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Critique de film
Le film
Affiche du film

El Pico

L'histoire

Dans le Bilbao du début des années 80, Paco et Urko, deux adolescents en rupture de ban délaissent leurs études pour les paradis artificiels, partageant tous deux la couche de Betty, une jeune prostituée qui va les initier à l’héroïne. De consommateurs, ils deviennent trafiquants, rapidement emportés dans une spirale criminelle qui va frapper de plein fouet leurs familles respectives.

Analyse et critique


El Pico est un des sommets du cinéma "quinqui", sous-genre emblématique du cinéma espagnol du milieu des années 70 à la fin des années 80. Le quinqui se défini par des sujets traitant de la délinquance juvénile dans la période socialement agitée de la transition postfranquiste. Le terme quinqui en argot espagnol désigne des personnes vivant en marge de la société et les films de ce courant se caractériseront par le fait de faire jouer de vrais délinquants. Cela a pour but un souci d'authenticité ou parfois tout simplement de basses préoccupations commerciales puisque certains de ces délinquants pouvaient déjà être des célébrités notoires pour leurs méfaits, dont on pouvait exploiter la notoriété. Pour les réalisateurs, le quinqui est un moyen de faire leur mue vers la modernité et s'inscrire dans des préoccupations contemporaines comme Carlos Saura lorsqu'il signera Vivre vite (1981), ou un exercice de style comme Pedro Almodovar dans Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ? (1984) avant de voguer vers d'autres voies. Eloy de la Iglesia est un des réalisateurs majeurs du quinqui auquel il amènera une touche très personnelle. A travers des films comme Plaisirs cachés (1977), Le Député (1978), il scrute cette jeunesse espagnole agitée avant de s'inscrire pleinement dans les codes du quinqui avec des œuvres telles que Navajeros (1980) ou Colegas (1982). Il se caractérise par un mariage de ce fond socio-politique avec un certain homoérotisme sur ces délinquants, développant une ambiguïté en faisant autant des icônes fantasmées que des parias.


El Pico est certainement son œuvre la plus connue et controversée en Espagne. On va y suivre la dérive de Paco (José Luis Manzano) et Urko (Javier García), deux adolescents ayant basculé dans la consommation d'héroïne. Désormais accros, ils franchissent le pas et deviennent trafiquants afin de pouvoir financer leur prochaine dose. Leur destinée ne doit malheureusement rien à un quelconque dénuement matériel, mais s'inscrit dans des maux plus profonds de cette Espagne post-franquisme. Paco est le fils d'un commandant de la Garde Civile (José Manuel Cervino) tandis qu'Urko est celui du dirigeant d’un parti nationaliste de la gauche Basque (Luis Iriondo). Le passé franquiste imprègne l'éducation que donne ce père rigide à Paco, rêvant d'en faire un garde civil à son tour, lui enjoignant par des préceptes machistes à être un "vrai homme" comme cet anniversaire où il lui offre une soirée en maison close pour ses 18 ans - établissement et "employée" qu'il connaît déjà ironiquement très bien par son quotidien de junkie. L’avenir offre ainsi peu de perspective tandis que le présent est sous tension par une toile de fond nous rappelant sans cesse la menace terroriste de l'ETA.


Eloy de la Iglesia montre en parallèle la prise de conscience des pères de leurs visions dépassées et leur volonté de sauver leur fils, et la vraie descente aux enfers de ces derniers. Bilbao est filmée dans une désolation grisâtre pour ces extérieurs, tandis que les intérieurs se délestent de tout chaleur familiale ou hédonisme juvénile. Le foyer est un lieu de passage, une prison dorée en attendant la sortie pour la prochaine dose, tandis que les appartements de connaissance sont des lieux de négociation, de consommation d'héroïne montrée de façon crue. Même le sexe ne semble qu'un sursis agréable avant la véritable extase qu'est le moment où la seringue s'enfonce dans le bras. Comme toujours dans le cinéma quinqui, la proximité avec le réel n'est jamais loin, ici avec son interprète principal José Luis Manzano dans le rôle de Paco. Il est le héros des quatre œuvres quinqui de Eloy de la Iglesia, et un vrai marginal dans la réalité qui fut longuement hébergé par le réalisateur. Cela contribue à jeter un voile trouble sur la fascination de de la Iglesia pour la plastique de son acteur (les scènes de nudité étant nombreuses), sans compter que le réalisateur – dans un mimétisme avec les marginaux qu’il filmait et dont il adopte les excès - souffrait lui-même à l'époque d'une addiction aux drogues dures ce qui renforce l'authenticité des scènes de manque, la souffrance des séquences de sevrage. Eloy de la Iglesia saisi une réalité sans fard tout en explorant ses propres démons.


Le film montre le pire de cet enfer personnel (tel une séquence où, en manque, Paco vole les analgésiques de sa mère souffrante pour sa propre consommation) mais entretient aussi une lueur d'espoir. La transgression de la rigidité de l'ordre établi passera alors par les adultes, leur capacité d'évolution et de compréhension pour emmener la jeune génération vers d'autres perspectives. Le contexte violent et réactionnaire semble s'estomper pour s'ouvrir à une Espagne plus moderne et tolérante. Le film deviendra un vrai phénomène de société largement discuté pour ses excès, et un des grands succès du box-office espagnol de l'année qui entraînera une suite, El Pico 2 (1984).

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 4 octobre 2023