Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Enquête sur la sexualité

(Comizi d'amore)

L'histoire

Le programme du titre français, dans une Italie des années 1960 bien peu homogène dans ses réponses aux mêmes questions, selon qu'on se situe à Palerme et Naples ou à Rome, Bologne et Milan.

Analyse et critique


Une réserve recevable au sujet du cinéma de Pasolini : c’est un cinéaste d’idées, qui met ces dernières en images (pour ne pas dire qu’il illustre une théorie). Enquête sur la sexualité marque en un certain sens un point limite parmi d'autres de cette démarche puisque placé, sans grande originalité théorique, sous l’égide des systèmes englobants de Marx et de Freud, il interroge un nombre important de personnes sur une chose dont censément plus on parle moins on la pratique. Ce faisant, il confronte ses idées à une altérité, la parole des autres, qui peuvent venir confirmer sa pensée, mais potentiellement aussi la contredire (ce sera le cas dans le Carnet de notes pour une Orestie africaine où le film sera présenté à des intellectuels du continent comme des extraits de celui-ci y ont été soumis aux commentaires d’Alberto Moravia et de Cesare Musatti). En l’occurrence, cette large enquête vient plutôt confirmer l’idée de Pasolini : à un niveau superficiel, sur les inhibitions qu’il entendait révéler ; à un niveau plus profond, sur un malaise de l’Italie du miracle économique, où aux propos confus et ambigus des habitants du Nord vient répondre la clarté conservatrice de ceux du Sud (franchise de qui perçoit son existence comme soumise de façon doctrinaire à des devoirs). L’Italie se modernise et avec la modernisation voit ses mœurs se modifier en profondeur. C’est en soi réjouissant, cela ne se fait pas pour autant sans encombre. De manière perverse, moins une région se modernise, moins ses mœurs changent et moins ses habitants sont troublés, vivant la transition de manière réduite. Les bienfaits apportés par la modernisation sont-ils donc constatables en ce qui concerne le sous-prolétariat calabrais ? C’est une autre planète, répond à cette question une bourgeoise semble-t-il milanaise. Sur place, les choses changent, toutes les générations fermières l’admettent et une courte majorité s’en réjouit. C’est encore une autre histoire plus au sud, à Palerme, en Sicile, seul endroit où Pasolini peine à interviewer des jeunes filles dans la rue.


Si le titre français n’a rien de trompeur (celui italien évoque plutôt une assemblée autour de l'amour), ce qui se révèle par cette enquête est une division par classes, mais aussi (bien que ce soit lié) régions en Italie quant à la vision de la sexualité. Pasolini, à l’image, interviewe micro en main et en public des Italiens, cela en groupe. Ils peuvent être membres d’un régiment, du FC Bologna, être des amis et amies ou des familles à la plage, des badauds, des travailleurs aux champs, à la sortie de l’usine... Les questions sont envoyées à brûle-pourpoint (demander à des ouvrières pourquoi elles font ce labeur plutôt que de gagner plus en se prostituant, idem avec des femmes ayant fait un beau mariage parmi la bonne société), dans un cadre qui n’a volontairement rien d’intime. Toutes les questions ne sont pas aussi provocatrices. Dans tous les cas, les Italiens des années 1960 pataugent à répondre, au mieux ils rament. Pour se sauver, ils y vont parfois à la franchise, et des éclats saillants de vérité s’expriment alors. Ou ils s'autocensurent a posteriori, ce qui est indiqué par un carton à l'image sans que leurs propos ne soient audibles... les rendant ainsi d'une certaine façon encore plus forts. Qu’est-ce que parler de la sexualité ? Le peut-on vraiment - et jusqu'à quel point ? Les mots sont ou trop techniques, ou trop vulgaires, constate le cinéaste, ils ne « collent » pas au ressenti d’une expérience. L’ignorance et la peur amènent à l’indignation, jamais contre l’intervieweur toutefois, d’une courtoisie et d’une franchise égales. Dans un modèle de tolérance, cette figure homosexuelle écoute par exemple de nombreuses personnes tenir des propos homophobes à des degrés allant de l’idiotie provinciale au dégoût haineux, cela sans dédain, mais avec curiosité. Sa supériorité, expose l'enquêteur en sous-texte, tient au fait de ne jamais s’indigner. Il est là pour comprendre. Cela n’implique pas une neutralité axiologique du geste : l’auteur commente et donne souvent sa position, il se permet parfois de distribuer des bons points (comme l’avenir est semble-t-il au progrès sociétal apporté par la modernisation, c’est à des enfants qu’il donne à quelques reprises raison). Il est au propre comme au figuré impliqué, participant de l'échange.


Ce que des citoyens pensent de la vie sexuelle a aussi quelques origines politiques - en matière d’éducation sexuelle, pour commencer. Le film s’ouvre sur une interview de gamins, entre six et neuf ans à vue d’œil, à qui il est demandé d’où viennent les bébés. Réponse : d’une cigogne, de Dieu, des deux en même temps, mais surtout de la cigogne. Le plus perspicace suggère qu’ils viennent de sous les draps. Pasolini va donc traquer une ignorance, mais comme le dit Moravia qui l’accompagne par des entretiens filmés, une ignorance, passée cet âge, volontaire, entretenue. Les plus savants, dans l’Italie d’alors, ne s’en sortent pas beaucoup mieux que le commun des mortels. Les réponses de personnes issues de milieux plus aisés et éduqués ne sont en fait pas moins mais plus empêchées. Celles-ci sont proportionnellement moins présentes, parce que moins enclines à lui répondre (leur image publique compte). En un sens, l’enquête de Pasolini est un échec, qu’il admet partiellement comme tel. Selon le procédé du cinéma-vérité tel qu’élaboré par Jean Rouch (le film rappelle Chronique d’un été), le cinéaste s’interroge à l’image sur le film qu’il est en train de tourner, explicite les décisions qu’il prend chemin faisant et les fait commenter par d’autres. Dans un mouvement assez caractéristique de son œuvre, il commence par une affirmation dogmatiquement idéologique (lui qui se perçoit comme en position de révéler leur ignorance et leurs préjugés aux autres Italiens), qu’il traite d’une manière absolument pas dogmatique, mais réflexive, souple jusque dans la construction à vue.


Cette ouverture d’esprit culmine dans un avant-dernier segment (avant le filmage d’un mariage pauvre : c’est le peuple qui tient à la monogamie) où il interroge des Napolitains, puis des Siciliens, sur la loi Merlin, aujourd'hui encore en vigueur, qui en 1958 a fait fermer les maisons closes en Italie (et interdire le proxénétisme). Pasolini lui-même laisse entendre qu’il voit les lupanars comme une relique archaïque d’un passé barbare et reproche à un interviewé trop complaisant d’en appeler dans son apologie des bordels comme remède à la frustration à un État-maquereau. (1) Malgré tout, le résultat de son enquête est là : non seulement la plupart des hommes interrogés, peu enthousiastes à l’idée d’attraper des maladies vénériennes, regrettent ce système, mais, sans surprise et assez logiquement, les travailleuses du sexe, contraintes désormais de faire le trottoir sans sécurité (des femmes non-prostituées étant interrogées ailleurs durant le film sur le plus vieux métier du monde : elles se montrent pour le moins partagées quant à l'existence, pour ne rien dire de la légitimité, du sexe tarifé). Si le Pasolini officiel de ce documentaire semble plus moderniste que ce qu’expriment certaines de ses fictions, son enquête en profondeur révèle un tempérament plus sceptique, plus pessimiste quant aux progrès des mœurs et pas toujours certain que les conservateurs soient du mauvais côté du manche (encore que qui soit quoi sur l'échiquier politique en regard de cette question précise paraisse pour le moins embrouillé). Le scepticisme du cinéaste quant au bien-fondé de l’individualisme progressiste n’ira qu’en s’accentuant au fur et à mesure de son œuvre. Quoi qu’il puisse penser personnellement, il fait un film réaliste, qui donne à s’entendre la pensée de la majorité.


À ce titre, ce n’est pas toujours l’arrière-garde qui l’emporte. Dans un chapitre à l’esthétique joyeusement populiste, qui pourrait évoquer les déambulations d’Ernesto Varela sur les plages de Rio de Janeiro (il doit à n'en pas douter exister un équivalent méditerranéen), Pasolini va s’enquérir sur celles romaines de l’opinion des foules présentes sur le droit au divorce. La question divise, tout en indiquant une tendance. Les hommes italiens sommés, on l’a bien vu auparavant, de choisir entre être des Don Juan ou des bons papas, invoquent pour certains le devoir ou expriment un familialisme farouche, mais pas tous, loin de là. Même constat du côté des femmes qui, pour pas mal, quand même, tiennent explicitement à leur indépendance. L’intérêt est de poser la question dans un cadre à la fois si familial et si propice à la drague. Pasolini voudrait s’attaquer à la notion de famille comme socle de l’État mais, dans un tel environnement, le caractère évident, et jusqu’à un certain point inévitable, de la structure familiale saute aux yeux, de même que le lien difficile mais organique qu’elle entretient à la sexualité humaine. Il est tout aussi vrai que le droit pour des gens jusqu'alors mariés à se séparer en bonne et due forme y apparaît comme sûr de gagner, voire de se banaliser, à à peine moyen terme (1974 par référendum pour le pays concerné). Il y a une question que Pasolini ne pose pas, parce qu'il en tient la réponse pour acquise, et qui hante ce documentaire, brillant et passionnant, sur la sexualité humaine : celle-ci pose-t-elle en elle-même, sui generis, des questions morales ? On est en droit de ne pas le penser. Mais en partant de cette hypothèse en soi facilement forcée, le cinéaste trouve à se confronter à un réel par moments sidérant, à sinon de l’ineffable, au moins une animalité qui peine à se dire. Parce que ce ne sont pas les idées qui font les films, mais les visions, une capacité à regarder (et écouter) dont il ne manquait vraiment pas. Ce qu'il y a de beau avec lui, c'est que l'intellectuel finit toujours par se faire doubler par le poète.

(1) En 2022, Mike Itkis et Alexandra Hunt, politicienne ayant eu une activité de stripteaseuse, se faisaient connaître aux États-Unis par (partant du phénomène des jeunes hommes en surplus dans le monde développé) la proposition d'un droit à des relations sexuelles. De la démagogie pour faire le buzz probablement (sans même s'attarder sur certaines ramifications dystopiques), mais le simple fait que la stratégie ait fonctionné dit bien qu'elle touchait à une corde sensible.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 4 janvier 2023