Critique de film
Le film
Affiche du film

Casier judiciaire

(You and Me)

L'histoire

Le directeur du grand magasin Morris s'est fait une spécialité de recruter parmi ses employés des anciens détenus, pour aider à leur réinsertion. Joe Dennis, tout récemment sorti de prison, est ainsi engagé, et fait la connaissance d'Helen, dont il tombe amoureux. Très vite, Joe et Dennis vont se marier... en ignorant certains aspects de leurs passés respectifs...

Analyse et critique

La carrière américaine de Fritz Lang aura débuté par une sorte de trilogie informelle autour de la justice et du mythe de la « deuxième chance », dont Casier Judiciaire (You and Me) est le dernier volet, suivant immédiatement Furie (1936) et J’ai le droit de vivre (1937), tous deux également avec Sylvia Sidney (comédienne à la beauté singulière, avec ce visage et ces yeux ronds, qui n'aurait d'ailleurs pas dépareillé dans un muet allemand). Ces trois films, s’ils ne sont pas nécessairement les plus commentés de sa carrière, constituent un passionnant moment-charnière dans la carrière du cinéaste, qui hybride les principes formels mis en place dans ses derniers films allemands (notamment dans la recherche d’une mécanique narrative efficace) avec une radioscopie tout sauf béate de son pays d’accueil. Les sujets des films, leurs protagonistes, leurs problématiques sociales, sont résolument ceux de l’Amérique des années 30, mais appréhendés par le cinéaste de M le Maudit avant que celui-ci, dans le courant des années 40, n’évolue vers une sorte d’abstraction beaucoup plus épurée. À cet égard, et quand bien même il n’atteint pas la puissance tragique de Furie ou de J’ai le droit de vivre, Casier Judiciaire mérite qu’on s’y attarde, en particulier pour ces séquences, dans la deuxième partie, où Fritz Lang fait enfin sien le film.

Car s’il est un élément récurrent dans la carrière américaine de Fritz Lang, c’est sa relation tumultueuse avec les producteurs. De sa relation conflictuelle avec Joseph L. Mankiewicz sur Furie à ses ultimes déboires avec la RKO sur L'Invraisemblable vérité (1956), il ne cessera, pendant vingt ans, de ferrailler contre ceux qu’ils accusaient d’entraver sa vision personnelle. Casier Judiciaire ne fait guère exception : le 12 mai 1937, Fritz Lang avait signé un juteux contrat avec la Paramount, d’une part pour un film mettant en scène la comédienne de théâtre Katharine Cornell qui ne se fera jamais, et d’autre part pour trois films pour lesquels il négocie une double casquette de producteur-réalisateur. À l’initiative de Sylvia Sidney, le premier de ces trois films sera You and Me, au départ dévolu à Richard Wallace, dans lequel la comédienne partagera l’affiche (et le titre) avec George Raft, l’une des principales vedettes de la Paramount.

Le studio se frotte les mains : le projet réunit en effet deux des plus célèbres expatriés allemands de l’époque, Fritz Lang et Kurt Weill, le compositeur de L’Opéra de Quat’sous, et la Paramount communique aussitôt sur leur prestigieuse collaboration. En réalité, les deux hommes se voient adjoindre des collaborateurs avec lesquels ils ne s’entendent pas (la scénariste Virginia Van Upp), qui sont trop pris pour tenir les délais (les paroliers Sam Coslow ou Johnny Burke) ou auxquels ils ne font pas confiance (l’orchestrateur Phil Boutelje), et leurs relations se tendent. Longtemps, il a été affirmé, sur la foi d’extraits choisis de leur correspondance, que la relation entre Weill et Lang s’était durant le tournage tendue au point de voir les deux hommes finir par se détester (« Lang donne envie de vomir », écrivit Kurt Weill a son épouse) et entretenir un ressentiment durable (à Lotte Eisner, Lang assure que Kurt Weill l’a « laissé tomber »). La somme de documents recueillie par Bernard Eisenschitz (1) permet de nuancer un peu les choses : les deux hommes, qui s’étaient personnellement investis dans un projet qui n’avançait que trop lentement et pour lequel ils ne reçurent pas un franc soutien de la Paramount (en août 1937, le grand patron Adolph Zukor envoie un mémo réclamant une réécriture drastique, et certains des éléments structurant le scénario sont alors supprimés), finirent nerveusement épuisés, et passablement insatisfaits d’un film qui ne fut pas, finalement, ni pour l’un ni pour l’autre, celui qu’ils avaient imaginés.

Faut-il, pour autant, vouer Casier Judiciaire aux gémonies, comme beaucoup de commentateurs de l’œuvre du cinéaste l’ont fait (2) ? Certainement pas. Aussi bien comme commentaire social sur l’Amérique des années 30 que comme comédie sentimentale portée par son couple vedette, Casier Judiciaire relève d’une qualité de production ou d’écriture tout à fait appréciables. La manière dont sont, progressivement, distillées les informations concernant le personnage d’Helen, depuis la toute première scène avec la voleuse à l'étalage (scène à laquelle il faut repenser après coup pour mieux la comprendre), contraste joliment avec le traitement plus direct du personnage de Joe, pour lequel George Raft charrie l’héritage des personnages antérieurs de gangster qu’il aura incarnés. Par ailleurs, le film n'est pas dépourvu d'un humour à l'occasion assez corrosif, comme lorsqu'un vendeur terrorise une petite fille, ou lorsque Joe assure à Helen qu'il ne s'abaissera pas à affronter le rustre... qu'il vient à l'instant d'assommer.

Le film s’ouvre sur une chanson d’opéra-comique au style très « kurtweilien », soutenue par un montage alerte et hautement satirique, où des plans illustrant de façon tout à fait littérale les paroles se mêlent à d’autres qui ne font sens que par leur adjonction, « à la Koulechov ». Lang y travaille une forme de concision expressionniste, qui consiste à suggérer beaucoup en peu de temps, mais avec quelques plans en eux-mêmes assez travaillés.

L’aspect « musical », au départ assez conséquent (plus d’une demi-douzaine de titres ont été envisagé) sera finalement réduit : passée la Cash Register Song de l’ouverture, il ne reste dans le film qu’un seul autre titre chanté (The Right Guy for Me, dans un style réaliste de cabaret, avec des images de George Raft en marin vagabond sorti d’un film de Josef Von Sternberg).

Il y a, toutefois, une autre séquence qu’on serait tenté de qualifier de « musicale », en tout cas rythmique, qui est celle, aux deux tiers du film, de la réunion de Noël des anciens détenus – dont on ne serait pas surpris d’apprendre, par exemple, qu’elle ait pu inspirer le début du Cell Block Tango de la comédie musicale Chicago, créée en 1975. Un premier frappe la table avec son couteau, un deuxième prend le relais avec son doigt, puis un troisième tape sur sa tasse, puis tous se mettent à marteler à l’unisson, un chœur chuchoté se forme progressivement, jusqu’à l’arrivée de Joe, qui frappe à son tour à la porte. L’objectif de Lang était de composer « quelque chose comme une chanson sans musique », soutenue par les images expressionnistes d’une prison vidée, réduite à ses couloirs, ses cellules, ses barreaux. Le montage vif, les fondus, les jeux d’ombre et de lumière ou le jeu intense des seconds rôles contribuent à une forme d’expressivité poétique tout à fait singulière.

Le dernier tiers du film confirme que, indépendamment des aléas de production, Fritz Lang s’approprie désormais le film, qui semble opérer comme une variation formelle de M le maudit : il faut, presque au plan ou au son près, comparer l’amorce de la séquence du cambriolage du magasin, avec la séquence des bureaux issue du chef d’œuvre de la période sonore allemande du cinéaste.


Casier Judiciaire (1938) vs M. Le Maudit (1931)

Mais Casier Judiciaire bifurque ensuite, de manière inattendue, vers une leçon d’arithmétique aussi improbable qu’édifiante, et il faut bien l’art de Fritz Lang (un peu comme dans le procès de M le maudit) pour faire tenir la séquence, qui ménage de la tension, de l’émotion, de la drôlerie, mais aussi une sorte d’ambiguïté morale : le but de la leçon n’est pas de prévenir contre la criminalité, mais de démontrer que, dans ce contexte, le rapport bénéfice/risque n’est pas favorable. Elle se conclue d’ailleurs par un commentaire acerbe sur les « big shots » à qui profite le crime, vestige d’un point important du scénario disparu au gré des versions, qui décrivait la manière dont les puissances économiques ou politiques utilisent les petits malfrats pour leurs basses besognes. Dans le script final, le personnage de Morris, le patron du magasin, apparaît plutôt comme un philanthrope aidant à la réinsertion des anciens détenus, mais des scènes le montrant comme beaucoup plus intrusif dans la vie de ses employés, et plus obnubilé par des questions de productivité, furent tournées – pour finalement être coupées au montage (ainsi qu’un personnage d’avocat véreux à la solde des politiciens corrompus).

Furie, J’ai le droit de vivre comme Casier Judiciaire sont trois films qui travaillent, explicitement, l’une des questions décisives qui a habité le cinéma de Fritz Lang, en particulier dans sa période américaine : celle de la tentation du mal, symboliquement de la fine ligne de crête où évolue l'être humain, et de laquelle il peut, à tout instant, basculer d’un côté ou de l’autre, s’offrir à la fatalité ou aller vers la rédemption (le diptyque La Femme au portrait / La Rue rouge, tourné quelques années plus tard, semble en partie construit sur cette alternative). Dans la même logique, la dernière séquence, un peu naïve, de Casier Judiciaire ne doit pas être seulement vue en tant que ce qu’elle est : la naissance de ce bébé est un écho évident, positif et salvateur, à la fin si tragique de J’ai le droit de vivre, son film précédent. C’est aussi ce qui rend le cinéma de Fritz Lang aussi passionnant : traversés par des questionnements fondamentaux, ses films n’apportent pas de réponses définitives. Ils poursuivent, enrichis des options envisagées dans ses films antérieurs ou à venir, son exploration vertigineuse de la complexité d’être au monde.

(1) Fritz Lang au travail, ed. Cahiers du cinéma
(2) Sylvia Sidney et Fritz Lang eux-mêmes ont après coup dénigré le film

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Par Antoine Royer - le 12 mars 2025