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Critique de film
Le film
Affiche du film

Colegas

L'histoire

Antonio et Rosario sont deux frères et sœurs qui vivent en banlieue de Madrid. José le meilleur ami d'Antonio et de le fiancé de Rosario, tous les trois rencontrant des difficultés à entrer dans la vie active et trouver un emploi. Lorsque Rosario va tomber enceinte, Antonio et José vont devoir employer tous les moyens pour financer son avortement.

Analyse et critique

Colegas est la seconde incursion directe d'Eloy de la Iglesia dans le cinéma quinqui. Ce terme est issu de l'argot espagnol et désigne des personnes vivant en marge de la société, et le sous-genre associé à ce mot se caractérise par le portrait de la délinquance juvénile locale. Cette jeunesse désœuvrée et dépolitisée dans le contexte socio-politique de la transition postfranquiste ne trouve donc que dans une existence hors-la-loi l'adrénaline, la raison d'être et les ressources financières pour survivre. Le quinqui est un des genres les plus populaires de cette période en Espagne, auquel nombre de réalisateur renommés (Carlos Saura avec Vivre vite (1981) ou en devenir (Pedro Almodovar sur Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ? (1984)) s'essaieront, tandis que les "spécialistes" seront des personnalités comme José Antonio de la Loma, Ignacio F. Iquino ou donc Eloy de la Iglesia. Une des particularités du quinqui est de souvent engager des acteurs juvéniles dont le quotidien âpre correspond à leurs rôles à l'écran, la parenthèse cinématographique se faisant entre deux séjours en prison ou maison de correction.


S'il cède à l'imagerie et aux passages obligés des films quinquis (violence, drogue, sexe et désespoir), Eloy de la Iglesia ne fait jamais dans la redite et confère à chaque opus une identité propre. Cela passe notamment par les motivations et le milieu social très différent de ces anti-héros juvéniles d'un film à l'autre. Navajeros (1980), le film qui inaugure le cycle (bien que de la Iglesia tournait autour du quinqui sans en faire son sujet principal dans Plaisirs cachés (1976) et Le Député (1978)) avait pour héros un véritable rebus de la société, un quasi orphelin sans code moral dont les méfaits était la seule issue nihiliste de s'extirper de la misère à laquelle il était promis. Dans le diptyque El Pico (1983, 1984), le héros était au contraire issu de la bourgeoisie et sa fuite en avant était existentielle, le refuge dans la drogue et l'addiction étant pour lui la seule échappatoire à la pression sociale de son milieu nanti. Colegas réalisé entre ces deux œuvres constitue également un entre-deux quant au milieu dépeint, la jeunesse d'une certaine classe moyenne espagnole dont le manque d'opportunité va pousser malgré eux dans l'illégalité. Il n'y a donc ni la politique de la terre brûlée de Navajeros, ni l'autodestruction lente et désespérée de El Pico. Les trois voies endossent d'ailleurs le visage de l'acteur José Luis Manzano (acteur fétiche d’Eloy de la Iglesia jouant dans ses cinq films quinqui, La estanquera de Vallecas (1987) s’ajoutant à ceux déjà évoqué) qui fait preuve d'un talent extraordinaire dans des propositions de jeux et personnages très différents pour une même figure de délinquant.


Nous allons suivre Antonio (Antonio Flores), sa sœur Rosario (Rosario Flores) et José (José Luis Manzano), meilleur ami du premier et petit copain de la seconde. Végétant tous dans le modeste appartement HLM de leurs parents, ils ne parviennent pas à prendre leur départ dans la vie en trouvant un emploi. Pour chacun d'eux, on observe la promiscuité subie d'une famille nombreuse chez José (avec une impudeur assumée lorsque ses frères se masturbent sans complexe devant lui), les reproches d'inactivité et de ne pas contribuer aux dépenses quotidiennes visant Antonio, auquel s'ajoute le jugement moral quant au choix de son petit ami pour Rosario. On observe les efforts vains du trio pour s'en sortir mais freiné par son manque de qualifications, la seule ouverture vers des métiers laborieux et insignifiants, un Etat aux abonnés absents pour les accompagner. Nos héros persévèrent malgré tout, jusqu'à ce que l'urgence de la grossesse de Rosario rendent le dénuement de leur situation bien plus dramatique. Dès lors de la Iglesia oriente le récit vers une veine tragicomique qui revisite les situations violentes et scabreuses de Navajeros pour les désamorcer. Antonio et José s'essaient donc à la prostitution masculine et gay sans parvenir à se "stimuler" pour leur client, tentent le braquage d'un bureau de tabac avant de se liquéfier en situation face à un tenancier guère menaçant. Les personnages n'ont ni la rage kamikaze de Navajeros, ni le désenchantement dépressif à venir de El Pico. Eloy de la Iglesia fustige donc la faillite d'un système passé et présent (le fait qu'en 1982 l'avortement doive encore être clandestin et périlleux pour une jeune fille) que ce soit au niveau de l'institution ou de la famille (Isabel Perales en affreuse mégère pleine de préjugés incarnant la mère d'Antonio et Rosario.)


C'est cette absence d’appui qui va mener nos héros vers l'illégalité, et même si de la Iglesia conserve une tonalité amusée et picaresque, les situations se font de plus en plus périlleuses. Les personnages restent des enfants naïfs face aux criminels (d'ailleurs à force voir plusieurs quinqui on repère certains acteurs typés comme Enrique San Francisco spécialiste des rôles de corrupteurs malfaisants traînant dans les business louches), oppressés et incompris par leur parent, abandonné par le système et en définitive trahis par les adultes. Le film est à la fois le plus léger des quinquis du réalisateur, mais paradoxalement le plus désespéré car porté par des protagonistes positifs mais auxquels on ne laisse aucune chance. La narration semble fonctionner selon une longue déambulation sans but dans la périphérie madrilène changeante, entre espace désertique où les chantiers recouvrent les bidonvilles d'antan, et barres HLM représentant un progrès urbain mais une même impasse sociale. Seul pivot, l'amitié profonde qui lie les protagonistes et qui reprend presque le fonctionnement en trio comme une sorte d'idéal pour Eloy de la Iglesia rejouant la même scène vue dans Plaisirs cachés (1977) et Le Député (1978) où les trois protagonistes s'étreignent avec ardeur quand Rosario décide de renoncer à avorter - la dimension sexuelle en moins mais la manifestation d'affection intense la même. La fin désespérée et ouverte voit d'ailleurs les héros tourner le dos à ce monde adulte qui ne veut pas d'eux, mais laisse dans l'expectative sur la voie à suivre pour eux.


En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 25 septembre 2023