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Critique de film
Le film
Affiche du film

Derrière la porte verte

(Behind the Green Door)

L'histoire

Deux chauffeurs routiers s'arrêtent dans un dinner et bavardent avec le cuisinier. Ils en viennent à lui raconter l'histoire de la fameuse Porte Verte : tout commence dans un hôtel avec une blonde jeune femme, ensuite enlevée par deux hommes qui l'amènent à un club où les participants sont masqués. Elle est bientôt sur scène, au centre d'une orgie, devant une assistance d'abord passive puis active. L'un des camionneurs – le narrateur de l'histoire - est dans le public. Tout cela a-t-il eu vraiment lieu?

Analyse et critique

Clean

L'autre Marilyn a pour nom Chambers et est née Derrière la Porte Verte il y a une éternité, en 1972. Elle aussi semblait dire, plus crûment, que les amants étaient les meilleurs amis et ennemis d'une femme. Mais même confinée dans l'enfer des vidéothèques, Miss Chambers semblait moins lointaine, déesse de proximité (la Girl next door ou fille d'à côté, prisée par les Américains) et vestale rafraîchissante comme une grande sœur cachée de Meg Ryan. Trente ans après (une éternité donc), le film qui l'a révélé avait les chances de figurer au musée, compte tenu de l'inflation, du SIDA, de la vidéo, de la globalisation et de la dilution des tabous dans notre vie culturelle. Petit miracle : malgré l'exposition universelle contemporaine de chair triste (et elle a vu tous les films), Derrière la Porte Verte est toujours charmant. Serait-ce un bon film ?

Derrière la Porte Verte, on trouve les frères Mitchell, Jim et Artie. Anciens étudiants de cinéma à San Francisco, ils produisent et réalisent à la chaîne à partir de 1969 des loops, petits films érotiques montés en boucle et destinés à être projetés non stop dans leur propre salle de cinéma. Puis ils en viennent au hardcore (représentation d'actes sexuels non simulés). En 1972, ils passent une petite annonce pour auditionner le rôle principal de ce qui sera Derrière la Porte Verte. Marilyn Briggs – plus tard rebaptisée Chambers – mannequin au visage connu pour une campagne américaine de publicité pour un savon (le savon Ivory, "pur à 99, 44%" d'après le slogan évidemment détourné ensuite par les Mitchell en "impur à…"), y répond. D'abord hésitante, elle envisage d'y jouer un rôle non pornographique. Mais intriguée par l'histoire, elle accepte le rôle principal. Les Mitchell lui proposent une offre exceptionnelle pour l'époque : 2500 dollars de salaire plus un pourcentage sur les recettes et le choix de ses partenaires. Offre profitable puisque le film rapportera 200 000 dollars en 20 semaines et 20 millions en moins de 3 ans d'exploitation (un Blair Witch avant l'heure). Le film récolte d'excellentes critiques et devient vite le film à voir, donnant une respectabilité éphémère au genre en l'amenant dans les salles de cinéma traditionnelles. Au festival de Deauville de 1975, le ministre de la culture de l'époque, Michel Guy, réservera une rangée de fauteuils VIP pour la première française du film. Avec Gorge Profonde et L'enfer pour Miss Jones à la même époque, Derrière la Porte Verte fait naître l'idée que le film pornographique est un matériau propice à l'expérimentation, tout en en marquant le début de la starisation de ses actrices.

La Mariée mise à nue par ses célibataires, m'aime

Le point de départ de Derrière la Porte Verte semble être une légende urbaine, dont l'une des premières variantes serait celle du viol rituel d'une jeune mariée dans une maisonnette du sud de la France, auquel des GI pouvaient assister moyennant finance à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Le dispositif "je vais te raconter" du film creuse ce même sillon du fantasme masculin, d'une histoire entre mecs racontée à un comptoir. Le mutisme permanent de l'objet blond du désir Marilyn - face à la logorrhée mâle des sept premières minutes, puis pendant les scènes de sexe – appuie l'idée que le regard et le discours de ces messieurs, et de tous les messieurs blancs du monde, vont structurer le récit. Derrière la Porte Verte épuise pratiquement ainsi - dès 1972 - le genre pornographique en mettant à nu sa nature par une quasi-mise en abyme : une femme kidnappée (à l'écran, les ravisseurs sont interprétés par les frères Mitchell eux-mêmes), jetée en pâture puis consentante devant une assistance voyeuse et passive, composée d'un échantillon d'humanité (hommes et femmes de sexualité et physique divers), et finalement plus participative. Soit le rapport trivial du spectateur face au film X, qu'une voix off précise dans le film avant le début du sexe : "vous allez assister au viol d'une personne dont la peur initiale s'est muée en curiosité (…) Demain, elle ne se souviendra de rien, sinon d'avoir été aimée comme jamais elle ne l'a été. Même si vous la connaissez, vous ne pouvez rien y faire. Alors, détendez-vous…" La voix s'adresse autant à l'assistance dans le film qu'au spectateur, confortant son voyeurisme dans une expérience sans conséquence.

Les Frères Mitchell sont donc des malins, fans proclamés de Godard auquel ils rendent hommage dès le début du film (notre confrère Margo Channing voit dans ces premières minutes une atmosphère annonçant Lynch). Ils ratent néanmoins à peu près toute la première partie hors sexe du film, à cause d'un montage approximatif (guetter le mauvais raccord où le videur du club crève un ballon de ses mains, "effrayant" les deux clients). On notera cependant que le film aurait été tourné en un jour. Lorsque la bagatelle surgit à l'écran, les choses s'améliorent grandement : cadres et éclairages pensés et une manière de filmer près du corps qui a peu à voir avec les plans chirurgicaux du X d'aujourd'hui avec lumière crue. Le choix d'organiser en rituel le sexe pratiqué conditionne la mise en scène et l'atmosphère : Chambers en blanc et ses prêtresses en noir, impressions d'Afrique de pacotille avec l'entrée en scène de l'amant noir, la scène des trapèzes ou l'abstraction du coït final - filmé sur fond noir – composent un climat onirique, d'autant que le langage d'"encouragement" imagé associé au X est absent ici. Vers la fin, lorsque le public du spectacle s'emmêle et emplit l'écran, les règles du porno sont à nouveau à l'honneur mais l'étrangeté demeure : on croit parfois regarder un happening d'art moderne, une performance datée. Marilyn Chambers traverse les outrages, distinguée mais non distante, excitante et passionnée sans trop en faire. Le fruit non défendu même coupé demeure mystérieusement intact, charnel et rêvé. David Cronenberg saura utiliser le charme de Chambers dans un rôle plus disert de beau monstre inconscient des ravages de sa sexualité dans Rage : en même temps, le trouble provoqué par son personnage dans Rage naît précisément de son bagage pornographique de La Porte Verte.

Le régime de la preuve ?

La fin ouverte de Derrière la Porte Verte laisse le goût du fantasme persister. La scène la plus probablement mémorable, puisqu'il faut en parler, est celle de l'éjaculation externe et faciale, figure incontournable qui est au X ce qu'est l'explosion au blockbuster moderne ou le jet de sang au gore. C'est un rituel esthétique, paroxysmique de domination masculine pour signifier le plaisir de l'Homme, sa victoire sur la Femme. Mais c'est aussi un constat d'impuissance face au mystère de la Femme, puisque si la jouissance féminine est facilement feinte à l'écran (oui ou non ?), le plaisir masculin doit pouvoir s'incarner, la preuve par l'image. A l'énigme féminine, la grammaire pornographique propose donc la réponse la plus triviale. Ainsi, heureux ceux qui croient après avoir vu. Les Mitchell trouvent ici le moyen de ridiculiser et célébrer ce cliché du X dans une séquence devant beaucoup au cinéma underground : ralentis (qui confèrent au pénis une vie propre, distincte de celle de son propriétaire), solarisation, hommage à Jackson Pollock, filtres et surimpression subliment la satisfaction masculine (ah, la petite mort !) tout en créant une distanciation assez ironique qui renvoie l'Homme à sa tanière. L'extase mâle tout en feux d'artifice n'est qu'une idée, une coupe imbuvable. Un "truc de mecs", pour parler crûment. Le "narrateur" enlève ensuite sa sabine Marilyn sur scène. Le cuisinier lui demande ce qui s'est passé après et s'entend répondre que "cela est une autre histoire". Le narrateur reprend sa voiture et visualise l'Acte (abstrait) avec Marilyn. Cela est-il vraiment arrivé ? Quelle est la part de vrai et de fantasmé ? Si le narrateur a effectivement assisté à cette orgie, l'a-t-il fait avec Marilyn ? Le film ne répond pas : la seule certitude est que l'image de Marilyn – réelle ou non - obsède l'imagination du narrateur. On notera cependant qu'à la suite de ce coït rêvé ou non, le "narrateur" n'apporte pas la preuve de la jouissance inhérente au genre : il n'éjacule pas. De là à penser qu'il n'a pas "conclu"… après tout quelle importance, tant qu'il a raconté la chose.

Derrière la Porte verte est donc un film important pour le genre pornographique parce qu'il dit pratiquement déjà tout sur le X dès les années 70. Le charme de Miss Chambers et une patine années 70 (la musique et un certain discours hédoniste New Age typiquement californien, où "l'énergie du bien-être monte des pieds", dixit un personnage) délicieuse tirent le film, distancié et excitant, vers le haut et vers un mystère autrement plus trouble que l'obsession contemporaine de transparence sexuelle.

Ces lignes sont bien sûr dédiées à une autre Marilyn… Mademoiselle Jess.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Xavier Jamet - le 10 novembre 2004