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Critique de film
Le film
Affiche du film

Duel dans la boue

(These Thousands Hills)

L'histoire

« You’ll live to die rich ! »

Lat Evans (Don Murray), dont l’enfance fut pauvre et austère faute à un père puritain, ambitionne désormais de gagner beaucoup d’argent afin de s’acheter un ranch. Pour l’instant, il est simple cow-boy dans le Montana et le travail ne lui fait pas peur. Hélas, le salaire qu’il gagne comme convoyeur de bétail se dissipe très vite dans la petite ville de Fort Brock où il fait la connaissance de Callie (Lee Remick), une jolie courtisane qui tombe amoureuse de lui. A court d’argent, il décide d’aller chasser le loup avec son ami Tom Ping (Stuart Whitman), le commerce de leurs peaux semblant devoir être la source d’une manne financière considérable. Mais surpris par des Indiens mal intentionnés, Lat est gravement blessé. Tom, laissant se perdre les produits de leur chasse, lui sauve la vie et le conduit chez Callie afin d’y être soigné. La jeune femme se dévoue entièrement à sa guérison, ce qui rend jaloux Jehu (Richard Egan), le tenancier du saloon dont elle est la maîtresse. Une fois rétabli, Lat décide de se lancer dans l’élevage mais le banquier (Albert Dekker) n’a pas encore assez confiance par manque de garantie pour lui souscrire un prêt. C’est Callie qui va lui confier son bas de laine pour qu’il puisse se lancer. Les affaires de Lat devenant rapidement prospères, Callie est délaissée, le nouveau parvenu trouvant plus intéressant de courtiser Joyce (Patricia Owens), la nièce du banquier, qu’il finit d’ailleurs par épouser. Plus Pat se hisse dans la bonne société (jusqu’à devenir sénateur), plus il se détourne de ceux qui l’ont aidé à mettre les pieds à l'étrier. Son arrivisme va néanmoins buter contre la brutalité de Jehu ; quelques drames vont avoir lieu qui vont lui faire ouvrir les yeux quant à son comportement. Va-t-il pour autant faire machine arrière ?

Analyse et critique

Après treize années passées derrière les caméras, Richard Fleischer avec These Thousand Hills signe son vingtième long métrage et son premier véritable western : il s'agit d'une nouvelle formidable réussite du réalisateur, qui n a pas été avare en la matière durant cette décennie. Fils de Max Fleischer, l’un des pionniers du film d’animation, Richard Fleischer souhaite devenir acteur ; mais au lieu de jouer, il est engagé par la RKO pour le montage de ses films d’actualités. Il tournera ensuite pour le studio plusieurs films de série B jusqu’à ce sommet du film noir qu’est le concis et trépidant L'Enigme du Chicago Express (The Narrow Margin) avec Charles McGraw. Il sera l’un des premiers à utiliser le Cinémascope pour son film suivant à la MGM, Arena. Les studios Disney ayant repéré son aisance à filmer dans ce nouveau format large, Fleischer est engagé pour mettre en scène le film en prises de vues réelles qui restera très légitimement leur plus célèbre titre de gloire, la superbe adaptation de Jules Verne qu’était Vingt mille lieues sous les mers, la fameuse et inégalable version avec Kirk Douglas ainsi que James Mason en Capitaine Nemo. Ce seront ensuite les non moins superbes Les Inconnus dans la ville (Violent Saturday), autre cime du film noir, l’inoubliable Les Vikings avec Tony Curtis et Kirk Douglas, ou encore le magnifique film de guerre qu’était Le Temps de la colère (Between Heaven and Hell) avec Robert Wagner. Bandido Caballero avec Robert Mitchum, beaucoup moins convaincant, flirtait avec le western sans en être vraiment un. Duel dans la boue (titre absurde et beaucoup moins poétique que l’original, je ne l’utiliserai donc plus jusqu’à la fin de cet article) marque donc sa première contribution au western, genre qu’il disait n’apprécier que moyennement et pour lequel il n’était pas attiré. Il ne s’y frottera qu’à une seule autre reprise, quinze années plus tard, avec Du Sang dans la poussière (The Spikes Gang) qui ne déméritera pas au sein de cette passionnante filmographie.

These Thousand Hills est le quatrième film de Richard Fleischer pour la 20th Century Fox ; le réalisateur retrouve à cette occasion le producteur de Between Heaven and Hell, David Weisbart. On a fait assez peu de cas de ce western en France ou alors très succinctement, seul Charles Ford dans son Histoire du western écrivait à son propos : "A tous points de vue, finalement, le film de Richard Fleischer est une œuvre qui mérite d'occuper une place de choix dans la mémoire des amateurs." Depuis que Fleischer a retrouvé une certaine légitimité auprès de la critique, certains reviennent dessus avec plus d’attention dont Bertrand Tavernier dans les bonus du DVD Sidonis. Au cours d’une de leurs rencontres, le réalisateur français nous raconte qu'ils s’étaient longuement entretenus sur These Thousand Hills ; Fleischer lui avoua être très fier de son western, aimant beaucoup le sujet qui s’attaquait au mythe de la réussite et qui mettait à mal le "rêve américain". Alors certes, comme l’ont fait remarquer la plupart des admirateurs du film, la démarche des auteurs était très audacieuse par le fait de mettre en avant un antihéros arriviste pour faire passer le message. Seulement, ces mêmes louangeurs parlaient également d’un surcroît de hardiesse dû au fait que le scénariste Alfred Hayes - Le Démon s’éveille la nuit (Clash by Night) de Fritz Lang - avait expressément cherché à ce que le spectateur ait de la difficulté à ressentir de l’empathie pour Lat, l’identification avec le personnage principal devenant alors quasiment impossible. Si c’était le but recherché (ce dont je ne suis pas convaincu), je trouve au contraire que la formidable réussite et la grande modernité du film proviennent avant tout du fait qu’au contraire, le protagoniste se révèle malgré tout attachant et profondément humain. Il est en tout cas génialement interprété par Don Murray, un comédien habituellement moyennement convaincant - y compris dans La Fureur des hommes (From Hell to Texas) de Henry Hathaway - mais qui trouve probablement ici son plus grand rôle, le plus riche et le plus complexe aussi.

Lat Evans est un jeune homme plein de fougue qui a une seule idée en tête, gagner de l’argent pour pouvoir trouver la respectabilité en construisant son propre ranch et vivre de la vente de ses chevaux et de son bétail. Il eut une enfance austère auprès d’un père puritain qui a vécu toute sa vie dans la misère. Ne voulant pas reproduire ce même schéma, ce même parcours, il est dès lors compréhensible que Lat veuille tourner le dos à cette éducation et à ce mode de vie : « I ain’t afraid of hard work. I just don’t want to die poor. Hard times, it’s all I remember. » Sa maladresse avec les femmes provient également d’un traumatisme dont la cause première est la figure paternelle ; lorsqu’il eut l'occasion d'avoir quelques flirts, ses conquêtes finissaient fouettées par l’impitoyable patriarche. Vouloir s’élever au-dessus de cette misérable condition se révèle donc légitime. Mais Lat ne cherche jamais à faire consciemment le mal lors de son ascension : il est resté assez naïf voire même parfois immature, ce qui le pousse parfois à se laisser entraîner (surtout que c'est vers des sommets). On ne l’a jamais senti amoureux de Callie, la Saloon Gal qui l'a pris sous son aile et lui a donné les moyens de se lancer dans les affaires ; l’amour qu’elle éprouve pour le jeune homme ne semble jamais avoir été réciproque. Qu’il choisisse ensuite de courtiser la nièce du banquier se fait peut-être avec une arrière-pensée de parvenu mais ne devrait donc pas le lui être reproché puisqu'il n'a jamais rien promis à Callie. Qui ne dit mot consent, certes ; et il fut vraisemblablement un peu lâche de ne jamais rien lui dire de ses sentiments inexistants à son égard. Et si effectivement il laissera cette dernière de côté pour un temps, il ne l’abandonnera pourtant pas lorsqu’elle en aura le plus besoin, prenant même le risque de fâcher son épouse en révélant son amitié pour cette "rivale", qui plus est "de petite vertu". Car la plus grande qualité de Lat, c’est aussi sa franchise : à aucun moment il n’a été roublard pour arriver à atteindre la place de sénateur, il a juste saisi les opportunités qui s’offraient à lui, fréquenté les gens qui pouvaient le faire parvenir à une telle situation, sans nécessairement chercher à nuire à autrui, sans jamais mentir (si ce n'est par omission).

Le clash qu'il a à mi-film avec son meilleur ami lui est certes imputable (car Tom est un homme d'une grande loyauté, mettant l'amitié au-dessus de tout) mais encore une fois, aucune préméditation ni aucune volonté de nuire n’ont fait en sorte que cela se passe de la sorte ; il est simplement inconscient de ce qu’il fait ou en l’occurrence de ce qu’il dit, ne cherchant en fait qu’à acquérir une certaine respectabilité qu’il estime mériter. Lorsque Tom dit vouloir épouser Jen, Lat s’étonne seulement avec une franche maladresse de le voir se mettre en couple avec une "traînée", oubliant sur le coup qu'il doit le début de son ascension à l'une de ses "congénères". Lat est un peu crédule, souvent même victime de son immaturité dont il est parfaitement conscient (voir la séquence du repas avec les notables), mais jamais franchement méchant. Il est constamment de bonne foi, pensant sincèrement que la voie qu’il a choisie est la bonne, ne se rendant pas compte que, ce faisant, il écrase et trahit ses meilleurs amis. La preuve de son absence de méchanceté, le scénariste nous la fournit de la plus belle des manières lors de cette puissante séquence de lynchage au cours de laquelle Lat fait tout pour empêcher le pire, risquant sa réputation et même sa vie à cette occasion ; le duel dans la boue final et hautement symbolique achève la démonstration, faisant de ce moment cathartique une occasion idéale de retrouver une espèce de self-respect au mépris du qu'en-dira t-on et au risque de perdre sa position au sein de la bonne société. L'ensemble du dernier quart d’heure du film est d’ailleurs profondément touchant, celui au cours duquel Lat se rend compte du mal qu’il a pu faire sans jamais l’avoir souhaité ; sa volonté de rédemption rend alors le personnage encore plus attendrissant et le finale auprès de son épouse s’avère magistral dans sa beauté toute simple. Sa critique de l'American Way of Life ayant pris fin, Richard Fleischer montre sa face idéaliste ; et cela ne m'est pas déplaisant !

Don Murray s’avère donc ici tout à fait convaincant dans ce rôle difficile, néanmoins plus nuancé qu’on a bien voulu nous le faire croire, et absolument pas antipathique comme je l’ai souvent lu. Original en tout cas puisqu'il n’eut à ma connaissance qu’un seul prestigieux prédécesseur dans le genre, un Rastignac conscient cette fois-ci de ses actes, soit Errol Flynn dans La Rivière d’argent (Silver River) de Raoul Walsh, un western néanmoins bien moins enthousiasmant. Le célèbre partenaire de Marilyn Monroe dans Bus Stop de Joshua Logan est cependant entouré par d’autres acteurs qui ne déméritent pas, même si leurs personnages sont de prime abord bien plus faciles à aimer (Stuart Whitman et Lee Remick) ou à haïr (Richard Egan). Dans la peau de son meilleur ami, Whitman trouve peut-être lui aussi l’un de ses plus beaux rôles, tout comme Lee Remick, aussi belle que talentueuse. De plus, les costumiers l’ont splendidement mise en valeur, et son visage tuméfié nous fera d’autant plus de mal qu’elle nous aura tout du long semblé être un sorte d’ange de douceur et de bienfaisance. Après sa prestation inoubliable dans Un homme dans la foule (A Face in the Crowd) d’Elia Kazan, la comédienne nous démontrait qu’il allait désormais falloir compter sur elle. Nous sommes également ravis de retrouver l’excellent Albert Dekker - le savoureux ennemi de Clark Gable dans le très divertissant Franc jeu (Honky Tonk) de Jack Conway - dans le rôle du banquier, les non moins excellents Royal Dano ou Jean Wiles, et Patricia Owens - la compagne de Robert Taylor dans Le Trésor du pendu (The Law and Jake Wade) de John Sturges -, cette dernière dans un rôle pas nécessairement facile, celui de l’épouse du parvenu qui sera elle aussi capable de nous émouvoir malgré son faible temps de présence à l’écran, surtout lorsqu’elle accepte d'essayer de comprendre l’amitié qui lie son époux à une prostituée. Quant à Richard Egan, il est tout aussi bon ici en bad guy qu’il l’était du bon côté de la barrière dans le non moins génial Les Inconnus dans la ville (Violent Saturday) du même Fleischer. Albert Hayes nous offre donc un panel de personnages très riche et nuancé, que le casting aide à rendre inoubliable.

Richard Fleischer et son scénariste, en adaptant le best-seller d’A.B. Guthrie - également auteur du roman qu’a adapté Howard Hawks pour The Big Sky (La Captive aux yeux clairs) - nous proposent un western très adulte, une critique assez âpre du "rêve américain" et de ses dommages collatéraux, une dénonciation virulente de la quête du pouvoir, de l’argent et de la réussite sociale érigées en valeurs souveraines. Ceci se fait à l’aide d’un excellent scénario mais également d’une mise en scène qui touche à la perfection, Richard Fleischer prouvant dans le même temps et une nouvelle fois qu’il était l’un des maîtres incontestables dans la maîtrise de l’écran large. Alors qu'il dit s’être inspiré du peintre Mondrian pour la plastique de son film, These Thousand Hills est un véritable régal pour l’œil, que ce soit au niveau du choix des couleurs, des décors, des costumes, ainsi que par la perfection des éclairages et de la photographie (avec celles de John Sturges à la MGM, nous trouvons ici peut-être les plus belles séquences nocturnes en studio s'agissant de western). Que ce soit en extérieur ou en intérieur, le spectateur a de quoi se satisfaire par l’abondance de détails, des paysages à disposition dont Fleischer s’accommode avec génie, par l'ampleur des scènes à forte figuration, etc, These Thousand Hills se révèle autant réussi sur le plan pictural qu’au niveau de l’écriture. Si le film est plutôt avare en termes d’action, il procure néanmoins à l’amateur des motifs de se réjouir grâce à quelques séquences marquantes telles celle du blocus de la cabane avec le lynchage qui s’ensuit, le fameux duel dans la boue, ou encore des scènes spectaculaires de dressage de chevaux ou de course équestre. Quant aux quelques plans sur l’avancée de l’impressionnant troupeau de bétail, ils ont été directement pris au western de Raoul Walsh, The Tall Men (Les Indomptés). Perfection des cadrages, beauté des mouvements de caméra, rythme enlevé, montage dynamique, etc., rien à redire sur la forme d’autant que Leigh Harline à la baguette signe probablement son plus beau score, lyrique à souhait, aidé en cela par la magnifique et entêtante chanson écrite par Harry Warren et Ned Washington, et interprétée par Randy Sparks, très éloignée des canons habituels du genre, plus proche des futurs chansons accolées aux comédies dramatiques des années 60.

Il n'y a pas grand-chose à redire à ce très beau western anti-manichéen et qui bouscule un peu les archétypes du genre ; il mérite vraiment plus de considération qu’il n’en a actuellement. Le parcours de ce jeune homme dont l’unique objectif sera de réussir pour oublier la misère dans laquelle il a été élevé, perdant au bout du compte nombre de ses illusions et se rachetant une conduite de la plus honorable des manières, devrait plaire autant aux amateurs de westerns qu’à ceux appréciant les drames psychologiques, d’autant que le film est dans le même temps une merveilleuse ode à l’amitié et à la loyauté. These Thousand Hills est une superbe réussite tout aussi divertissante qu’intelligente et dont le propos reste toujours très actuel, le film se révélant également être une description de la mutation de la société américaine du début du XXème siècle qui se civilise, qui tend de plus en plus vers le capitalisme et l’accession à la propriété privée. Une certaine dureté de ton qui n’empêche pas le film d’être très attachant. Richard Fleischer n'a pas beaucoup œuvré pour le western ; à la vision de cette œuvre magistrale, on est en droit de le déplorer !

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 31 mai 2014