pas beaucoup de secrets à révéler, la recette de son succès a déjà mainte fois été partagée : un jeune acteur bondissant au pinacle de sa trop brève carrière, un réalisateur hors pair en osmose avec son sujet, des auteurs et un dialoguiste inspirés, une coproduction italienne représentée à l’écran avec caractère par une actrice plantureuse, un genre cinématographique que le film honore autant qu’il le renouvelle… nous ferons ainsi de notre mieux pour rentrer un peu dans le détail de ces nombreux éléments et rendre hommage à ce qui est bien plus qu’un simple film de divertissement.
QUI ES-TU, FANFAN ?
Commençons tout d’abord par répondre à une première question d’ordre patrimoniale, qui est Fanfan ? Contrairement à des héros de roman comme d’Artagnan, Henri de Lagardère et autre chevalier de Pardaillan, il n’appartient pas à la petite noblesse. Il est, lui, issu du peuple, ce qui le rapproche d’une catégorie de héros parmi lesquels on peut citer Cartouche, Mandrin ou encore Gaspard de Besse. Mais contrairement à ces derniers Fanfan n’est pas un personnage réel, il n’est associé à aucune jacquerie ou acte de brigandage avéré dans les livres d’histoire. Son origine est plus nébuleuse que cela… car on retrouve pour la première fois son seul titre de « Tulipe » dans des chansons populaires du XVIIIème siècle. C’est à l’abbé Louis Mangenot que l’on devrait la chanson, titrée Malgré la bataille et datée de 1746, où apparait le « Sieur La Tulipe » pour la première fois. Son succès inspira d’autres chansonniers, avec notamment Les reproches de la Tulipe à madame de Pompadour (un titre qui nous rappelle des éléments de l’intrigue du film) en 1758. Cette « Tulipe » désignant un soldat que la perspective d’une bataille n’empêche pas de penser avant tout à la gent féminine.
Bien plus tard, en 1819, l’auteur Paul-Emile Debraux propose une chanson en huit couplets associée à l’air populaire dit de « La marche des grenadiers », qui fit date. Elle s’intitule Fanfan la tulipe, ajoutant à ce personnage séducteur de La Tulipe le fameux surnom renvoyant à sa nature candide. Elle nous raconte comment un jeune garçon, abandonné par son père dès l’enfance, est recruté dans l’armée malgré lui et s’efforce de s’en satisfaire. On y trouve dans le refrain la formule « En avant Fanfan la tulipe » que reprendront Thiriet et Van Parys dans la chanson qui ouvre le film. La chanson contribue à l’arrivée du personnage sur les scènes des théâtres parisiens, il devient ainsi le héros de plusieurs pièces de vaudeville, puis d’un opéra-comique en 3 actes, créé en 1882, par Ferrier, Prével et Varney. Ce sont ces œuvres qui le figent dans ses caractéristiques de soldat juvénile et inconséquent, à la fois prompt à la bataille et toujours plus intéressé par les jeux de l’amour que par ceux de la guerre.
FANFAN AU CINÉMA, DU FILM DE CAPE ET ÉPÉE MUET A GÉRARD PHILIPE
Fanfan arrive au cinéma une première fois dans un court-métrage muet signé Alice Guy en 1907 (vraisemblablement perdu) puis revient au milieu de la première vague du genre cinématographique du récit de cape et épée, toujours muette. Après notamment Les trois mousquetaires de Henri Diamant-Berger en 1921, Le miracle des loups de Raymond Bernard et Mandrin de Henri Frescourt en 1924, c’est René Leprince qui réalise Fanfan la Tulipe en 1925, au format sérial de 8 épisodes (d’une durée totale de 6 heures) pour La société des Cinéromans [1]. Jusqu’au début des années 50 le genre a eu le temps de s’essouffler, au profit du fameux réalisme poétique des années 30, et de se réveiller durant l’occupation. Les contraintes imposées par les forces d’occupation poussèrent beaucoup des auteurs à se tourner vers des adaptations littéraires du patrimoine à la teneur politique contenue. En 1943 Abel Gance ouvre le bal avec un Capitaine Fracasse très lyrique tandis que Robert Vernay réalise son premier diptyque adapté du Comte de Monte Cristo. Après un Bossu de Jean Delannoy (1944), un Cavalier Noir de Gilles Grangier (1945) et un Capitan à nouveau par Vernay (1946), la fin de la guerre semble orienter les producteurs vers des personnages d’extraction plus populaire, tels Mandrin par René Jayet (1947-48) et Cartouche par Guillaume Radot (1950). Sans doute faut-il y voir un désir de faire le parallèle entre ces héros en butte contre l’autorité de la monarchie et ceux de la résistance française contre le nazisme, célébrés avec force dans l’immédiat après-guerre. Pour autant ces derniers films ne trouvent pas le succès escompté, et le retour de Fanfan sur le grand écran, ainsi que la revitalisation profonde du genre cape et épée, naitra avant tout, et comme souvent, de la combinaison d’un désir d’acteur et d’un hasard.
Le comédien Gérard Philipe, 29 ans, était alors sur la pente ascendante, déjà coqueluche des écrans de cinéma grâce aux succès des drames romantiques qu’étaient Le Diable au corps et La Chartreuse de Parme, il s’était fait une réputation d’acteur profond en jouant les personnages torturés de L’idiot et Une si jolie petite plage ou sombres, tel le Méphistophélès de La Beauté du diable ou l’assassin aliéné de Souvenirs Perdus. Également présent sur les scènes de théâtre, où il alternait entre œuvres exigeantes et comédies contemporaines, il est choisi par Jean Vilar pour incarner Le Cid en 1951 lors de la 2ème édition du festival d’Avignon. C’est à ce moment que le producteur Alexandre Mnouchkine le contacte avec l’espoir de réussir à monter un projet avec lui. A travers sa société, les films Ariane, il avait déjà produit huit films mais aucun de pur divertissement ou d’aventure (il avait notamment sorti deux films de Jean Cocteau et deux de Gilles Grangier), il pensait donc naturellement proposer un nouveau film dramatique au comédien. Philipe lui répond qu’il voudrait « changer de genre […] faire quelque chose de plus gai. » Mnouchkine avait alors sur son bureau le scénario d’un remake de Fanfan de la Tulipe, bien que ne l’ayant pas lu il le propose à l’acteur qui se montre intéressé [2].
SCÉNARISTES REBELLES, RÉCIT IMPERTINENT
Nous n’avons pas beaucoup de détails sur le processus de l’écriture du film, mais après cette prise de contact Mnouchkine aurait demandé à René Wheeler, collaborateur de Gilles Grangier qu’il avait fait travailler en produisant L’homme de joie sorti fin 1950, de reprendre le scénario de zéro, l’ayant trouvé trop mauvais. Nous ne saurons a priori jamais qui était l’auteur de cette première version mise au rebut… toujours est-il que Wheeler, peu au fait du registre du film d’aventure mais ayant déjà travaillé sur les comédies Jour de Fête de Jacques Tati, Adrien de Fernandel ou La cage aux rossignols de Jean Dréville, s’éloigne des récits préexistants, en particulier de la version muette, et recrée une intrigue nouvelle et fantaisiste à partir de quelques-unes des caractéristiques essentielles du personnage. René Fallet, romancier dont les œuvres se caractérisaient par un ancrage populaire et un esprit anticonformiste, futur auteur de la Soupe aux Choux et chroniqueur pour Le canard enchaîné, co-signe le scénario. Il s’agissait alors de son premier emploi pour le cinéma.
Christian-Jaque, qui avait déjà dirigé Philipe dans un film en costume essaimé de cascades, La Chartreuse de Parme, est choisi pour la réalisation. Le réalisateur, également crédité au scénario, apporte avec lui un dialoguiste de renom et fidèle collaborateur Henri Jeanson. Rencontré sur l’écriture de Carmen en 1942, le dialoguiste travaillera avec lui sur 15 films jusqu’en 1966. A l’inverse, il ne recroisera jamais la route de Wheeler et Fallet. De cette collaboration à huit mains, dont nous ne savons pas si elle fut houleuse ou harmonieuse, résulte en tout cas un scénario malin et bien rythmé, efficace et drôle, qui offre un héros de cape et d’épée tel que le cinéma n’avait pas encore connu. L’essence du film est indéniablement l’impertinence. Jeanson, comme René Fallet, a travaillé pour des journaux de gauche et avait les figures d’autorité en horreur, cela se retrouve dans le scénario de Fanfan. Le jeune héros est en permanence en opposition avec les représentants de la loi ou d’une quelconque forme de pouvoir. Rien d’autre ne prime à ses yeux que sa liberté et son droit à la jouissance. Qu’il s’agisse de séduire, manger, rêver ou voyager. C’est un héros sans idéal identifié, ni de justice ni de pureté. Il fait le bien naturellement, par compassion envers ceux qui lui semblent le mériter.
Comme dans la version muette, et la plupart des œuvres théâtrales du XIXème, Fanfan devient soldat au début du récit et participe à une guerre du règne de Louis XV [3]. Cependant Wheeler et Fallet changent drastiquement le rapport du personnage à l’armée. Dans le film de René Leprince Fanfan s’engage pour obtenir le statut que sa naissance ne lui a pas permis d’avoir, et ainsi pouvoir épouser la femme qui l’aime. Il se caractérisera dès lors par sa bravoure au combat et au service de la nation et de son roi (incidemment, le sous-titre du roman est « Premier cavalier de France »). Dans le film de Christian-Jaque, en revanche, on ne retrouve rien de ces sous-textes patriotes et militaristes. A l’inverse Fanfan s’engage par hasard et par opportunisme, il n’agit de manière héroïque que pour réparer des injustices (l’attaque d’un carrosse sans défense, l’enlèvement d’Adeline) mais autrement mets à profit ses capacités physiques pour déserter ou courir les jupons. Il affecte une indifférence totale, quand ce n’est pas du dédain, pour les ordres qu’on lui donne et ainsi que pour sa hiérarchie.
Nous rejoignons tout à fait le point de vue d’André Bazin qui, dans l’ancêtre de Télérama, la revue Radio Cinéma Télévision, décrit brillamment le personnage et la teneur politique du film : « [Philipe] campe ici une sorte de Douglas Fairbanks voltairien et bien français au charme irrésistible. […] Sans en avoir l’air, ce film est un étonnant pamphlet contre le militarisme et l’autocratie. Ainsi demeure-t-il dans une solide tradition de la chanson française où se mêlent à la fois le goût de l’héroïsme et l’horreur de la guerre, la fleur bleue et la gaillardise. » Comme le dit si bien Bazin, l’aspect critique du film ne l’empêche pas d’être un récit positif, qui est habité par la bonne humeur de son protagoniste et met en avant le naturel avec lequel il accomplit ses exploits, jamais justifiés par des instincts de domination ou de puissance. C’est à ce titre que le film de Christian-Jaque diffère de la plupart des œuvres de cape et d’épée précédentes, dont les protagonistes sont souvent préoccupés par leur déchéance sociale et dont la quête de justice sert généralement les intérêts de monarques présentés comme « éclairés ».
INCARNER FANFAN
Le film évite aussi l’écueil de formuler un discours politique trop littéral, tandis que la constance de la nature lumineuse de Fanfan en fait une incarnation universelle, archétypale, presque mythique, de la désobéissance. On doit bien sur l’incarnation de cette nature au génie du comédien Gérard Philipe, qui révèle, comme nous l’avons dit, une facette gaie et humoristique que le grand public ne lui connaissait pas. Le comédien cependant aurait tout d’abord envisagé le personnage avec plus de sérieux, aux dires de Christian-Jaque : « Au début, nos rapports étaient un peu grinçants, car l’un et l’autre n’avions pas la même conception du personnage de Fanfan. Pour moi, Fanfan était un jeune garçon spontané, frondeur, indiscipliné, irrévérencieux, trousseur de filles […] Gérard lui, voyait un Fanfan réfléchi, posé, en un mot plus intellectuel. […] C’est un peu à contrecœur qu’il a accepté d’interpréter Fanfan comme je le souhaitais, mais il était très loyal » [4]. De fait Philipe a suivi les directions de son metteur en scène, tant dans chaque séquence le personnage de Fanfan semble habité par un désir de rire ou de bondir.
Pour se convaincre des vertus du film de Christian-Jaque, il suffit de s’intéresser à l’étonnant contrepoint que représente le film que Philipe réalisera lui-même quatre ans plus tard, Les aventures de Till l’espiègle. L’acteur s’est toujours montré publiquement engagé à gauche et très proche des cercles communistes, bien que n’étant pas encarté comme ses amis Montand ou Signoret. En réalisant Till l’espiègle l’acteur a alors à cœur de reproduire le succès de Fanfan, de rejouer un personnage aux caractéristiques proches, mais aussi de formuler un discours politique plus clair. En portant à l’écran ce personnage de Till, figure de la littérature hollandaise associé à la « révolte des gueux » pendant la Renaissance, Philipe compose cette fois un personnage qui alterne entre l’espièglerie du bouffon et la gravité du leader révolutionnaire. Bien qu’ayant emmené avec lui le scénariste René Wheeler et le chef opérateur Christian Matras, le charme de Fanfan est perdu [5].
CHRISTIAN-JAQUE ET SON ÉQUIPE
Là où Bazin voyait dans Fanfan un excellent film, son disciple François Truffaut était plus mitigé, le qualifiant dans la revue Arts « d’assez bon film d’aventures » et louant surtout, comme son mentor, les dialogues de Jeanson. Il était particulièrement sévère avec Christian-Jaque que, dans un article où il classifiait les réalisateurs de la « qualité française », il rangeait dans la catégorie des « commerciaux honnêtes », aux côtés de Bernard Borderie ou André Hunebelle, mais aussi de Julien Duvivier et Sacha Guitry [6]. C’est un tort dont souffrit Christian-Jaque pratiquement toute sa carrière et lui valut une injuste réputation de simple « bon technicien ». Il est vrai qu’à partir de sa rencontre avec Martine Carol, et la série de film en costume qu’il réalise avec et pour elle, Christian-Jaque tend à se désintéresser du scénario, se montre moins rigoureux et choisit des sujets moins audacieux. Pour autant son sens de l’image ne faiblira jamais et, si sa fin de carrière comporte peu de films véritablement marquants, on ne peut pas en dire autant de Fanfan la Tulipe et de beaucoup des films qui le précédèrent. On pense bien sûr à ses films « de mystères » que sont Les Disparus de Saint Agil ou L’assassinat du père Noël, écrits par Pierre Véry, mais aussi à ses tentatives du côté du fantastique et du merveilleux avec Sortilèges ou Singoalla, au drame Le revenant, ou encore à Souvenirs perdus, un film à sketchs romantique aussi lucide que mélancolique.
Du pur point de vue de la mise en scène Christian-Jaque était un maître dont l’art s’épanouissait à la perfection au sein d’une tradition classique du récit cinématographique. Esthète, ses films trahissent un soin particulier accordé à l’expérience visuelle du film, cadrage, lumière et, bien sûr, décor. Ses études d’architecte et son début de carrière comme décorateur (principalement avec André Hugon mais aussi pour Julien Duvivier) l’ont rendu particulièrement sensible à la notion d’espace et à l’intégration des comédiens dans celui-ci. Il est maître également dans la mise en scène du mouvement et l’usage du travelling. Cela n’échappait pas à ses contemporains et pouvait faire l’objet de reproches acerbes, mais dans le cas de Fanfan sa capacité à traduire la fouge de son personnage par la mobilité de la caméra fut célébrée : Claude Mauriac pour Le figaro Littéraire « C’est une caméra gambadante et qui nous fait sauter avec elle… Si l’appareil fait la culbute, c’est avec Fanfan la Tulipe » ou Henry Magnan pour Le Monde « La mise en scène est extraordinaire d'habileté, de vivacité, de virtuosité ».
Mais il faut également attribuer une part de la réussite visuelle du film au travail du chef opérateur Christian Matras, collaborateur privilégié de Christian-Jaque pendant une dizaine d’années, de Boule de Suif en 1945 et jusqu’à Nana en 1955. Matras eut également une relation privilégiée avec un autre amateur du travelling, Max Ophüls, dont il éclaira les quatre derniers films, de La Ronde à Lola Montès. En accompagnant ensuite Gérard Philipe sur le malheureux Till l’espiègle il parvient à sauver quelques meubles en filmant avec soin et dynamisme les nombreuses scènes de cascade du film. Enfin Philipe de Broca ne s’y trompera pas lorsqu’il le choisira pour éclairer son Cartouche en 1962. Le maître d’arme mérite aussi d’être signalé, l’ancien champion d’escrime André Gardère est en charge des chorégraphies de combat. Il avait déjà officié sur une poignée de film, dont le Capitaine Fracasse d’Abel Gance en 1943, lequel était comparativement assez pauvre en duel, mais c’est Fanfan qui le rendra pour ainsi dire essentiel au cinéma d’aventure français. Son style de réglage des cascades se déclinera dans les années qui suivront alors que le genre du cape et d’épée connaîtra son apogée. Après avoir réglé les combats des Trois Mousquetaires et du Bossu de André Hunebelle c’est son élève, Claude Carliez, qui prendra la suite, de Cartouche jusqu’à La fille de d’Artagnan en 1994.
APPORT ITALIEN ET FÉMININ
En 1949 sont signés des accords entre le CNC et son équivalent italien pour favoriser les co-productions entre la France et son voisin transalpin. Fanfan compte parmi les premiers d’une longue liste de films à en bénéficier, bien avant les années fastes de la pratique, du milieu des années 60 à la fin des années 70, où énormément de tournages français seront délocalisés, et où de nombreux Italiens intégreront l’équipe technique et le casting. Fanfan en revanche fut intégralement tourné en France et cette co-production ne se remarque qu’à trois choses : la présence au générique de la société Amato Films, du nom du co-producteur Giuseppe Amato, du comédien Nerio Bernardi dans le rôle du sergent La Franchise, mais surtout par le casting de Gina Lollobrigida dans le rôle de la bohémienne Adeline [7]. L’actrice, suggérée par Amato à la partie française, n’avait jusque-là obtenu que des rôles secondaires la réduisant à des personnages faibles et victimisés. Le rôle d’Adeline la révèlera en tant qu’actrice majeure. Elle incarne avec brio cette jeune femme à la fois belle et maligne, manipulatrice mais sujette aux remords, amoureuse sans en perdre la raison.
A n’en pas douter son physique avantageux, dont le corset met en valeur les courbes et une chemise tombante dévoile les épaules, contribue à son charme magnétique. Mais il est intéressant de noter que son personnage est, chose rare dans le cinéma d’aventure, une personnalité forte qui ne manque pas d’imposer sa volonté autour d’elle, au même titre que son partenaire masculin. Elle est d’ailleurs souvent plus douée que Fanfan pour comprendre une situation et identifier les dangers. Si elle se retrouve dans la situation classique de la demoiselle en détresse à la fin du film elle est partie prenante de son évasion. Elle est assaillie par les avances du Sergent Fier-à-Bras, manque de se faire violer par Louis XV, mais elle leur échappe sans se démonter. C’est là encore une des caractéristiques du cinéma de Christian-Jaque que de mettre en valeur ses personnages féminins au titre de leur indépendance d’esprit, depuis la courageuse Lucette de L’enfer des anges en 1941 jusqu’aux ébouriffantes Pétroleuses en 1971, en passant bien sûr par les nombreux films centrés sur des héroïnes féminines, dont la liste est trop longue pour être ici intégrée.
SUCCÈS ET POSTERITÉ
Ce qui contribue à la postérité du film c’est bien sur son succès incontestable dans les salles françaises, Fanfan arrivant troisième au box-office de l’année avec 6,7 millions d’entrée (derrière les 8,1 de Violettes impériales, opérette avec Luis Mariano, et surtout les 12,7 de Don Camillo N°1 par Julien Duvivier). Le film est sorti en mars 1952 et, chose courante à l’époque, il est présenté dans les festivals internationaux alors que son exploitation commerciale avait démarré. Au festival de Cannes, au mois de mai, le jury présidé par Maurice Genevoix lui décerne le prix de la Mise en scène, tandis qu’au mois de juin il remporte l’Ours d’Argent du festival de Berlin. Et comme nous l’avons vu plus haut, une grande majorité de la critique lui est acquise, des Cahiers du cinéma jusqu’au Figaro. Particulièrement populaire auprès des enfants il sera décliné en de multiples produits dérivés, il fera notamment l’objet d’adaptation en bande dessinée dès 1952 et jusqu’en 1956, dans l’hebdomadaire l’Intrépide, ainsi qu’en livre-disque en 1955 (dont la musique originale est signée Maurice Jarre).
Son influence sur le cinéma français sera notable. Conjugué au succès des Trois Mousquetaires d’André Hunebelle en 1953 puis du deuxième diptyque de Robert Vernay adapté du Comte de Monte-Cristo en 1955, le film de Christian-Jaque annonce la grande vague du film de cape et d’épée familial qui déferlera sur le cinéma français durant la première moitié des années 60. Christian-Jaque lui-même y retournera douze ans plus tard, avec La Tulipe Noire (1964), offrant un jeune Alain Delon comme équivalent sixties de Gérard Philippe et une intrigue de jumeau caché qui n’est pas sans rappeler Le Masque de Fer ou Le prisonnier de Zenda. Bien que le résultat soit d’une qualité discutable il s’agira à nouveau d’un grand succès public, qui sera néanmoins supplanté la même année par un autre film d’aventure aux caractéristiques bien plus contemporaines, beaucoup plus proche de Fanfan dans son essence : L’Homme de Rio de Philippe de Broca. Mais c’est aussi à l’international que le film obtiendra un succès retentissant, en particulier dans les pays de l’est communiste, où le héros frondeur et son attitude antimonarchistes furent particulièrement bien reçus par les différents comités de censures nationaux. Il aurait ainsi été le premier film français doublé en Chinois à sortir en République Populaire de Chine. C’est ce succès qui motiva le studio Est-Allemand à financer la première réalisation de Gérard Philippe, ces Aventures de Till l’Espiègle dont nous avons parlé plus haut.
La question du remake enfin se posa naturellement. Au début des années 80 c’est un assortiment étonnant qui est attaché au projet, avec le comédien Patrick Dewaere en Fanfan et Claude Miller à la réalisation. La tonalité en aurait sans doute été très fortement contestataire. Mais c’est au début des années 2000 que Luc Besson, sous sa casquette de scénariste-producteur, parvient à monter le projet avec sa société Europacorp. Fidèle à sa réputation de plagieur indolent son scénario s’avère très fidèle dans son intrigue à celle de Wheeler et Fallet, ne faisant aucun effort pour la réinventer mais la chargeant de gags lourdingues dévolus à des seconds rôles en roue libre. Il confie la réalisation à Gérard Krawczyk et le rôle principal à Vincent Perez, qui réalisent tout deux des performances honnêtes mais ne se hissent jamais à la hauteur de leurs modèles respectifs. Sorti en 2003 et accueilli froidement, le film ne nous parait cependant pas déshonorant, surtout quand on le compare à la plupart des réactualisations de classiques patrimoniaux de la période (tel Arsène Lupin, Vidocq ou Belphégor).
Mais ce qui fait sans doute du film de Christian-Jaque une œuvre si essentielle de notre patrimoine cinématographique est d’être une réussite propre au médium cinéma, offrant à ce personnage mineur de la culture nationale l’écrin d’un classique qui lui confère une tout autre consistance. En surpassant les œuvres musicales et théâtrales précédentes, et n’ayant pas à sur lui le poids d’un chef d’œuvre tels ceux de Dumas ou Hugo, Fanfan devient ainsi un héros de cinéma avant tout. Il reste également profondément associé à son interprète Gérard Philippe, que la mort brutale à 36 ans aura figé comme l’incarnation d’une forme de jeunesse que seul la pellicule sera parvenue à préserver éternellement.
NOTES :
[1] Comme avec toutes les productions de la Société des ciné-romans, le film de René Leprince sort en parallèle d’un roman homonyme, ici signé Pierre-Gilles Veber (également appelé Pierre Gilles), lequel était bien sur aussi le scénariste du film. Après une publication hebdomadaire dans le journal Le Matin il est publié en 1926 aux éditions Tallandier.
[2] Citation et anecdote de la mise en projet du film par Alexandre Mnouchkine extraite de la biographie de Gérard Philipe par Philippe Durant, reprenant lui-même une interview de Mnouchkine donnée en 1982 pour Fr3 dans l’émission Les producteurs.
[3] Dans l’opéra-comique ainsi que dans le film de 1925 Fanfan participait à la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748), sans grande conséquence pour la France, tandis que Wheeler et Fallet l’entraînent dans la guerre de Sept Ans (1756-1763), qui représentera une véritable déconvenue et un terrible affaiblissement à l’échelle internationale. Ce changement rend d’autant plus fort le contraste entre l’inconséquence de Fanfan et l’importance des enjeux nationaux.
[4] Interview donnée au magazine Première, N°32, 1979. Cité par Philippe Durant, Op. cit.
[5] Il faut dire que Les aventures de Till l’espiègle était co-produit par la DEFA, le studio est-allemand sous contrôle du pouvoir socialiste, et développé avec Joris Ivens, alors superviseur de la production. On doit à ce partenariat beaucoup de la lourdeur des discours politiques formulés dans le film. Relatif échec commercial en France, désastre critique, le film obtiendra cependant un grand succès en Allemagne de l’est et fera l’objet d’un remake là-bas en 1975.
[6] Arts N°509 et 593, articles repris dans François Truffaut, Chroniques d’Arts Spectacles (1954-1958), Gallimard, 2019
[7] Giuseppe D’Amato, producteur essentiel du cinéma italien à qui l’on doit Le voleur de bicyclette ou Umberto D. et qui produira également le premier Don Camillo la même année, ou encore La Dolce Vita un peu plus tard.
Quant à Gina Lollobrigida, alors qu’elle allait devenir une des coqueluches du cinéma français populaire (et notamment des films de Jean Delannoy), elle ne maîtrisait malheureusement pas encore la langue de Molière. Elle est donc doublée dans le film par Claire Guibert, avec une voix claire et sans accent. Une lacune qu’elle compensera rapidement, celle-ci s’exprimant en français dès 1954 dans Le Grand Jeu de Robert Siodmak.
En savoir plus
FANFAN LA TULIPE
Blu-Ray
Sortie le 6 mai 2022
Editions Coin de Mire
SOURCES :
- Fanfan la tulipe, Raymond Chirat, CNC, Film de l'Estran, Collection : Collège au cinéma, 1997
- Fanfan la tulipe, De la chanson au cinéma, Frédéric Chaleil, Les éditions de Paris, 2003
- Gérard Philipe, Philippe Durant, Nouveau Monde, 2022
- Gérard Philipe, Geneviève Winter, Gallimard, 2022
- The Films of Gina Lollobrigida, Maurizio Ponzi, Citadel Press, 1982
- 1895, revue d'histoire du cinéma, n°28 : Christian-Jaque, Dir : Jean A. Gili, Jacques Lourcelles, 1999
- Avant-scène cinéma n°370 "Fanfan la Tulipe", Avril 1988