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Critique de film
Le film
Affiche du film

China Gate

L'histoire

À la fin de la guerre d’Indochine, un commando de la Légion étrangère s’apprête à effectuer une dernière mission : détruire les tunnels renfermant le stock d’armes des combattants communistes menés par le commandant Cham. Pour cela, ils font appel à une séduisante Eurasienne surnommée Lucky Legs. Ayant mis en place un trafic d’alcool dans la région et connaissant bien Cham, elle seule peut les aider à mener à bien leur mission. Mais la présence de son ex-mari, le sergent Brock, qui l’a abandonnée à la naissance de leur fils, va créer de nombreuses tensions au sein du groupe...

Analyse et critique

China Gate s’ouvre sur des images d’archives, commentées en voix off : « Un révolutionnaire indochinois entraîné à Moscou, Ho Chi-Minh, commença à vouloir faire de son pays une nouvelle cible pour la Chine communiste. […] A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France fut laissée seule face au conflit le plus brûlant du monde. Elle devint une barrière contre le communisme et le viol de l’Asie. » Avec ce commentaire, des images de guerre, des explosions, des civils en fuite. Un tel début pourrait laisser présager le pire film de propagande ; dans un contexte de Guerre froide exacerbée, alors que la guerre de Corée est un souvenir proche pour les Américains, ce récit d’une expédition indochinoise aurait pu n’être qu’un énième film de guerre : les méchants communistes-avec-le-couteau-entre-les-dents vs. les gentils Américains. Une poignée de défenseurs de la liberté contre les contempteurs de la bannière étoilée. « Je n’ai pas fini ce que j’avais commencé en Corée. Il reste beaucoup de communistes vivants dans le coin. » dit Nat King Cole, assis dans la jungle. Mais China Gate est signé Samuel Fuller, et devient donc tout autre chose qu’un pamphlet militariste à l’honneur de l’oncle Sam ou de la patrie des Droits de l’homme. (1) Les troupes françaises, saluées dans le commentaire plus que douteux qui ouvre le film, sont décrites comme une « poignée d’hommes » par Lea (2), qui semble bien blasée sur le rôle libérateur des Français.

D’abord, le film compte peu d’Américains. Et celui qui représente l’oncle Sam est loin d’être le plus noble des spécimens. Brock, le dynamiteur, connaît manifestement son métier. Mais c’est surtout un homme raciste, qui a abandonné sa femme, en partie indochinoise,  quand il a découvert que leur enfant avait des traits asiatiques. Cette histoire de couple mixte est l’une des constantes du cinéma de Fuller dans les années 1950 : dans La Maison de bambou, Robert Stack se met en couple avec une veuve japonaise et apprend à vivre selon des coutumes différentes des siennes ; dans The Crimson Kimono, une femme hésite entre deux amis, dont l’un est d’origine asiatique. Mais Fuller, pour filmer ces couples, refuse tout exotisme et montre davantage un travail de découverte de l’autre, loin des structures « le cow-boy et la geisha » alors en vogue dans les grandes fresques hollywoodiennes.

Dans China Gate, Fuller reprend cette thématique du couple mixte, qu’il inscrit plus largement dans un questionnement sur le racisme : ce film de guerre est avant tout un film sur l’acceptation de l’autre. En effet, le groupe missionné pour détruire l’armement ennemi est un ensemble hétéroclite, venu des quatre coins du globe. L’Amérique trouve son représentant le plus attachant sous les traits de Goldie, un soldat afro-américain qui est tout ce que Brock n’est pas : un homme bon, qui rêve d’être père (3), chante doucement pour un enfant indochinois, et que dégoûte le comportement de Brock. Il a la voix chaude et le visage doux de Nat King Cole, qui disposait d’un capital sympathie assez élevé aux Etats-Unis pour pouvoir en remontrer à un Blanc. Témoin de l’histoire de Lea et Brock, il participe à la prise de conscience de ce dernier : lors de la dernière étreinte du couple réconcilié, il figure à l’arrière-plan, figure bienveillante dont la présence a été centrale. Les autres personnages du groupe sont aussi multiples que leur accent, du policier parisien à l’Allemand, de l’étudiant hongrois au soldat grec. La Légion est le refuge de ceux qui n’ont nulle part où aller, des têtes brûlées, des égarés, des audacieux.


A travers ces personnages, c’est la recomposition que la Guerre froide fait subir au monde qui est interrogée. Bien sûr, le souvenir des anciennes luttes demeure vivace. Ce n’est pas un hasard si les soldats évoquent Falkenau, et l’enterrement des morts russes par les soldats américains. Samuel Fuller avait lui-même combattu au sein de la Big Red One, citée dans un clin d’œil amical au début du film, et à laquelle il consacrera une œuvre d’une ambition extrême (Au-delà de la gloire/The Big Red One, 1980). Durant la guerre, il avait filmé la découverte des camps : il montrait les fosses, la confrontation entre les civils « ignorants » et la réalité des camps qui se trouvaient à proximité de leur maison. Ce souvenir d’horreur hante son cinéma, habité par la folie et le souvenir des crimes passés. Annonçant Shock Corridor, une scène saisissante montre l’un des soldats pris d’une crise de folie durant la nuit. Mais les rôles ont été inversés, depuis la Seconde Guerre mondiale. Alors, les Allemands étaient les ennemis et les Russes les alliés, comme le remarquent les soldats. Les rapports de force changent, les champs de bataille aussi. Mais restent les conséquences de la guerre, qui sont partout les mêmes : les ruines indochinoises n’ont rien à envier à celles de l’Allemagne dans Verboten !

Si ce n’est, de manière rapide, le personnage de Goldie, aucun des personnages du petit groupe n’exprime une conviction politique. Pas d’idéologie, pas de grands mots. Mais des volontés individuelles, des hommes et des femmes guidées par des raisons qui leur sont propres, et qui cherchent à se frayer un chemin dans un monde chaotique. Lucky Legs ne s’intéresse guère à la politique. Ce qu’elle fait, elle le fait uniquement pour que son fils puisse partir en Amérique : « En ce qui me concerne, vous et les gars au marteau et à la faucille pouvez continuer à vous battre. » Le soldat français parle de ses problèmes conjugaux pour justifier son départ en Indochine. Le héros fullérien n’est jamais un idéologue : c’est sans enthousiasme que le capitaine de sous-marin du Hell or High Water (1954) accepte d’escorter un savant en nucléaire, le pickpocket de Pickup on South Street (1953) rit quand on lui agite le drapeau sous le nez pour réclamer son aide.

En règle générale, la faune qui peuple le cinéma de Fuller, des petits truands aux soldats, ne revendique aucune allégeance, si ce n’est ce qu’ils se doivent à eux-mêmes. « Il n’y a pas de héros dans mes films, confirme le cinéaste. Ce sont des survivants de la guerre, ils ont juste fait qu’il faut pour rester en vie. » (4) Les femmes affichent également un « non-conformisme absolu » (5) fondé sur l’instinct de survie. Lucky Legs est proche en cela de Candy dans Pickup on South Street : deux femmes qui utilisent toutes les armes dont elles disposent pour arriver à leurs fins. Elles savent que ce sont les passions qui font tourner le monde, et tracent leur chemin en utilisant la convoitise et les désirs des hommes. Mais cette réalité ne fait jamais l’objet d’un traitement moralisateur de la part du cinéaste, résolument du côté de ses héroïnes qui luttent tout autant que les hommes. On parle beaucoup de Lucky Legs dans le film. Ce « On », dont se moque d’ailleurs le prêtre, joué par Marcel Dalio, qui juge sans connaître, qui fantasme les aventures de cette prostituée contrebandière. Des rumeurs que les personnages de la mission refusent en bloc, faisant taire celui qui veut les colporter. Ils sont bien placés pour savoir que chacun a ses raisons. Au début du film, alors qu’elle rejoint les soldats qui veulent lui proposer une mission, Lea est précédée par plusieurs bonnes sœurs (indices de la présence française sur la terre asiatique) : contraste avec ce personnage de prostituée, ou au contraire, manière d’annoncer la dimension sacrificielle, presque sainte, qu’il gagne à la fin du film ?

Personnage de métisse, considérée comme une sauvage (Moï) par une partie de la population indochinoise, Lea n’est au fond à sa place nulle part, aussi détachée que les soldats de la Légion : « Ce n’est pas ma guerre ! Je suis un peu de tout, et beaucoup de rien. » Dans la nuit moite de la jungle, ils forment un corps unique : par un panoramique extrêmement élégant, Fuller filme le groupe endormi, les corps côte à côte. Les mêmes plans-séquences accompagnent le groupe dans ses déplacements, le long des berges ou entre les plantes folles de la jungle. Un groupe qui se réduit comme peau de chagrin, à mesure que la jungle se referme sur eux.


Lucky Legs est ainsi nommée en raison de son instrument principal de travail, ses longues jambes, caressées amoureusement par la caméra lorsqu’on découvre le personnage principal pour la première fois. Ce sont bien sûr les jambes de la péripatéticienne, mais ce sont aussi celles de la guide. Durant la majorité du film, Lea porte un pantalon et parcourt la jungle. Sa connaissance du terrain en fait une alliée de choix : bien plus que ses camarades, elle sait faire corps avec son environnement, décelant là un piège, accroché à une branche, ici une mine. Contrairement à Goldie, qui n’évite pas une pique qui dépasse du sol, et y enfonce le pied dans un gros plan douloureux. Ce plan confirme la théorie de Luc Moullet selon laquelle Fuller est un cinéaste philipode. « Le meilleur est celui qui aura les pieds les plus solides » (6), annonce avec humour le critique en regardant Le Jugement des flèches. La force de cette scène, au-delà de ce plan violent, tient dans son silence. Goldie est caché dans les fourrés. Emettre un son, c’est risquer de se faire repérer par l’ennemi, et mourir. Il se mord la main. Cette scène témoigne aussi du traitement de la violence chez Fuller : un traitement par la sécheresse. Dans China Gate, la violence surgit sans crier gare, et peut disparaître aussi vite qu’elle est venue. Un plan sur un pied transpercé, une rafale de mitraillette, sortie de nulle part, un homme qui bascule dans le vide, si rapidement qu’il n’a pas le temps de crier, comme les sentinelles égorgées les unes après les autres par les soldats. La blessure et la mort arrivent à toute vitesse, et laissent derrière elles un vide béant.

La violence surgit dès le premier plan du film. Dans la ville dévastée, la caméra suit la marche d’un enfant. Il est indochinois, âgé d’environ cinq ans. Il tient quelque chose contre lui. Il trouve une conserve par terre, la renifle... et la tend au petit chien qui pointe son museau sous sa veste. L’image est à la fois déchirante et d’une grande douceur. Elle marque la détresse d’une enfance qui grandit au milieu des ruines (on pense au personnage principal d'Allemagne année zéro qui évolue dans une ville détruite avec aisance) et qui, pourtant, a gardé cette faculté de tendresse de l’enfance en préservant un chiot. Et puis, c’est le contrechamp : un homme qui s’approche lentement, en dégainant un poignard. L’enfant recule devant cette menace que suit un mouvement fluide de caméra. C’est ça, la guerre selon Fuller. Des hommes qui ont faim, des enfants qui reculent. La peur partout.


Aussi le film échappe-t-il à tout exotisme de pacotille. Les décors sont réduits au strict minimum, et on est loin de la magnificence de l’épopée orientale. Le noir et blanc instaure déjà une sobriété de bon aloi, faisant de la forêt un labyrinthe cauchemardesque où l’ennemi peut se cacher partout. Et la ville n’est que ruine, où substituent pêle-mêle enseignes asiatiques et commerces français, faisant de ce lieu une création hybride, métisse, à l’image de l’héroïne du film. Fuller insiste tout particulièrement sur la présence de l’enfant au milieu des débris. Plongées, contre-plongées, longs travellings... tout est bon pour montrer la manière dont le personnage évolue au milieu du néant, petite silhouette déjà désabusée, observant depuis le fond de la salle ses parents se disputer. Etonnamment, la séquence où Nat King Cole chante la chanson éponyme du film ne verse pas dans l’illustration béate. Bien sûr, impossible de ne pas reconnaître cette voix. Mais Fuller prend soin de ne pas transformer en performance cette apparition du chanteur : c’est presque une séquence parlée tant la musique se fait discrète. La voix mélancolique, les paroles si simples sont accompagnées par un travelling soyeux, qui contraste avec le paysage accidenté où évoluent Goldie et l’enfant. Cette séquence trouve un écho à la fin du film : assis, au premier plan, le soldat nettoie son arme tandis que Brock et son fils s’éloignent à l’arrière-plan. Encore une fois, la chanson s’invite naturellement, à travers un geste quotidien des soldats. Mais Fuller évite le sentimentalisme : sur cette chanson d’amour, on graisse son arme, prêt pour la prochaine bataille. Mais un petit garçon, au moins, s’en sortira.

Les communistes apparaissent comme une masse inculte, portée sur le cognac, jouant La Marseillaise sur un gramophone volé aux Français sans savoir la signification de cette musique.  Le QG des communistes n’a pas été épargné par ce désintérêt pour l’art et la culture : un immense bouddha décapité marque l’entrée de leur domaine. L’image joue sur le contraste entre l’immensité de la sculpture et la petitesse des personnages qui évoluent à ses pieds dans un cadrage en plongée particulièrement efficace. Mais la tête manquante indique aussi un échec de la spiritualité, une absence de respect pour la religion et la culture, confirmée par les propos de Cham : ils gagneront car les Français répugnent à bombarder les églises. Pas eux. Et pourtant, ce personnage s’affirme comme le seul idéaliste du film, un ancien instituteur devenu général communiste. Un homme cultivé, qui parle sept langues, à l’image d’Hô Chi Minh dont il loue l’intelligence. Un homme qui désire le pouvoir, mais qui est engagé sincèrement dans la cause qu’il défend. Chez Fuller, le salaud intégral est dur à trouver.

Le personnage de Cham est construit en contrepoint de Brock. Il est tout ce que le soldat américain n’est pas : métisse, comme Lea, il l’accepte telle qu’elle est, et propose de s’occuper de l’enfant qui n’est pas le sien ; cultivé, il émane de lui une forme de douceur, même face à la femme qui l’a trahi. Si Lea est présentée d’abord par ses jambes, lui apparaît pour la première fois torse nu. Massé pendant qu’il discute avec l’héroïne, il présente une tentation à laquelle elle ne semble pas insensible. Le film prend alors, progressivement, des allures de triangle amoureux. Encore une fois, le film de guerre se fait le véhicule d’une autre histoire, celle de la réconciliation difficile entre un homme et une femme qui s’aiment mais ne peuvent pas vivre ensemble. Les scènes de réunion entre Brock et Lea sont souvent empreintes de violence : leur première rencontre est marquée par une gifle spectaculaire, manière bien fullerienne de refaire connaissance. Au cours du périple dans la jungle, les occasions sont multiples où les deux personnages tentent de se retrouver. L’attraction est intacte, les corps s’accrochent mais se repoussent tout aussi vite. On passe ainsi, en un instant, de l’attirance au dégoût, de l’amour à la haine. La mission s’avère une initiation sentimentale pour Brock, que la proximité de la mort rend, enfin, père.


(1) Dans son autobiographie, Fuller se montre d’ailleurs sans illusion sur les actions des Français en Indochine : « La France a colonisé des pays pendant plusieurs siècles parce que c’était une bonne affaire. » in Samuel Fuller, Un troisième visage, Allia, Paris, 2011, p.417
(2) Angie Dickinson avait d’abord travaillé avec Fuller comme doubleuse voix sur Le Jugement des flèches. Attiré par ses traits qu’il juge asiatique, il lui offre le rôle principal de China Gate peu de temps après.
(3) Dans son autobiographie, Fuller insiste sur les points communs qu’il avait avec ce personnage, très proche de lui.
(4) Cité in George Didi-Huberman, Remontages du temps subi. L’œil de l’Histoire, 2, Editions de Minuit, Paris, 2010, p.45
(5) L’expression est de Luc Moullet, in Luc Moullet, Piges choisies (de Griffith à Ellroy), Capricci, Paris, 2009, p.88
(6) Ibid p.90-91

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Par Anne Sivan - le 28 juin 2019