L'histoire
Alors même qu’il ne manque pas toujours de vivacité enfantine, Domas (Darius Bratkauskas) s’endort partout et souvent, ce qui lui vaut d’être à la fois la risée de ses camarades et un objet de fascination pour quelques happy few du fait des souvenirs qu’il rapporte du monde des rêves. Il faudra un incident spectaculaire pour que le général de ses songes se manifeste dans sa « vraie vie ».
Analyse et critique
Les portraits d’enfants (à leur sujet autant que s’adressant à eux) sont la spécialité d’Arūnas Žebriūnas. Parmi ceux-ci, Domas le rêveur est le second en couleur (après une adaptation du Petit Prince). Aux petites filles le noir et blanc, aux petits garçons une autre palette, apparemment, ce que ne viendra pas démentir son prochain téléfilm consacré à une tête blonde aux chromosomes XY. La couleur joue un rôle prépondérant dans le film, sachant que les rêves de l’intéressé s’y déroulent dans une gamme particulière, un rouge et blanc distinguant clairement le temps du sommeil de celui de veille, en partie probablement pour clarifier le distingo auprès d’un jeune public. Le résultat est visuellement saisissant, en plus de permettre des points de montage assez audacieux (les irruptions du rêve à l’état de veille quand une personne s’assoupit gentiment). Cette dichotomie franche et tranchée affaiblit toutefois le film par son étanchéité. Le rêve au cinéma n’est jamais aussi beau, et surtout aussi juste, que quand il ne se distingue précisément pas du reste (après tout, nous sommes dans les deux cas face à une fiction). L’artificialité du procédé encourage de plus un symbolisme vite grossier, donnant ici à l’existence onirique un caractère pour le moins illustratif.
Cette réserve de fond admise, elle ne saurait occulter ce qui est apparent tout au long de l’œuvre de Žebriūnas : une assurance formaliste. Haut comme trois pommes, du haut de ses soixante-six minutes, nous avons ici affaire à un petit exercice de style plutôt brillant déambulant au rythme, à la cadence (jusqu’au partage de la réalité et du songe) d’un garçon d’une dizaine d’années ans dans la Lituanie du début des années 70. Si La jeune fille à l’écho se déroulait aux abords de la Baltique, c’est près de ceux d’un lac (il n’y a pratiquement que ça dans ce charmant pays) que l’action prend place. Le décor compte en ce qu’il opère la jonction entre le monde éveillé et ensommeillé, le second étant celui où un général apparaît pour témoigner de ses hauts faits au garçon. Le temps du rêve est une remontée dans un temps que Domas n’a lui-même pas vécu, mais dont les signes l’entourent (il y a un tank au chevet de son lit) : des chars nazis peuplent ses rêves, de même qu’un duel ramenant à une époque encore antérieure. La police du titre, les ombrelles de son institutrice et d’une amie assises sur un banc dans la « vraie vie » se rattachent à l’Art Nouveau, mouvement artistique très présent dans les pays baltes, contrastant avec le brutalisme (non sans son propre charme pervers) de la période soviétique d’après. Domas, d’une génération qui n’a pas vécu la guerre, vit dans une société militarisée, conservant les ornements d’une civilisation passée. Sa douce narcolepsie peut encore prêter à sourire… elle est peut-être toutefois un premier stade avant Le syndrome asthénique de Kira Mouratouva, au moment de la Perestroïka (Domas aura à peine plus que l’âge du dormeur envers et contre tout dans le chef-d’œuvre en question). La vie se résume-t-elle vraiment aux travaux et aux jours ? Le temps du rêve ne compte-t-il pas dans l’existence ? Mais alors, à côté de quoi passe-t-on quand on se met à rêver ce qu’on ne vit pas la veille et au lever ?
Rien d’infantilisant dans cette méditation qui lorgne par la bande du côté d’adultes faillibles et attendrissants : une enseignante qui mène à côté de ses cours sa vie de jeune et belle adulte ; des parents quelque peu dépassés, entre une mère à qui il revient de manier la cravache et un père affligé des mêmes angoisses diffuses que son fils (on leur recommande à tous deux des exercices de yoga) ; une vieille dame qui fut une célébrité en son temps plus en contacts visiblement avec des « petits » qu’avec la génération du dessous (les plus vieux et les plus jeunes ayant apparemment les mêmes ennemis)… Le merveilleux dans la vie courante ne trouve ici comme terreau que la superstition juvénile : toucher une couleuvre ou, selon une pratique inspirée de Spartacus, placer de l’azmet, l’ « herbe à rêves » bulgare (sic), sous un oreiller (les romains n'avaient pas de coussins réagit Domas avant de s'assoupir à même celle-ci)… L’oscillation entre la chronique et sa rêverie dévoile peu à peu son interrogation de fond, sur ce qui risque de faire défaut au réel filmé : de quoi s’émerveiller d’abord, une certaine vertu individuelle ensuite. Ce que Domas estime en rêve et qu’il peine à concrétiser au quotidien est une certaine dose de courage, celle dont il fera preuve au final quand le général imaginé s’avérera bien présent pour le récompenser (après qu’on lui ait injustement reproché son geste brave), image ostensiblement pro-autorités semblant plaquée sur une allégorie de l'héroïsme individuel. Qui raconte ses songes glorieux, gloire méritée ou non pour le rêveur à titre privé, courra toujours le même danger que Joseph vendu par ses frères pour avoir frimé au sujet d’une tunique rêvée (dans le meilleur des cas, cela lui vaudra une boule de glace versée sur le crâne). Le rêve de la veille n’impressionnera une petite fille à qui on le raconte que jusqu’à un certain point – ce ne sont là pas des questions de vie ou de mort, même elle le sait. Un respect sérieux se gagnera quand on deviendra à même de concrétiser plus que sa fantaisie (c’est mal connaître les sociétés communistes que de penser qu’elles ne produisaient pas leur lot de personnalité extravagantes, là n’était pas leur problème). Par une ironie volontaire ou non, Domas est l’équivalent de Thomas, précisément le disciple incrédule. « On ne peut pas rêver le rêve des autres. » Au cinéma, si, un peu, au prix des efforts de ceux qui créent. Žebriūnas avait l’élégance de ne pas rendre les siens douloureusement apparents.
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