Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Dingo

L'histoire

Enfant, John Anderson a vu, dans son petit village reculé du bush australien, un avion descendre du ciel, et de cet avion, émerger un homme avec des lunettes noires et une trompette. Devenu adulte, John (surnommé Dingo) a conservé en lui le bouleversement de cette expérience improbable, et garde l'idée de devenir, à son tour, un trompettiste de jazz de renom...

Analyse et critique

Il faut être réaliste : beaucoup de spectateurs ont vu (ou verront) Dingo avant tout parce qu’il s’agit de « l’unique long-métrage de fiction dans lequel Miles Davis fait l’acteur ». C’est un fait, la présence au générique d’un film d’une personnalité d’importance majeure dans un domaine autre que cinématographique (en l’occurrence le jazz, domaine dans lequel il n’est pas exagéré d’écrire que Miles Avis avait acquis de son vivant un statut quasi légendaire) peut être un formidable produit d’appel, et permettre d’attirer l’attention d’un public plus large pour des films qui pourraient par ailleurs sembler condamnés à une forme de confidentialité. Mais en contrepartie, cette présence peut avoir tendance à phagocyter l’œuvre, c’est à dire à ne justifier l’existence ou la postérité de celle-ci qu’à travers cette présence. Alors oui, en effet, Miles Davis est dans Dingo, et il est difficile de nier que le magnétisme du musicien enrichit les quelques scènes où il apparaît (assez peu nombreuses, précisons-le, en tout cas durant la majeure partie du film). Mais il y a par ailleurs d’excellentes raisons de voir Dingo sans se focaliser à l’extrême sur la présence de Miles Davis… d’autant que celui-ci n’aurait pas spécialement dû y être !

Dans les versions initiales du scénario de Marc Rosenberg, Dingo avait été batteur (ce qui posait, concrètement, des problèmes de mobilité – on ne trimballe pas aisément une batterie dans l’outback australien – mais aussi des difficultés techniques de synchronisation) puis, une fois devenu trompettiste, une grande partie de la production s’effectua avec l’idée que c’est Sammy Davis Jr, comédien et musicien polyvalent, qui incarnerait le rôle de l’idole de John Anderson, ce garçon frappé à l’enfance par une épiphanie jazz, devenu adulte un chasseur de dingos dans le bush australien. L’arrivée de Miles Davis fut tardive, mais conditionna donc en grande partie la préparation (le récit que Rolf de Heer fait de sa première rencontre américaine avec le musicien est assez épique (1) ), le budget (Miles Davis proposant – donc imposant – de collaborer avec Michel Legrand, avec lequel il avait sorti près de trente ans plus tôt un album mythique, Legrand Jazz) et l’organisation du tournage, la star emmenant avec elle son tempérament imprévisible et une abondante escorte.

Il y a donc dans Dingo des moments « Miles », qu’il serait absurde de relativiser, d’autant que ceux-ci se nourrissent de toute la mythologie accompagnant le musicien : il y a l’apparence et la posture de Miles Davis dernière période, verres fumés et nuque brisée, la trompette orientée vers le sol ; il y a cette réputation d’inaccessibilité ; et il y a ces échos biographiques, lorsque Billy Cross évoque cette attaque, à Munich, qui lui avait fait prendre conscience qu’il était devenu « une pièce de musée ». Pour ces raisons (et, même sans aucune expertise dans le domaine du jazz, on se permet d’y ajouter la musique en elle-même), les amateurs seront en particulier comblés par la dernière demi-heure parisienne du film.

Mais il y a ce qui précède, et le cœur vibrant de Dingo, ce qui y demeure des personnalités respectives de Marc Rosenberg et de Rolf de Heer, s’y trouve plus certainement. Tous deux immigrés en Australie (Rosenberg est texan de naissance, De Heer est né aux Pays-Bas et a passé son enfance à Sumatra), les auteurs du film proposent sur ces paysages désertiques des régions les plus reculées du continent australien un regard tout à fait propre, ni complaisant ni folklorique, qui en fait ressortir la poésie irréelle. La première apparition de Billy Cross, celle qui fait naître la vocation de John encore enfant, n’est pas magique parce qu’il s’agit de Miles Davis, mais parce qu’elle intervient en point d’orgue, dans la continuité d’une ouverture qui a fait monter une sorte d’émerveillement insolite : ce générique sublime, qui voit un trompettiste s’adonner à sa passion dans le soleil rougeoyant du désert australien ; ce retour brumeux en 1969, avec ces yeux interloqués qui se dirigent vers le ciel et qui pourraient presque être issus d’un film d’invasion extraterrestre ; et ce plan phénoménal d’un avion qui descend au ralenti sous le regard d’un enfant… Il est peu de choses que le cinéma ne peut, mais parvenir à faire à ce point comprendre et ressentir, avec une telle économie de mots, la naissance fulgurante d’une vocation profonde tient indéniablement de la prouesse.

Car enfin, le vrai récit de Dingo, ce n’est pas la mise sur un quelconque piédestal d’une idole, c’est avant tout le récit intime d’un garçon un peu marginal dont le rêve ne cesse de vibrer , et qui – malgré la distance, malgré l’isolement, malgré la possible incompréhension de son entourage, malgré les railleries parfois – décide simplement de se donner une chance de vivre ce rêve. Le maître mot, dans la phrase précédente, étant « simplement » : le storytelling hollywoodien, en particulier, a imposé à l’imaginaire collectif cette idée que l’accomplissement d’un rêve était affaire de bouleversements, de renoncements ou de sacrifices. Ce qui frappe (et émeut) dans Dingo – en particulier quand on a à l’esprit le goût du tumulte macabre dont Rolf de Heer témoignera deux ans plus tard dans Bad Boy Bubby – c’est la douceur, la fluidité sans heurts véritables (même sa nuit dans un commissariat parisien tient de l’amabilité), avec laquelle Dingo part, vit son moment rêvé, et puis revient paisiblement à la chaleur de son foyer. Il n’a même pas besoin de raconter ce qu’il a vécu. Il l’a vécu.

A cet égard, on pourrait décrire Dingo comme une fable, modeste et lumineuse, dont le cadre exotique et le déroulé limpide serait assez adapté à un public relativement jeune. Qui, n’ayant peut-être jamais entendu parler de Miles Davis, saurait apprécier le film indépendamment de cette présence… et trouverait dès lors (voilà, on a remis les choses dans l’ordre) une assez merveilleuse porte d’entrée vers le travail de l’un des plus grands musiciens du vingtième siècle.

(1) Voir par exemple cet entretien réalisé pour le site thelastmiles.com

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 30 mars 2023