Critique de film
Le film
Affiche du film

Cœurs brûlés

(Morocco)

L'histoire

Dans un Maroc occupé militairement par la France, au Mogador, le triangle amoureux d'Ami Jolly (Marlene Dietrich), chanteuse de cabaret venue fuir son passé, du légionnaire Tom Brown (Gary Cooper), autre fuyard des sentiments et de Monsieur La Bessière (Adolphe Menjou), prêt à se marier avec la première. Quand le second est envoyé au front (en représailles d'une incartade), celle-ci s'y résigne dans un premier temps.

Analyse et critique

Morocco (titre qu'on préférera à son pendant français, Cœurs brûlés) est la première production américaine en langue anglaise du duo Josef von Sternberg/Marlene Dietrich. En fait, il sortira aux États-Unis avant L'Ange Bleu, qui scellait le début de leur collaboration, après qu'Emil Jannings (en dépit de leurs rapports parfois acrimonieux) ait demandé von Sternberg comme  metteur en scène de son premier film parlant. En revenant outre-Atlantique, le cinéaste  « importe » avec lui Dietrich, vedette de la République de Weimar, qu'en cinq ans et six films à partir de celui-ci, il contribuera à établir en star hollywoodienne, œuvrant avec elle à certains de ses films les plus légendaires. Sternberg/Dietrich, c'est aussi un couple difficile, instable, une collaboration non exempte de ressentiment mutuel (que ce soient les éloges hyperboliques de Dietrich ou le désabusement défensif de Sternberg à ce sujet (1), tous deux se montreront secrets à leur manière sur ce qu'ils éprouvaient finalement vraiment), la matière d'une création passionnée, torturée et tortueuse, prompte à toutes les extravagances et ambivalences. Situé durant la campagne du Maroc, le film, tout en lumières contrastées et décors surchargés (quoique Sternberg ira beaucoup plus loin en la matière) imagine et visualise ce qu'il faut bien appeler une Afrique du Nord de pacotille... mais cette fausseté assumée, flagrante, est celle de tous les films exotiques du duo Sternberg/Dietrich. Elle sert d'écrin à une réflexion acide et mélancolique sur l'obsession amoureuse, l'illusion sentimentale, la perte de soi dans une aventure érotique et émotionnelle où le monde écumé en tous sens ramène toujours à son origine, à une faute originelle, un défaut, un manque. C'est bien toc, mais c'est là que tout se joue vraiment, fatalement.

Le film adapte un roman (partiellement autobiographique) en langue allemande de Benno Vigny, centré autour de la figure d'Amy Jolly (sic) chanteuse de cabaret faisant la joie de troupes armées et de riches colons d'un coin du monde à l'autre, dans ce qu'elle qualifie d'autre Légion Étrangère, celle des femmes, à un homme de la Légion (on ne leur demande pas leurs raisons à eux de s'y engager, pourquoi le demander à elles). Fuite géographique en avant, mélange des langues (l'anglais pour l'essentiel, mais aussi le français, l'allemand, l'arabe et même l'espagnol ou l'italien), relai américano-allemand sur fond d'intrigue franco-marocaine... nous sommes bien là dans un cinéma à tendance apatride, celle d'un cinéaste lui-même tiraillé et qui fera culminer celle-ci dans ce chef-d'œuvre se confrontant au vertige de la perte de soi (la tentative d'effacement dans une culture qui ne vous intégrera pas), où paradoxalement soi-même s'affirme avec d'autant plus d'ampleur : Anatahan.

L'entrée en scène d'Amy Jolly, devant un parterre de légionnaires et de notables, pour non pas un, mais deux numéros scandaleux, est lourde de signification : elle est celle de Dietrich sur la scène internationale après la conquête des écrans allemands. Celle-ci se fait d'abord en smoking, tenue androgyne, en poussant la provocation jusqu'à un baiser sapphique, puis en Ève à la pomme, prête à offrir ses charmes non pas aux messieurs biens-nés mais à ceux qui peuplent l'avant-scène, la chair à canon d'une « pacification » française au Maroc sanglante. Il y a souvent dans cette œuvre la conscience des tourments internationaux face aux amours naissantes et bientôt contrariées (Agent X27 ira le plus loin dans cette direction, L'Impératrice Rouge en trairera selon une autre modalité), de même (ce qui est en partie lié à cette omniprésence du monde socio-politique) qu'un goût du travestissement, du dévoilement lascif appelé à surprendre (le striptease de la femme-gorille dans Vénus Blonde). Face à Amy Jolly, deux hommes : Monsieur La Bessière, gentleman vivant dans un fastueux palais et qui par amour pour elle ira jusqu'à la conduire à son rival ; le légionnaire Tom Brown, aventurier, homme à femmes (de préfèrence légères), qui sera envoyé loin au front pour être puni du cocufiage d'un adjudant (le bien nommé César) et qu'elle finira par suivre, sans qu'il lui ait jamais prononcé les mots qui scellent un amour.

Car s'il est question de dissimulation dans Morocco, c'est d'abord celle de ses propres sentiments. « You better go now... I'm beginning to like you. » déclare Amy à Tom. Celui-ci, plutôt que de l'attendre pour le le lui dire, annonce son départ de chez son amante par des mots écrits à même son miroir (celui qui orne une pièce constellée de photos glamours de la cabaretière Dietrich), puis ce sera par l'inscription d'un cœur à même une table avec son nom qu'Amy comprendra dans un tripot mal famé que Tom, en dépit de ses rodomontades, l'aime encore. Tom et Amy sont deux êtres en fuite, presque désignés comme des candidats au suicide, qui se refusent l'un et l'autre, non seulement à s'abandonner à ce qu'ils ressentent, mais ne serait-ce qu'à l'exprimer à leur vis-à-vis. En résulte une drôle de variante du dilemme du prisonnier où il s'agit pour chacun d'affecter de ne pas aimer l'autre, résultant en une forme d'amour vache où la distance ne guérit rien. Le personnage le plus franc, jusqu'au masochisme moral (voir la façon dont il prie ses invités de ne pas partir quand il a à s'expliquer avec une femme qui vient de révéler par ses actes à quel point elle ne l'aime pas) est au fond La Bessière, homme droit, dont la dignité d'amant bafoué contraste avec l'avillissement du professeur infatué dans L'Ange Bleu. De bout en en bout un personnage très sympathique (le dernier plan sur lui, quand Amy rejoint Tom au désert est proprement déchirant), La Bessière, et ce n'est pas personnel, apprend à ses dépends une vérité simple : on n'achète pas l'amour de quelqu'un d'autre. Non pas que la fuite d'un intérieur de sultan pour le Sahara avec un simple soldat soit de l'ordre du vraisemblable, ou simplement des choses, mais là est la noblesse dont lui ne peut se prévaloir, en dépit non seulement de ses manières, de ses avoirs et de son charme, mais de sa probité. Il voulait sauver une « femme perdue », mais celle-ci veut précisément se perdre, avec un homme plus perdu qu'elle encore en l'occurence. C'est le genre de retournements un peu insensés qui sont le moteur de l'oeuvre sternbergienne, culminant ici dans une fin splendide, où Amy délaissant ses escarpins, se lance à pieds nus sur le sable désertique, courant vers un homme déraciné, jusqu'à ce plan final étrangement long, à l'émotion indécidable, où elle marche parmi les bergères miséreuses qui seront désormais ses consœurs. Impossible de dire s'il s'agit d'un « happy-end » (auquel cas celui-ci serait bien étrange), ce qui ne contribue pas pour rien à l'effet unique de sidération de ce moment.

De moments sidérants, Morocco n'en est pas avare - tel ce retour au loin de Tom (vivant, mort ou blessé ?) avec son régiment, qui fait se lever Amy dont on annonçait les fiançailles avec La Bessière d'une table où siègent le gratin colonial local, pour se jeter dans les rues en éparpillant par ce départ impromptu, incontrôlé (elle savait que ce régiment reviendrait ce soir-là et pensait ne pas en faire cas), le collier de perles, alors rompu, qu'on venait de lui offrir. La façon dont les convives tentent ensuite de maintenir une contenance en cherchant des sujets de conversation (La Bessière s'excusant poliment de ne pas écouter) est elle-même caractéristique d'un sardonisme à l'œuvre, qui irrigue toutes les interactions de ce monde vicié, rapace et décadent, hostile à un rapprochement autre que vénal entre les êtres. La grande peur, et la grande attraction, derrière ce monde d'opérette est celui du dénuement (un pied nu contre un sable brûlant), d'où la tentative (désespérée dans un environnement aussi moite et sordide) de faire triompher le glamour (cette manière d'indiquer à quel point son élégance et sa beauté ont demandé d'efforts conscients), d'avoir recours aux forces du fétiche (les deux poupées qui sont les seules valeurs qu'Amy possède encore, a-contrario du manteau de zibeline qu'elle ne peut plus contempler qu'en photo : si elle l'avait encore, elle ne serait pas ici)... On pourrait avoir tendance à l'oublier, mais dès The Salvation Hunters, von Sternberg a aussi été un cinéaste, non seulement de la pauvreté, mais de la misère (il tisse lui-même les liens entre les détails de sa jeunesse galérienne et des motifs de sa filmographie entière dans son aussi délicieuse que fascinante autobiographie : De Vienne à Shanghaï - Les tribulations d'un cinéaste). Son propre succès, d'ailleurs en dent de scie, il l'a connu dans un monde professionnel où celui-ci n'est jamais assuré. Lui et Marlene, outre le changement de noms (tel von Stroheim avec sa particule sortie de nulle part, « Josef von », d'origine juive et paupéreuse, s'est vu affublé en début de carrière de la sienne, conservée à ses dires surtout par dérision (2)), ont en commun de s'être inventés un look au dandysme à l'épreuve de toutes les déconvenues. Dietrich fut longtemps considérée comme une « tueuse de box-office », dût sa renaissance au circuit musical et se cacha dans une belle demeure quand elle estima qu'il le fallait : le spectre de cette déconvenue ne lui était pas non plus étranger. Mais qui ne voudrait que se prémunir contre ce risque n'aurait pas fait les choix qu'ont fait ces deux-là et qui témoignent précisément d'un goût du risque, d'une tentation de la disparition vers l'inconnu, dont Morocco traite au premier plan. Car cet horizon inconnu, c'est aussi celui de leur relation de cinéma. Les premiers jalons en avaient été posés par L'Ange Bleu, ici leur collaboration, hors d'Allemagne, se cimente... notamment par des collaborateurs qui resteront. Les maquillages de Dorothy Pomedel et les costumes de Travis Banton contribuent à l'image de marque de Dietrich. Jules Furthman, scénariste qui comprenait le dédain de von Sternberg pour les intrigues vraisemblables, et Lee Garmes, dont la photographie confère beaucoup de leur éclat à ceux-ci, jouent un rôle crucial dans l'élaboration de ces films précieux réalisés dans une économie de studio. Quoi qu'il en soit, leur folie bouillonnante, sèche, est celle d'un homme aux obsessions idiosyncrasiques, artiste merveilleusement aberrant, à l'œuvre en appel incessant de réexploration. Avec ou sans von, Sternberg est un cinéaste pour les temps aberrants.

(1) « Son sempiternel hommage est vécu comme l'une de ses admirables vertus - par les autres, pas par moi. Elle n'a jamais cessé de proclamer que je lui ai tout appris. S'il est une chose parmi tant d'autres que je ne lui ai point enseigné, c'est une telle prolixité à mon endroit. (...) Dorénavant  [après la sortie de Morocco], elle fit part de ses "tourments" non plus sur le mode de la plainte, mais, par quelque savant artifice, les transforma en sublime vertu. Elle nous présenta l'envers de la médaille et, avec une louable intuition, se changea en martyre, remerciant la grâce divine qui la comblait de lacérations. A qui voulait l'entendre, -et bien peu refusaient-, elle racontait que je l'avais laissée marcher pieds nus dans un désert brûlant, et que je ne lui avais pas fait signe d'arrêter une fois la prise de vue terminée parce qu'il me restait juste assez de lumière naturelle pour tourner une scène de plus, dans laquelle on avait besoin d'elle. Quand, évanouie d'épuisement, on l'avait ramenée et déposée inerte à mes pieds, elle avait à peine repris ses esprits pour me demander si j'avais encore besoin d'un autre gros plan que je lui corrigeais déjà son anglais. Ce n'était pas pour dire aux gens que je la maltraitais. Au contraire, elle faisait un compliment. "N'est-ce pas qu'il est merveilleux! Il va jusqu'à me corriger lorsque je ne reprends pas mes esprits en respectant la grammaire." Ce mélange de mortification relevé de gratitude, cette concoction de soumission rampante devant un mentor, eut un effet immédiat. Au début, la manœuvre défensive fut probablement une mesure instinctive, sinon une humilité naturelle, mais on s'aperçut bien vite que cela ne faisait qu'exciter l'admiration des gens : il n'y avait dès lors aucune raison de ne pas en profiter pour récolter quelques applaudissements par la bande. Personne ne pouvait s'offusquer de ce qu'on paye tribut à quelqu'un d'autre. Un geyser de louanges se mit à cracher, bouillant et fumant, à chaque heure de l'horloge, et je ne pouvais rien faire pour éviter d'en être ébouillanté. Bientôt, il me suffit de croiser un regard venimeux pour comprendre, même à distance, qui elle avait abreuvé de ses eulogies. Elle se plaignait d'être sous ma coupe comme tous les autres, mais le disait autrement. » Sternberg in De Vienne à Shanghaï - les tribulations d'un cinéaste, 1965, éd. Flammarion, 1989 pour trad. française, pp. 242/ 270-271

(2) « Le film terminé [By Divine Right sur lequel il était assistant-réalisateur], le réalisateur, Roy William Neill, et l'acteur vedette, Elliot Dexter, également producteur, ajoutèrent mon nom au générique déjà encombré. Pour ne pas bousculer l'arrangement euphonique des noms qui assaissonaient cette œuvre insipide, on l'agrémenta à mon insu d'une particule et Jo Sternberg s'étira en un aristocratique Joseph von Sternberg. Si l'on m'avait demandé mon avis, je n'aurais certainement attaché aucune importance à cette baronnie implicite, car les aristocrates se ramassaient à la pelle, et même des princes et archiducs étaient à la rue. On était en 1923, la dernière guerre avait fait crouler les empires les uns après les autres, et les membres de la noblesse étaient devenus concierges à Paris, chauffeurs de taxi à New York et figurants à Hollywood. Cependant, le film était à peine sorti que la presse se ruait à l'attaque de ce nouvel "aristocrate", comme si j'avais été choisi pour représenter les "Huns" : lesquels venaient d'essuyer une défaîte et se préparaient à envahir Hollywood. La patrie sacrée du cinéma était en danger. Toutes les critiques de fond du film convergeaient vers ce "von", et d'une certaine manière, c'est ce déchaînement absurde qui me convainquit d'adopter définitivement la stupide particule, même si, par la suite, elle devait m'attirer des foudres plus longtemps que je ne l'aurais cru. » Ibid. p. 167

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Par Jean Gavril Sluka - le 4 septembre 2024