Critique de film
Le film
Affiche du film

En toute innocence

L'histoire

En toute innocence se déroule dans la campagne bordelaise à la fin des années 1980. C’est là que vit, dans la quiétude cossue d’un domaine qu’on imagine autrefois viticole, Paul (Michel Serrault) en compagnie de son fils Thomas (François Dunoyer) et de l’épouse de ce dernier, Catherine (Nathalie Baye). Tous trois dirigent un florissant cabinet d’architecte. Leurs affaires les amènent à commercer avec une riche clientèle helvétique. C’est justement lors d’un voyage d’affaires à destination de la Suisse que se noue le drame criminel qu’est En toute innocence. S’apprêtant à rejoindre Thomas déjà parti pour Genève, Paul surprend Catherine en train de faire l’amour avec Didier (Philippe Caroit), l’un des employés du cabinet. Plus que troublé par la découverte de l’adultère, Paul est peu après victime d’un grave accident de voiture tandis qu’il rejoint l’aéroport. Échappant de justesse à un sort fatal, Paul n’en est pas moins diminué par sa brutale rencontre avec un semi-remorque. Cloué sur un fauteuil roulant par une double fracture des jambes, qui plus est désormais muet, le patriarche regagne bientôt la demeure familiale. Y débute dès lors une manière de jeu du chat et de la souris entre Paul et Catherine, sous les yeux de Thomas ignorant des circonstances ayant provoqué l’accident de voiture. La tension entre le père et sa bru va aller crescendo, générant d’autant plus de suspense que l’on peine à savoir qui assume dans cette trouble histoire le rôle du chat et celui de la souris…

Analyse et critique


Figurant parmi les titres les plus anciens de la collection Make My Day ! de Jean-Baptiste Thoret (En toute innocence est paru en 2019), ce polar (un peu…) oublié d’Alain Jessua illustre d’exemplaire manière l’une de ses constances éditoriales. À savoir le goût manifeste que possède son critique de directeur pour des films criminels aussi atypiques que métis. Si l’on s’en tient en effet à son synopsis, ou bien encore à ses séquences liminaires, le film semble pourtant s’inscrire dans une veine d’un très hexagonal classicisme. C’est-à-dire celle du cinéma criminel chabrolien mettant en scène d’homicides folies bourgeoises sur fond de campagne française on ne peut plus typique… A priori bien loin de la sociologie aux échos futuristes des Chiens (1979), ce huitième long-métrage d’Alain Jessua évoque irrésistiblement les anatomies de l’élite post-giscardienne cruellement dressées par Claude Chabrol durant les années 1980. En toute innocence est en effet le contemporain de Poulet au vinaigre (1985), Inspecteur Lavardin (1986) et autres Masques (1988) avec lesquels il ne partage pas seulement son cadre socio-spatial. L’on retrouve ainsi au scénario de En toute innocence Dominique Roulet, co-auteur des scripts du diptyque dévolu au matois Lavardin. De ce fait déjà empreint d’un fumet indéniablement chabrolien, En toute innocence l’exhale encore un peu plus lorsque l’on s’attache à sa distribution. En tête de celle-ci, l’on retrouve en effet Michel Serrault à qui Chabrol avait confié le rôle-titre des Fantômes du chapelier (1982), faisant ici figure de de cousin girondin des notables normands ou bretons de la série des Lavardin (1). Et si Stéphane Audran (et autre comédienne attitrée de Chabrol) ne figure pas au générique de En toute innocence, l’épouse adultère ici jouée par Nathalie Baye renvoie à celles plus d’une fois mises en scène par le réalisateur de La Femme infidèle. De même que son époux trompé fait écho aux touts aussi nombreux cocus croqués par Chabrol. C’est donc en un espace cinématographique rien moins qu’original qu’Alain Jessua semble un temps emmener ses spectateurs et spectatrices… jusqu’à ce que le cinéaste le teinte bientôt d’une très personnelle et discrètement troublante étrangeté…

Cette "jessuaisation" du polar chabrolien passe par la mise en scène de Thomas en une sorte de geek (2) avant la lettre, enrichissant sa pratique architecturale par sa passion pour le high-tech des années 80 finissantes. Oeuvrant dans des bureaux où les ordinateurs semblent être sur le point de supplanter les tables à dessin, Thomas y est montré concevant une maison que l’on appellerait aujourd’hui intelligente. Pionnier de notre contemporaine domotique, le fils de Paul se fait l’inventeur d’une demeure flanquée de panneaux solaires, notamment capable de se déplacer en fonction de la position de l’astre dans les cieux, entre autres innovations mêlant automatisme et commande à distance.


Ainsi, bien loin des notaires et autres notabilités peuplant les conservatrices provinces chabroliennes, le fils de bonne famille qu’est Thomas semble participer d’une modernité non seulement technologique, mais encore sociologique, puisque Catherine son épouse, au lieu de materner au foyer, travaille à ses côtés au sein du cabinet familial. Paul lui-même, sous ses traditionnelles allures de sexagénaire rassis, se pose encore en incarnation d’une bourgeoisie en prise avec son temps. Celui que l’on découvrira adepte de l’escalade (une discipline qui jouera quelque rôle dans l’intrigue criminelle du film…) se révèlera aussi être un électricien chevronné, un talent qui aura lui aussi son importance…

Apparemment impressionniste, en réalité discrètement paradocumentaire, ce faisceau de notations quant à ses protagonistes permet à Alain Jessua d’enregistrer la mutation alors en cours d’une certaine bourgeoisie. C’est-à-dire celle se mettant en scène comme éminemment "branchée" ainsi que l’on disait dans les années 1980. Ainsi drapée des oripeaux du modernisme, la néo-bourgeoisie de En toute innocence parvient presque à faire oublier sa sociale et foncière nature de classe possédante. Ce tour de passe-passe sociologique est notamment illustré dans le film par le rapport plus familial que professionnel que Paul et les siens semblent entretenir avec leur gouvernante Clémence (Suzanne Flon), celle-ci étant plutôt traitée telle une vieille tante attentionnée que comme une employée de maison…

Mais au-delà du paravent d’illusions dressé par ces si cool 80’s, il n’y a strictement rien de nouveau sous l’implacable soleil de la domination, ce que suggère programmatiquement la séquence introductive du film. Tandis que débute une journée printanière s’annonçant splendide, alors que les rayons du soleil (de la domination…) commencent d’illuminer le bucolique, mieux même, l’idyllique paysage d’un paisible cours d’eau serpentant dans la forêt, l’on voit Clémence extraire de l’eau une nasse emplie d’anguilles. Typiquement girondine, apparemment et anecdotiquement anodine, l’halieutique pratique place d’emblée le film sous le signe du motif archaïque de la prédation. Celle par laquelle, depuis la nuit des temps, des êtres vivants satisfont leurs besoins aux dépens d’autres, moins favorisés par la distribution des rapports de force. Désormais policés, ces derniers n’en continuent pas moins à s’exercer de manière toujours aussi vivement inégalitaire dans le monde mis en scène par En toute innocence. Ce que révèle ponctuellement la sèche rudesse avec laquelle Paul remet régulièrement Clémence à sa place subalterne, lorsque celle-ci empiète par trop sur l’espace social de son employeur. Et aussi décontractée semble être devenue la bourgeoisie de cette fin du XXe siècle, elle n’en demeure pas moins une classe foncièrement prédatrice. Habituellement médiatisé par les normes sociales, son potentiel de violence demeure toujours susceptible de se déployer dans toute sa destructrice ampleur, notamment lorsque comme dans En toute innocence d’inattendues circonstances se font jour…


Mais de celles-ci l’on ne dira in fine guère plus, histoire de ne pas (trop) divulgâcher la matière criminelle du polar qu’est avant tout En toute innocence. Un film dont le titre bien évidemment ironique vient témoigner, à l’instar des Chiens et de son hyper-modernité lacérée par le rejaillissement de la sauvagerie, de l’inquiétante vision anthropologique d’Alain Jessua. Car, en cela sans doute plus proche de Stanley Kubrick que de Claude Chabrol, ce cinéaste n’a de cesse de révéler cette humaine férocité si fragilement jugulée par la civilisation…


(1) On rappellera par ailleurs que le machiavélique inspecteur était campé par Jean Poiret, avec qui Michel Serrault forma un duo comique fameux
(2) Cette manière légère d’anticipation témoigne sans doute du goût d’Alain Jessua pour une certaine science-fiction. Un genre cher à l’auteur de ces spéculations dystopiques que sont le précédemment cité Les Chiens mais aussi Traitement de choc (1973) et Paradis pour tous (1982), ou bien encore la relecture parodique du roman fameux de Mary Shelley, Frankenstein 90 (1984).

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La fiche IMDb du film


EN TOUTE INNOCENCE
collection "Make my day !"
combo Blu-ray - DVD

 sortie le 27 Novembre 2019
 éditions Studiocanal

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Par Pierre Charrel - le 8 mai 2024