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Critique de film
Le film
Affiche du film

Business is Business

(Wat zien ik)

L'histoire

Le quotidien de Greet (Ronnie Bierman), prostituée à la Rue Rouge, entre les passes avec des clients fantasques, son amitié avec Nel (Sylvia de Leur), travailleuse du sexe au physique plus ingrat et à la botte d’un souteneur, son aventure avec un homme marié (Piet Römer). Tout cela finit par un mariage, pas le sien toutefois...

Analyse et critique

Fort d’un court métrage prometteur (Le Lutteur) et du succès de Floris, sa série télévisée sur l’Ivanhoé néerlandais, Paul Verhoeven se voit contacté par Rob Houwer, jeune producteur ayant accompagné la Neue Welle allemande, pour un projet de long métrage dans son pays natal. Verhoeven voudrait adapter Turks Fruit de Jan Wolkers, roman culte pour sa génération, mais Hower a une autre idée en tête : transposer à l’écran un ouvrage d’Albert Mol (dans le film, l’entartré que Nel est censée rencarder à l’aveugle) sur le quartier chaud d’Amsterdam, succès assuré estime-t-il au vu du sujet. Si le film rentre dans ses frais, promesse est faite au metteur en scène de se voir financer le projet qui lui tient à cœur. C’est donc sans grand enthousiasme, mais mû par la nécessité de faire leurs preuves, que Verhoeven et Gerard Soeteman (son scénariste attitré) se mettent à l’ouvrage, s’inspirant du canevas de Mol pour y ajouter des études de cas, annonçant un goût de la documentation qui ne se démentira pas pour les deux hommes, contraints ici de respecter un budget on ne peut plus serré.

Il ne s’agit pas de forcer le glauque ou la dénonciation (les deux protagonistes ne sont pas non plus des pierreuses) mais d’aboutir à un réalisme stylisé, travaillant l’ellipse pour ne pas verser dans un voyeurisme appuyé. Au caractère répétitif des passes apte à créer le malaise, Verhoeven préfère le comique des ratés (le premier client) ou d’un inventaire de déviances ineptes et infantiles. Greet à l’écran passe plus de temps à ridiculiser des hommes-enfants libidineux dans des costumes improbables qu’à pratiquer l’ordinaire du plus vieux métier du monde, allégement qui tout en participant d’une déréalisation gênante dégoupille en retour la violence du "film à sujet" où, sous couvert d’information, le spectateur viendrait se rincer l’œil. S’il tire souvent vers la bouffonnerie, le film évite en revanche le putassier, témoignant déjà d’une gestion des extrêmes, une aisance dans les situations les plus graveleuses. D’emblée Verhoeven apparaît comme le cinéaste trouvant la juste mesure dans des scènes excessives, le caractère impersonnel du film renforçant le sentiment d’assister à l’éclosion d’un cinéaste "destiné" à traiter mieux que d’autres (c'est-à-dire plus simplement) des questions chaudes.

Outre des comédiens de théâtre attirés par le simili-prestige d’Albert Mol, les rôles sont pour la plupart tenus par des stars du petit écran hollandais, renforçant le côté téléfilm de luxe de l’ensemble. Le public hollandais qui lui fera un triomphe avance en terrain connu, face à une trame bien identifiée : une échappatoire au trottoir, à savoir la bague de fiançailles, l’un étant pour l’autre comme l’eau et l’huile. Greet assume son statut, là où Nel, qui a moins de succès dans les bars, aspire ouvertement à se ranger, quitter la capitale pour une province petite-bourgeoise, au prix de l’ignorance de son futur conjoint si nécessaire. On se prend vite de tendresse pour ce duo que le cinéaste filme sans misérabilisme - on ne sait rien de ce qui les a envoyées au Quartier Rouge - ni condescendance. Sa férocité étant gardée pour la galerie de pervers qu’elles accueillent. Aucun cependant ne semble réellement dangereux, le monopole de la brutalité revenant au maquereau.

Les "sauveurs" potentiels ne sont pas non plus exemptés, soit par une naïveté qui confine à la bêtise, soit par des exigences bienséantes dont la petitesse et la prétention combinées trahissent leur modeste extraction. Le goût du chic toc guindé de l’un et la maniaquerie quant à la propreté de l’autre ramènent respectivement aux mises en scène "domesticité XIXème" et de nettoyage exécuté par un client déguisé en soubrette organisées par les deux prostituées. Le fétichisme des clients devient ainsi comme une extension maladive de leur ethos de classe. Le film étonne par moments dans sa satire à gros traits de la bonne volonté culturelle d’une toute-petite bourgeoisie facile à abattre. La scène de l’opéra n’a ainsi en matière de démagogie rien à envier à celle d’Intouchables. Quant aux collègues de la nuit, elles oscillent entre coup bas (le lamentable retour de Nel où on la porte au pinacle pour mieux la traîner dans le caniveau) et esprit de corps quand il s’agit de célébrer un heureux évènement pour l’une des leurs (Nel, encore). La solidarité n’est pas exclue, sans que rien ne vienne la garantir en retour.

On l’aura compris, ce premier long métrage est, de loin, le plus faible de son auteur. Son intérêt est néanmoins préservé par tout ce qui dans ses méthodes de travail, prépare (recherche en amont, soin de la composition) ou au contraire s’oppose (pudeur du montage venant d’un réalisateur qui passera maître dans l’art de la frontalité) à son œuvre à venir. Reste que si celle-ci s’annonce entre les lignes, rien ne vient réellement l’incarner à l’écran. Il se raconte que Rob Houwer, en découvrant le résultat de sa commande passée avant sa diffusion, promettra au Verhoeven l’ayant commis avoir réalisé avec cet essai son premier et son dernier film. Quasiment inédit hors de ses terres, le film sera un succès triomphal aux Pays-Bas, devenant un étendard générationnel, comédie de mœurs permettant à un large public un encanaillement à peu de frais. Achetant son indépendance par ce coup de force, Verhoeven se permettra dès son brûlot suivant le facteur risque qui fait cruellement défaut à ce premier film où le cœur ne semble guère y être... Houwer produira l’essentiel de ses films hollandais. Business is business !

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean-Gavril Sluka - le 11 novembre 2013