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Critique de film
Le film
Affiche du film

Black Journal

(Gran bollito)

L'histoire

Lea a quitté à regret la ville du Sud où elle vivait pour rejoindre son mari dans une ville du Nord où elle est censée vendre des billets de loterie. Mais à peine est-elle arrivée que celui-ci est victime d’un AVC qui le laisse à moitié paralysé. C’est désormais elle qui gouverne. Ayant perdu une douzaine d’enfants, elle supporte très mal de voir le seul fils qui lui reste tomber sous le charme d’une jeune fille. Pour éviter qu’il ne s’éloigne et pour conjurer la cruauté du destin, elle imagine de semer elle-même la mort.

Analyse et critique


Les sous-titres de Black Journal, film que les Français vont pouvoir découvrir, au cinéma et dans une édition Blu-ray, avec quarante ans de retard, sont rédigés le plus souvent dans un français très approximatif, où l’accord du participe passé n’a pas cours. Ce sera toujours « la tisane que j’ai préparé » ou « la femme que j’ai vu », sans -e. Mais Mauro Bolognini aurait sans doute apprécié cette syntaxe « dégenrée », puisqu’il avait initialement projeté de confier tous les rôles de son film, sans exception, à des acteurs masculins (comme c’était l’usage dans le théâtre antique et encore au XVIe siècle - cf. Shakespeare in Love). Zero Mostel devait interpréter la serial killeuse qui est au centre de l’histoire, mais il mourut peu de temps avant le début du tournage. C’est finalement Shelley Winters qui hérita du rôle, et le principe d’une distribution exclusivement masculine ne subsista que pour les trois malheureuses occises par ses soins (et pour l’une de ses amies).


Si l’ambition première de Bolognini était de déstabiliser le spectateur, il gagnait au change avec cette correction de trajectoire, car si Miss Winters avait commencé sa carrière comme sex bomb à Hollywood - la légende dit même qu’elle était si « dévorante » que des jeunes gens facétieux arboraient des tee-shirts portant la mention « I didn’t sleep with Shelley Winters » -, son volume lorsqu’elle tourna Black Journal était à peu près du même calibre que celui de Gérard Depardieu, aujourd’hui et, pour tout dire, elle est dans ce film nettement moins féminine que Max von Sydow (oui, quelle surprise, n’est-ce pas ?) et que les deux autres mâles qui incarnent les trois femmes victimes.


Le désir de Bolognini de perturber le spectateur s’affirme dès le carton d’avertissement qui ouvre le film. Bien entendu, toute ressemblance avec des personnages réels serait le fruit du hasard ; il n’empêche que cette histoire s’inspire d’événements réels ayant eu lieu ici et là à travers le monde... Comme le souligne dans un bonus Daniele Nannunzi, fils d’Armando Nannuzzi, chef opérateur de Bolognini pour ce film et bien d’autres, comment savoir après cela si l’on se trouve ici en face d’une comédie ou d’un film d’horreur ? En fait, comme l’annonce le titre original italien Gran bollito, bien plus nettement que le titre international (et « français ») Black Journal, tout dans cette affaire est bouillie : bouillie psychique, bouillie sociale et bouillie très concrète, puisque intervient régulièrement dans l’intrigue une marmite où l’on ne fait pas seulement chauffer de l’eau.


On ne va pas exposer ici toute l’intrigue - soit dit en passant, les spoilerophobes se garderont bien d’aller consulter sur Wikipedia l’article Black Journal, qui inclut un résumé incroyablement détaillé - presque scène par scène ! - de tout le film, mais on peut évoquer brièvement le fait divers qui inspira Bolognini. Au début de la Seconde Guerre mondiale, Leonarda Cianculli fut arrêtée à Corregio pour un triple meurtre pour lequel elle n’exprima jamais le moindre repentir ; elle apparaît dans une archive incluse dans l’un des bonus du Blu-ray : qu’on la condamne à ceci, à cela, à cent ans de prison, qu’on la condamne à mort même, peu lui importe ; seule une mère peut la comprendre. Ses circonstances atténuantes, ou plutôt exténuantes ? Sur ses dix-sept grossesses, treize s’étaient terminées par des fausses couches ou par la mort subite des nourrissons un mois après leur naissance. Pour arrêter cette hécatombe, elle avait conclu, pour ainsi dire, un pacte avec le Diable : ses autres enfants pourraient survivre si elle sacrifiait au Malin un certain nombre de victimes. Elle découpait les cadavres en morceaux et, soude caustique à l’appui, les recyclait en savonnettes (d’où son surnom de saponificatrice di Corregio) et en gâteaux. Selon certains, elle ne reconnut ses crimes que lorsque les soupçons de la police se portèrent - à tort - sur le fils qui vivait avec elle. D’autres sources, entre autres Max von Sydow dans une interview à Positif, affirment au contraire que c’est elle qui accusa son fils, pour que celui-ci soit emprisonné et échappe ainsi à la mort sur un champ de bataille.


Gran bollito est indubitablement une curiosité et Bolognini met en scène ce conte de folie peu ordinaire avec une rigueur exemplaire, due à sa formation d’architecte, mais on ne peut à proprement parler s’enthousiasmer devant une œuvre qui doit beaucoup, volontairement ou non, à plusieurs films, inscrits, eux, à jamais dans la grande histoire du cinéma. Un léger parfum de Psychose plane sur l’ensemble. Les rapports quasi incestueux entre Shelley Winters et son fils évoquent irrésistiblement le Bloody Mama tourné par Roger Corman en 1970, soit sept ans plus tôt. Enfin, on ne peut qu’approuver René Marx, directeur de la collection L’Avant-Scène, lorsqu’il souligne, au cours de la passionnante analyse qu’il propose dans l’un des bonus, la parenté entre Gran bollito et Monsieur Verdoux, mais ce rapprochement s’impose de lui-même avec toute la force de l’évidence : Verdoux et Lea la sorcière débitent pour leur défense le même discours. Oui, ils ont tué un certain nombre de personnes, et pour des motifs bien peu nobles - Lea elle-même avait tenté de s’emparer des biens de ses victimes -, mais leurs crimes artisanaux ne sont que poussière face aux millions de jeunes gens que les représentants de « l’ordre » vont industriellement envoyer à la mort au nom de l’intérêt de la nation. Le même train qui a amené Lea dans la ville au début est celui qui va à la fin conduire son fils jusqu’au front.


On pourra regretter que le message qui se dessine ici ne laisse pas d’être problématique (comme peut d’ailleurs l’être aujourd’hui, quarante ans plus tard, celui de Joker) ? Cette morale qui est celle des mauvais élèves (« Y a pas que moi qui aie copié, m’sieur ! ») permet de tout justifier, d’ignorer les lois, d’imputer aux autres des désagréments qui sont ceux de la condition humaine, de s’exempter de toutes les contraintes qui permettent à l’humanité de s’élever au-dessus de cette condition. Il y a même quelque chose d’assez désespéré, sinon de franchement pervers dans la manière dont Bolognini organise son dernier acte : il fait interpréter les policiers qui viennent arrêter Lea par le même Max von Sydow et les mêmes acteurs qui incarnaient précédemment ses victimes, comme pour nous faire croire qu’il existe un châtiment divin. Mais ce sont eux qui sont désignés par Lea - et, on peut le craindre, par Bolognini lui-même - comme les responsables de la guerre qui s’annonce. On eût aimé une pincée d’idéal dans cette bouillie de spleen.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Frédéric Albert Lévy - le 21 novembre 2019