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Critique de film
Le film
Affiche du film

Deep End

L'histoire

Mike (John Moulder Brown) est un jeune homme de quinze ans qui, pour acquérir son indépendance, trouve un emploi dans un établissement de bains londoniens. Il y rencontre Susan (Jane Asher), une jeune fille à peine plus âgée qui l'initie aux secrets du lieu. Susan - qui s'occupe de la partie dédiée aux femmes - propose à Mike d'échanger certains clients afin de gagner des pourboires plu importants. En effet, nombre d'habitués fréquentent l'établissement pour se faire servir par de jeunes éphèbes ou de belles demoiselles et assouvir discrètement leurs fantasmes... Mike tombe rapidement sous le charme de Susan - pour ne pas dire son emprise - et le jeu de la séduction auquel elle se livre provoque chez le jeune homme un intense sentiment de jalousie. De plus en plus entreprenant, il la suit le soir et tente de manière malhabile d'empêcher la jeune fille de fréquenter son fiancé ainsi qu'un professeur de sport qui l'entretient.

Analyse et critique

Réalisé en 1967, Haut les coeurs est interdit par la censure polonaise et Jerzy Skolimowski décide de quitter son pays pour continuer à exercer librement son art. Il erre à travers l'Europe, tournant Le Départ avec Jean-Pierre Léaud en Belgique, puis Les Aventures du brigadier Gérard en Italie. C'est finalement l'Angleterre qui devient sa nouvelle patrie de cinéaste. Entre 1970 et 1989, il y tourne ainsi Roi, dame, valet (1973, avec David Niven, Gina Lollobridgida et le jeune John Moulder-Brown, le héros de Deep End), Le Secret de mon succès (1984), Les Eaux printanières (1989) et surtout ses deux chefs-d'œuvre que sont Le Cri du sorcier (1978) et Travail au noir (1982).

C'est Deep End qui ouvre en 1970 cette nouvelle carrière. Alors qu'il est logé à Londres, le cinéaste écrit une histoire thématiquement très proche de celle du Départ qu'il propose au producteur Judd Bernard. Celui-ci est emballé et monte une co-production avec l'Allemagne pour lancer le film. La première grande réussite de Skolimowski, c'est son casting. Il auditionne une douzaine de jeunes hommes avant de trouver en John Moulder-Brown son interprète idéal et débauche la petite amie de Paul McCartney, Jane Asher, pour le rôle de Susan. (1) Skolimowski, qui parle alors très mal anglais, laisse ses interprètes enrichir leurs personnages et modifier les dialogues à leur guise. Loin d'être un handicap, ce peu de familiarité avec la langue anglaise contribue au final beaucoup au sentiment de réalité et de liberté qui émane du film.

Skolimowski tourne très rapidement, sans longs préparatifs, sans même avoir de scénario terminé. Il laisse une large place à l'improvisation des comédiens et s'offre la même liberté pour ce qui est de la mise en scène de son film. Cette approche confère au film un aspect fragmenté, accidentel, parfois même confus, ce qui le nourrit tout autant que ne le font la spontanéité et la fraîcheur des comédiens. On n'est pas devant un film pensé de la première à la dernière minute, mais plutôt devant une improvisation Free Jazz... mais menée par un musicien de génie.

Deep End est très symptomatique de ce qu'est un cinéma de l'exil. D'un côté - et alors même que le film est co-produit avec l'Allemagne, où une grande partie du tournage se déroule - Jerzy Skolimowski signe une œuvre profondément londonienne. De l'autre, sa façon de raconter l'histoire par le biais d'un humour noir et absurde vient tout droit de ses origines polonaises. Deep End est ainsi pour Skolimowski à la fois un nouveau départ et la directe continuation d'une œuvre déjà bien établie dans son style et dans ses thématiques.

Malgré son statut de nouvel immigrant, Skolimowski parvient donc à merveilleusement bien capter l'atmosphère de Londres - on sent ainsi vraiment frémir en arrière-plan le Swinging London - tout comme il restitue assez génialement ce comportement typically british, cette façon hypocrite de taire ses émotions et ses désirs, si symptomatique d'une société anglaise corsetée. Deep End, malgré son apparence pop, n'est effectivement pas une célébration simpliste de la libération des mœurs des années 60. Musicalement, le film est porté par les mélopées synthétiques incantatoires du Mother Sky du groupe allemand CAN et par les folk-song tristes de Cat Stevens qui s'éloigne alors du style qui a fait son succès et va vers quelque chose de plus mystique et épuré. Cat Stevens, qui signe également d'intrigants petits intermèdes musicaux qui ponctuent le film et qui intègre au refrain d'une de ses compositions un « But I might die tonight » imaginé par Skolimowski. La bande originale de Deep End, qui fait se rencontrer la folk psyché américaine et le krautrock, est ainsi très éloignée des refrains insouciants et légers de la pop music qui fleurit alors sur les ondes du Swinging London. De même, les couleurs éclatantes qui ponctuent le film ne sont pas celles acidulées et pleines de peps de l'imagerie des 60's, elles participent au contraire à créer une atmosphère inquiétante et font glisser le film du réalisme vers une sorte de fantastique mental assez angoissant. Skolimowski évoque la fin des années 60 à travers la vision de la déliquescence de l'imagerie de la pop culture : les couleurs acidulées ne sont ainsi plus que quelques flashs perdus dans un ensemble architectural (le bain public, les rues de Soho) en décrépitude et tout semble brinqueballant, rafistolé à la va-vite, vaines tentatives de lutte contre le pouvoir corrupteur du temps qui passe.

Skolimowski fait un constat assez noir et désespéré sur le mouvement de libération des années 60, un constat d'ailleurs totalement raccord avec une actualité marquée par cet événement très fort symboliquement pour toute une génération que représente la séparation des Beatles. Ainsi, le cinéaste montre d'abord Susan comme étant l'archétype de cette jeunesse sexuellement libérée : elle affiche des publicités pour le planning familial et parle très naturellement de sexe avec Mike. Le cinéaste oppose à cette figure quasi archétypale un environnement social dans lequel l'obsession du sexe est partout mais cachée : les quartiers interlopes de Londres, les cinémas X, la prostitution et bien sûr les cabines de bains où Mike et elle œuvrent, dans le secret des alcôves, à assouvir les fantasmes de dames opulentes frustrées ou de vieillards libidineux.

Mais Jerzy Skolimowski quitte très vite cette opposition binaire et montre comment Susan, qui pense être au-dessus des clients du bain, est finalement happée par ce monde où le sexe se marchande : elle se fiance pour un magnifique diamant, se laisse entretenir par un amant, s'affiche dans les boîtes chics de la capitale... Susan est loin d'être la jeune femme libre et indépendante dont tombe amoureux Mike. Son naturel, sa fraîcheur ont fasciné le jeune homme et accompagné ses premiers émois sexuels ; et c'est ainsi tout un monde fragilement bâti qui s'écroule lorsqu'il découvre cette facette de Susan, sa part adulte.

Skolimowski filme la fin d'une époque, mais ce qui l'intéresse vraiment c'est de créer un écho entre ce contexte social et quelque chose de plus universel, de plus humain, qui est le rapport de tout un chacun au temps qui passe. Il s'attache ainsi à décrire la manière dérisoire avec laquelle les adultes essaient de combattre l'implacable horloge : le professeur de gym qui s'accroche à sa jeunesse en draguant des gamines, la gardienne de la piscine qui force sur le maquillage dans l'espoir de se rendre séduisante aux yeux de Mike, une ancienne top model devenue bedonnante qui se jette sur le jeune homme (apparition remarquée de Diana Dors, ancienne sex-symbol des fifties)... Cette question du temps est centrale dans l'œuvre de Skolimowski et depuis ses premiers films - Walkover et Signes particuliers, néant - il s'intéresse tout particulièrement au passage entre l'adolescence et l'âge adulte. C'est ainsi qu'il suit dans Le Départ le jeune Jean-Pierre Léaud qui découvre avec amertume que ses rêves ne sont que des chimères, et qu'il filme ici un jeune garçon perturbé par ses premiers émois sexuels.

Skolimowski reprend d'ailleurs dans Deep End beaucoup d'images directement issues de ses premiers films, notamment de La Barrière (une dame âgée draguant le jeune héros du film et le poussait à prendre un bain ; une jeune fille lui couvrant le visage avec une affiche ; un combat contre une voiture à coups de sabre ; des trainées de peinture que l'on imaginait déjà rouges malgré le noir et blanc de l'image) et du Départ (Jean-Pierre Léaud renversant un motard avec sa voiture). Comme dans ces films, le cinéaste évoque une nouvelle fois le passage à l'âge adulte comme étant un échec. Il montre qu'il y a quelque chose qui irrémédiablement se perd à ce moment de la vie d'un homme. Le monde que l'on voyait avec des yeux d'enfant devient peu à peu déliquescent, putride, les rêves et les fantasmes deviennent moins vrais et s'étiolent, les mystères du monde ne fascinent plus, l'horizon se rétrécit... En grandissant, il y a en nous un individu qui meurt.

L'espace de la piscine et des bains incarne ce passage. Lieu d'apprentissage (le premier emploi, la découverte de la sexualité) et de mort mêlés, c'est un espace mental dans lequel se reflètent les doutes de Mike. La géographie des lieux est au départ bien définie, Susan s'occupant du couloir des femmes et Mike de celui des hommes. Mais en les faisant s'échanger leurs rôles, Susan brouille ces repères simples et dès lors les bains deviennent une sorte de labyrinthe dans lequel Mike se perd. Chaque cabine renferme un secret : Mike ne sait pas ce qui l'attend lorsqu'il prend une nouvelle cliente, et il meurt de découvrir ce que Susan est en train de faire dans le secret des alcôves. De structurant, l'espace devient trouble, opaque, friable. Si l'on remarque tout de suite l'aspect vieillot des lieux, bientôt la décrépitude des murs, les moisissures, la peinture qui s'écaillent, le plâtre qui se fend envahissent chaque image.

Il y a un combat constant dans le film entre la candeur et la jeunesse de Mike et la décrépitude du monde des adultes qu'il pénètre. La piscine est un lieu à la fois déliquescent (tout est vieux, usé) mais aussi plein de couleurs vives : le bleu des T-Shirt de Mike et Susan ou celui des murs, la rousseur de la chevelure de la jeune fille, le jaune de son ciré, les verts des portes... Skolimowski utilise constamment ces couleurs pour donner corps au trouble intérieur de Mike. Il a pénétré un monde - un moment de sa vie - plein de promesses (les teintes vives, ces chairs qui provoquent en lui ses premiers émois) mais il va rapidement découvrir que tout est corrompu, sale et triste. Au départ, la piscine offre un trop plein de sensations qui s'oppose à un dehors plongé dans la nuit et la grisaille, un espace figé et sans vie. C'est un lieu rassurant et où tout éveille les sens. Susan accueille gentiment Mike, l'accompagne dans ses premiers pas d'adulte en lui apprenant un métier, elle éveille sa libido. Il est comme dans un rêve, dans l'espoir que la vie d'adulte n'est que la douce continuation de l'enfance, une nouvelle étape de la vie plus riche encore de mystères et de plaisirs.

Mais tout s'écroule rapidement. Il y a ces jeunes lycéennes qui viennent nager et sont tripotées par un professeur libidineux, il y a ces femmes d'âge mur qui l'étouffent sous leurs opulents attributs... et il y a Susan. Dans les précédents films de Skolimowski, le personnage féminin a toujours une fonction salvatrice : c'est lui qui guide le héros, le sauve de lui-même. Le motif est ici complètement inversé, Susan perdant Mike, le détruisant, annihilant ses rêves. Elle incarne la jeunesse, mais une jeunesse qui a déjà décidé de jouer le jeu des adultes. Une jeunesse calculatrice, perfide, où l'on ne retrouve plus que de loin en loin ce goût du jeu et cette liberté qui la caractérisent.

Poussé hors des bains, Mike suit Susan jusqu'à Soho, nouveau lieu filmé avec éclat par Skolimowski alors que jusqu'ici tout ce qui était en dehors de cet espace se révélait terne, sans saveur. La réalité du dehors envahit l'espace mental que s'est fabriqué Mike. Il n'y a plus d'un côté le cocon protecteur de la piscine et de l'autre un dehors inquiétant, sans saveur ; d'un côté l'enfance, l'adolescence, et de l'autre le monde des adultes. C'est en travaillant sur les couleurs et les détails que Skolimowski opère ce glissement. Bien en amont, il travaille par petites touches, glissant des détails à l'image qui annoncent le renversement de la situation (un homme qui peint un mur en rouge, le mouvement de balancier de la lampe qui surplombe la piscine) et le drame final. Une construction faite d'échos qui travaille en nous de façon secrète, qui nous amène à un niveau inconscient jusqu'à la terrible conclusion du film. Ainsi, lorsque Mike divague en nageant au fond de la piscine ou lorsqu'il étreint la silhouette cartonnée d'une femme qu'il croit être Susan, ces images nous saisissent mais ne font pas forcément sens et c'est seulement par la suite que la construction mentale se fait. Le cinéma de Skolimowski est toujours très pensé mais sa plus grande qualité est peut-être que, malgré cette précision, il parvient toujours à laisser de la place au mystère, de la place au spectateur.

La place qu'occupe la piscine dans le film est à ce titre très parlante. Mike, en découvrant ce que signifie grandir et ce de quoi est fait le monde des adultes, essaye vainement de se réfugier dans son fantasme. Il se replie vers la piscine - image matricielle s'il en est - et essaye d'entraîner avec lui Susan. C'est là que le récit doit se conclure, là que Jerzy Skolimowski pourra achever de montrer que grandir c'est mourir... D'évidence, le film n'aurait pu se passer ailleurs que dans ce lieu fortement symbolique. Skolimowski est un poète, aussi il aime manier - et brille à le faire - symboles et métaphores. C'est aussi un peintre qui aime travailler en laissant toute sa place à l'inconscient. Il préfère se fier à son instinct, faire confiance aux idées qui lui viennent naturellement plutôt que d'avoir une démarche purement intellectuelle et rationnelle. Aussi la piscine a un rôle prépondérant, bien défini dans le film, mais dans un même temps cet espace reste ouvert et chaque spectateur peut y glisser ses propres images.

Si Deep End est une œuvre sombre et troublante, c'est aussi un film très drôle et plein d'ironie, l'humour un brin décalé du cinéaste empêchant sans cesse le film de tomber dans le glauque et le sordide. La manière dont Skolimowski travaille le tempo, l'agencement des séquences, la temporalité, sa capacité à changer de registre au détour d'une séquence font que le film déjoue constamment nos attentes, nous surprend, nous heurte. Jerzy Skolimowski manie admirablement la légèreté et le tragique et son film - drôle, sexy et enlevé - ouvre l'air de rien sur des considérations humaines, philosophiques, existentielles profondes et graves. Deep End fait partie de ces films vraiment uniques, singuliers, qui apparaissent on ne sait trop comment dans le paysage cinématographique et qui, l'air de rien, marquent leur époque et le septième art.


(1) Leur séparation lui inspirera la chanson For No One.

Dans les salles


Film réédité en salle par Carlotta

Date de sortie : 13 juillet 2011

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 28 novembre 2011