Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Black Rain

L'histoire

Deux policiers de New York, Nick Conklin et Charlie Vincent, capturent le yakuza Koji Sato et sont chargés de le ramener au Japon pour qu'il soit jugé. À peine atterri à Osaka, Sato réussit à s'enfuir. Soupçonné plusieurs fois d'avoir touché des pots-de-vin, Nick est accusé de l'avoir laissé fuir et doit le retrouver pour se blanchir. Avec l'aide de l'inspecteur Masahiro Matsumoto, Nick et Charlie découvrent le Japon et s'attaquent à la pègre locale.

Analyse et critique


A la fin des années quatre-vingt, Ridley Scott est dans une position délicate. Son unique succès commercial a été Alien en 1979 et, depuis lors, le cinéaste enchaîne les échecs au box-office : échec relatif de Blade Runner en 1982, échec total de Legend en 1985, soit deux films chers et ambitieux qui ont laissé le public de marbre. Même son petit film romantique de 1987, Traquée (Someone to Watch Over Me), avec Mimi Rogers et Tom Berenger, passe totalement inaperçu aux yeux du public. Ces fours répétés au box-office s’expliquent principalement par le style de Scott à l’époque, un style à l’européenne, contemplatif, tout en contre-jours artistiques et décors enchevêtrés, aristocratiques, qui semble ennuyer le grand public. Scott est déjà riche et pourrait se contenter de rester dans le monde de la pub, mais il veut faire carrière dans le cinéma commercial américain. C’est pourquoi, au moment où le film d’action « high-tech », à base de destructions grandioses, s’impose définitivement au box-office (en trois ans seulement s’enchaînent Terminator, Commando, Aliens, Predator, L’Arme fatale, Robocop, Piège de cristal), il accepte une commande de la Paramount, un thriller d’action se déroulant dans le Japon ultra-moderne des années quatre-vingt.


L’acteur-producteur Michael Douglas, qui sort du triomphe de Liaison Fatale (Adrian Lyne, 1987) et de son Oscar d’interprétation pour Wall Street d’Oliver Stone en 1988, est sûr de son coup : interrogé sur le plateau de Black Rain, Douglas parle carrément de « chef-d’œuvre » en gestation (1) ! Certes, le tournage au Japon est un véritable casse-tête pour Scott et son chef-opérateur Jan De Bont (2), les autorités d’Osaka refusant de bloquer les rues et la circulation plus de deux heures par jour, mais le cinéaste se régale tellement à retrouver en « live », au milieu des néons, de la fumée et de la foule, le grouillement dantesque et futuriste qu’il avait prédit pour le Los Angeles asiatique de Blade Runner, qu’on imagine sans peine la « magie » qu’a dû ressentir Douglas. De plus, le scénario de Craig Bolotin et Warren Lewis possède une structure si solide, agrémentée de dialogues adultes dans le style du film noir, qu’on peut comprendre l’enthousiasme de l’acteur sur le moment. Pourtant, à l’arrivée, Black Rain n’est pas un chef-d’œuvre et, contrairement à Blade Runner, n’est pas resté dans les mémoires. Comment l’expliquer ?


Premièrement, le scénario solide, en trois actes, est peut-être justement trop attendu, sans surprise véritable : le premier acte place le héros, le policier Nick Conklin, dans son élément : la corruption new-yorkaise, Conklin étant lui-même soupçonné d’être un ripoux ; le deuxième acte le montre hors de son élément (un ressort classique des scripts hollywoodiens), devant escorter au Japon Sato, un yakuza faux-monnayeur et sanguinaire qu’il a arrêté à New-York ; une fois sur place, Sato s’échappe, plongeant Conklin dans une civilisation nippone à ses yeux incompréhensible (il y perdra son jeune et naïf partenaire, Charlie Vincent, cruellement assassiné par Sato) ; le troisième et dernier acte montre le héros prendre le dessus, en compagnie d’un collègue japonais, le sage Masahiro, pour capturer Sato. Il y retrouvera son honneur de policier. On le voit, on est loin de la froideur et de l’ambiguïté de Rick Deckard dans Blade Runner, qui se déshumanise de plus en plus en fil de son enquête, et surtout de celle de « Popeye » Doyle dans French Connection, film fétiche de Scott. Sans parler de la belle mélancolie de Robert Mitchum dans le Yakuza (1975) de Sydney Pollack, film à l’univers proche et auquel participait déjà le superbe Ken Takakura. C’est que nous ne sommes plus dans le Nouvel Hollywood amer des années soixante-dix dont Blade Runner, à bien des égards, était un dernier fleuron SF (d’où son échec commercial en 1982), mais dans le Hollywood viril et reaganien des années quatre-vingt.


D’ailleurs, et ce sera le second point pour expliquer la relative déception du film, en évoquant Conklin on a du mal à parler d’anti-héros, même si le policier, nous dit-on, a détourné quelques billets de la pègre pour payer la pension alimentaire de son ex-femme. Tout cela est vraiment par trop « gentillet ». Et le happy-end montrant Douglas souriant, le pouce en l’air, est une terrible concession que n’aurait jamais faite William Friedkin ou même le Scott de Blade Runner. Sans oublier les fautes de goût typiques de l’époque qui consistent par exemple à mettre une guitare électrique un peu « bourrine » sur la bagarre finale entre Conklin et Sato. Toute la faiblesse relative de Black Rain est là : les fans de Scott, après une décennie magique, attendaient un chef-d’œuvre noir et contemplatif « à la Blade Runner », ils n’ont eu qu’un film d’action de très grande classe, servant à rassurer les producteurs sur la valeur commerciale de l’auteur d’Alien. Marc Toullec ouvre carrément sa critique de l’époque (3) par cette surprenante question : « Un film peut-il être à la fois un chef-d’œuvre et un navet ? Réponse : Black Rain. »


Le terme de « navet » est bien sûr trop exagéré et l’on aimerait aujourd’hui que les scripts des films d’action soient aussi équilibrés et humains, à l’image de ces scènes de dialogue superbes sur le thème de l’honneur, entre Douglas et Takakura, ou de cette tirade puissante du vieux yakuza Sugai (l’impérial Tomisaburo Wakayama) sur la pluie noire d’Hiroshima au lendemain de la Bombe ! En revanche, le terme de chef-d’œuvre se justifie si l’on s’en tient à la mise en scène. En effet, à l’époque, Scott est souvent considéré comme le « Rembrandt du cinéma » (4), chaque plan de ses films étant une enluminure. Si Black Rain est une pure commande, c’est, toutes proportions gardées et en exagérant un peu, à la manière dont la fresque de la chapelle Sixtine en était une pour Michel-Ange ! Les producteurs voulaient l’imagerie de Blade Runner ? C’est peu dire qu’ils l’ont eue ! Tout l’intérêt, toute la fascination visuelle que peut procurer le film viennent justement de ce que l’ambiance de Blade Runner se rejoue sous nos yeux, cette fois sans trucages ! Que Scott plonge son œil de poète sous le pont de Brooklyn, sur le port d’Osaka, dans les artères de la ville ou dans une usine métallurgique, et il en ressort aussitôt une impression de château-fort magique, de Pandémonium à ciel ouvert, de fourmilière extraterrestre ou de forge maudite...


Car Scott a compris que la véritable essence de son film n’était pas d’être un polar réaliste mais d’être un film de chevalerie à l’ère des buildings chromés. Et bien sûr, cette vision colle parfaitement avec le japon moderne, partagé entre son capitalisme outré (c’est l’époque où les multinationales nippones conquièrent le monde avec agressivité) et son code de l’honneur ancestral, dont le monde des yakuzas offre la face criminelle. Tout l’enjeu du film est donc, aussi bien pour le héros que pour les Japonais dans leur ensemble, de s’extirper de la corruption environnante (thème favori de Scott) pour retrouver la droiture chevaleresque. D’emblée, dans sa course à moto sous le pont de Brooklyn, Conklin est montré comme un chevalier samouraï qui s’ignore, défiant la mort pour l’argent mais en réalité pour la beauté du geste, pour l’honneur du combat. Ainsi, sous l’œil poétique de Scott, le Japon que découvre un peu plus tard le héros devient la métaphore de son âme. Et c’est là que le cinéaste déploie des subtilités de mise en scène qui, comme souvent chez lui, passent inaperçues à la première vision, les critiques l’accusant alors injustement d’accumuler gratuitement les belles images. Or, chez Scott, rien n’est jamais gratuit, tout est allégorique.


Ainsi de son travail remarquable sur le motif du miroir : au fil du récit, Conklin, qui a du mal à se « trouver », ne cesse de buter sur des reflets de lui-même : le motard new-yorkais contre lequel il court au début, grâce à un montage ultra rapide, se fond en contre-jour dans sa propre silhouette, de sorte que le policier semble bien se poursuivre lui-même. Plus tard, lorsque, dans la glace sans tain du commissariat, Conklin scrute Sato, le silence pesant et la composition symétrique de l’image montrent bien que le héros regarde en fait son moi négatif, son Ombre au sens jungien du terme. A Osaka, lorsque, dans un sous-sol dédaléen aussi confus que son esprit, Conklin assiste, impuissant, au sacrifice de Charlie (c’est-à-dire de sa part d’innocence) par Sato et son gang de motards, Scott place son héros de l’autre côté d’un rideau de fer-prison afin qu’il puisse voir son double maléfique reproduire, en reflet, les joutes à moto qu’il aime tant mais poussées ici jusqu’à l’horreur. Enfin, lorsque Conklin, dans l’usine métallurgique nippone, observe silencieusement la transaction entre Sato et Sugai, la composition de Scott est magistrale : à travers une grande fenêtre rectangulaire qui évoque un écran en Cinémascope, les deux yakuzas sont assis de part et d’autre, apparaissant, dans cet écran dans l’écran, comme des projections de l’esprit de Conklin : d’un côté, la droiture du vieux yakuza ; de l’autre, la corruption du jeune malfrat arriviste. Au héros de choisir sa voie...


Donc, malgré sa nature commerciale et ses quelques défauts qui ont empêché sa reconnaissance, Black Rain est tout sauf un film de producteur. C’est bel et bien le film d’un cinéaste obsessionnel, pour ne pas dire un film d’auteur, en ce que Scott s’approprie pleinement un scénario imposé, faisant de ce voyage dans le Japon moderne une plongée allégorique et initiatique, une traversée de l’Enfer d’inspiration dantesque. Soit le thème profond de toute son œuvre. Dès lors, il faut se méfier de la beauté éblouissante, de la lumière hallucinante qui émanent de cette commande hollywoodienne : c’est, comme souvent chez le cinéaste de Legend, la beauté du Diable...


(1) voir Première n° 148 juillet 1989.
(2) 
Scott a recruté De Bont après avoir été impressionné par Piège de cristal de John McTiernan... Tout se recoupe ! Cf. Interview de Scott dans L’Ecran Fantastique n° 110, décembre 1989.
(3) in Impact n° 24, décembre 1989.
(4) Dixit le journaliste Giuseppe Salza dans le même numéro de L’Ecran Fantastique (voir note 2) ; il faut dire qu’à l’époque, Scott n’avait pas encore commis les banals G.I. Jane ou Une Grande année !

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 1 janvier 2019